Suivre le caribou dans le Pipmuakan

Par Zone Occupée

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Amélie-Anne Mailhot

Amélie-Anne Mailhot est chercheuse indépendante. Politologue de formation, elle est l’autrice d’une thèse intitulée L’art pour manger : exploration du complexe de l’autonomie alimentaire innue comme mémoire de liberté politique dans les lieux de friction des habitations politiques du Nitassinan (2018). Elle collabore notamment à la revue Spirale et a reçu en 2023 un prix de la SODEP dans la catégorie « Articles de fond et reportage ».

Suivre le caribou dans le Pipmuakan

Par Amélie-Anne Mailhot

 

 

On aperçoit quatre points, empreintes dans le sable, formant une trace reconnaissable : deux petits ronds derrière, largement espacés, et deux grandes gouttes renflées à l’avant. Les sabots du caribou.

« C’est large, c’est pour ça qu’il tient bien la neige quand il se promène. C’est une raquette. L’été, ben c’est des palmes, ça l’aide à traverser les grandes étendues d’eau. »

Jean-Luc Kanapé, gardien du territoire innu de Pessamit, nous introduit au caribou – dans sa manifestation la plus tangible.

Il est en effet bien rare, maintenant plus que jamais, de pouvoir observer le caribou, dont les populations sont presque toutes en déclin sur le territoire du Québec. La capacité de se maintenir de plusieurs des groupes, qui vont de quelques individus à quelques centaines, est mise en doute : onze des treize populations ont été déclarées en 2023 à risque « élevé » ou « très élevé » de disparition(1). C’est ainsi dans un des derniers territoires du caribou, sur la trace de l’une des dernières hardes en liberté, que nous emmènent Guillaume Langlois et Nicolas Lévesque dans le documentaire Atik, gardien du territoire (2024). On y parcourt le Pipmuakan, au nord et le long de la rivière Betsiamites sur la Côte-Nord, guidé.e.s par Jean-Luc Kanapé.

 

 

« C’est une prison, en fait »

Nous sommes sur une ligne de fracture. La caméra cadre l’immensité du territoire, rend tangible la forte biodiversité qui permet au caribou d’être encore là, nous fait traverser lacs, forêts denses, deux saisons. Elle capte des espaces, aussi, sur lesquels toute la végétation a été coupée, et qui s’étalent à perte de vue. Le caribou a été déclaré espèce vulnérable par le gouvernement du Québec déjà en 2005. Depuis 2020, en dépit des avis scientifiques(2), on a entrepris de placer dans des enclos les derniers caribous de la Gaspésie, de Val d’Or et de Charlevoix :

« Le caribou va mourir petit à petit. C’est une prison, en fait. »

nous dit Jean-Luc Kanapé, qui exige un autre sort pour le caribou du Pipmuakan :

« Ce serait le temps de se mobiliser ensemble et de voir des solutions plus intelligentes. »

Le film n’aborde pas l’histoire longue des luttes politiques menées par les Innu.e.s pour préserver l’intégrité de leur territoire et de leur mode de vie traditionnel, intimement liés au caribou. Or on connaît la fracture mise en place par l’entreprise de colonisation du Nitassinan, la volonté des autorités gouvernementales de « libérer le territoire » pour l’extraction intensive des ressources par les industries minières et forestières. Les Innu.e.s réclament des mesures de protection de leurs territoires depuis au moins le XIXe siècle, et dénoncent aussi, plus récemment, les inondations causées par l’hydroélectricité et les vols à basse altitude qui perturbent les hardes de caribous. Ils et elles connaissent bien le déclin de l’animal et exigent depuis longtemps des changements dans les pratiques. Et pourtant, on ne les entend pas. En 2020, les Innu.e.s de Pessamit déposent un projet d’aire protégée pour le caribou, qui est évoqué et explicité dans le film de Langlois et Lévesque. Or leur proposition n’est tout simplement « pas retenue » par Québec. En 2022, les Innu.e.s d’Essipit et de Mashteuiatsh intentent un procès au gouvernement du Québec, parce qu’ils n’ont pas été consultés adéquatement lors de l’élaboration du plan de protection du caribou. Leur expertise est laissée de côté et il leur faut entreprendre de longues et coûteuses procédures judiciaires pour espérer être entendus.

Le gouvernement du Québec annonçait en 2023 qu’on devrait encore attendre avant de voir se concrétiser le plan de protection qui devait initialement être déposé en 2019. Un rapport commandé par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, publié en 2021 et dont les scientifiques qui y ont participé ont tenu à préciser que toutes les conclusions auxquelles ils sont arrivés étaient déjà connues(3), réitère que la principale cause du déclin du caribou est la destruction de son habitat, provoquée par les coupes forestières, et qu’il faut agir rapidement pour le protéger.

On peut dire que les connaissances traditionnelles et les connaissances scientifiques sur le caribou sont désormais au diapason quant aux mesures nécessaires pour sa protection à court terme et à l’urgence d’agir pour arrêter la destruction de son habitat. Alors qu’est-ce qu’on attend?

 

 

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« Pourquoi c’est toujours une question d’argent ? »

Des machines s’affairent à couper les arbres, les ébrancher, les coucher et recommencer. Le documentaire nous présente des plans larges, puis rapprochés, de portions de territoires dévastés au milieu desquels des piles de bois, des chemins de bois, des coupes non sélectives sur des kilomètres carrés qui laissent des secteurs « morts », comme le dit Jean-Luc Kanapé. On est au plus près de la dévastation, marchant à travers les coupes ou les survolant, voyant l’étendue en kilomètres carrés de cette destruction. Sur une route, alors qu’on roule en sens inverse, un camion dix-huit roues rempli de billots de bois passe à toute vitesse, fait lever la poussière. Un lourd silence suit.

« Ils coupent, trop. »

Jean-Luc Kanapé mentionne que l’absence de plan de rétablissement du caribou par le gouvernement provincial, reporté d’année en année, ressemble plutôt à une stratégie pour que les coupes puissent continuer impunément. Un an, deux ans passent, on nous assure que le plan s’en vient : « deux ans de coupe, c’est beaucoup ». Il nous suggère ainsi que ce ne sont pas des années abstraites qui passent pendant qu’on ignore les rapports et les données probantes, ce sont des kilomètres carrés de forêts anciennes qui sont détruites, l’habitat du caribou qui se rétrécit, emportant avec lui les chances de sa survie.

 

« Protéger le caribou, c’est protéger tout un écosystème » 

Le caribou habite les forêts anciennes, ces espaces qui n’ont pas été perturbés par les coupes, où les espèces interagissent, se nourrissent, formant des écosystèmes complexes. Le lichen, dont il se nourrit, pousse lentement, requiert des espaces non perturbés sur de très longues périodes : celui-ci, au sol, « prend cinquante ans à repousser ». Le film, par la voix de Kanapé, aborde ainsi la question de la « compensation » des milieux détruits. On ne peut pas remplacer une forêt mature et foisonnante de vie par une plantation d’épinettes. Les végétaux, mais aussi les animaux, ne sont plus là, les habitats détruits et la synergie écosystémique ne se reconstruisent qu’après de très nombreuses années, parfois pas. Jean-Luc Kanapé est affirmatif :

« Le reboisement n’est pas une solution. On reboise pour l’industrie, pas pour le caribou. »

La présence du caribou forestier est un indicateur de la santé de la forêt. On dit également qu’il est une espèce « parapluie » : si on protège le caribou, on protège beaucoup d’espèces d’animaux, de plantes en même temps que lui, puisqu’on garde vivants des écosystèmes complexes. Renard à la chasse, porc-épic, perdrix, loup, épinettes, lichens arboricoles font irruption dans le récit, manifestant leur présence réelle.

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« Malgré qu’on n’a pas vu un caribou, je sais qu’il est là quand même. »

Au fil des images et de ses indications, Jean-Luc Kanapé nous entraîne dans le sillage de l’animal : on suit ses traces, on recrée sa géographie, on habite, un peu, avec lui. On est à l’affût ; on sent, tranquillement, sa présence manifeste. Ce caribou et son faon ont marché sur la plage, en automne, et ont peut-être traversé le lac jusqu’à l’île. Ici, le lichen a été mangé, piétiné, autre signe de son passage.

Les saisons tournent, c’est maintenant l’hiver. On perçoit sur la neige les traces de sept caribous – le faon serait toujours là. Un caribou est parti sur le lac gelé, traqué par quatre loups ; Jean-Luc Kanapé suggère alors que les caribous se sont sans doute séparés, pour dérouter leurs prédateurs. Il nous fait voir ensuite les trajets et itinéraires possibles des loups, autres habitants de la forêt : à son avis, ils ont quitté le secteur parce qu’ils n’ont pas réussi à « récolter » les sept caribous. « S’ils avaient mangé, ils seraient restés par ici. » Où vont donc les caribous, déplacés par le passage des loups ?

« Peut-être bien qu’ils sont dans la vieille forêt dans laquelle on veut faire l’aire protégée, en sécurité. »

Pointant vers le sol enneigé du bord du lac, expliquant à sa fille qui l’accompagne et à son petit-fils : « Tu vois, c’est des traces qui datent de 3-4 jours, le vent souffle, il y a moins de neige et ils peuvent aller chercher le lichen. » On se rapproche. « Ils se tiennent sur les sommets des montagnes » : nous sommes dans la géographie intime du caribou, de la forêt, des déplacements, des mouvements, des parcours, des pattes. La forêt s’anime, s’active, ses habitants sont là même si on ne les voit pas. Leurs traces, leurs fuites, les hypothèses de leurs courses nous indiquent que nous ne sommes pas seuls.

  • C’est mon rêve d’en voir.
  • Je pense que c’est le rêve de tout le monde.

 

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Ils se profilent sur le lac, on les voit avancer, petites silhouettes éparses près de la rive, dans l’immensité blanche du lac gelé. La caméra les suit, on se rapproche, on voit leurs collets blancs, leurs dos gris, leurs nez noirs, leurs pattes hautes, leur queue courte. Ils sont bien sept, dont un faon. Tout à coup ils traversent le lac en courant, on est près d’eux et d’elles, on distingue leur fourrure plus beige, leurs contrastes, on pourrait les entendre respirer. Leurs pattes qui courent et semblent s’entremêler, agiles et fines. Leurs gros sabots comme des raquettes sur la neige qui ne s’enfoncent pas. On aurait peut-être aimé, plutôt que cette musique qui insiste, entendre le bruit des pas, le crissement de la neige – mais on est trop loin, sans doute, pour saisir ces sons – ou alors, même, le vent, le silence qu’ils inspirent, les éclats de voix de ceux qui sont là à vivre l’étonnement, le recueillement. Mais la magie opère quand même.

La forêt, pour les gouvernements successifs, au Québec (comme ailleurs), n’a pas été vue comme un espace à habiter. Comme l’a dit en 2019 le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, « […] la forêt, c’est une manière d’exploiter économiquement quelque chose qui repousse »(4). Des kilomètres carrés de forêts à exploiter et abattre, des mètres cubes de bois à vendre. La complexité des interactions, la présence vivante, fourmillante des animaux, insectes, plantes, champignons qui forment un équilibre complexe et fort, durable pour peu qu’il ne soit pas perturbé par l’entrée de machineries et les coupes forestières, a toujours occupé une place bien marginale dans l’imaginaire et les pratiques.

C’est pourtant la complexité de ces interactions qui en font un milieu de vie, un milieu habitable, à partir duquel les animaux peuvent vivre, se nourrir, se reproduire, et à partir duquel les humains aussi peuvent vivre s’ils acceptent de s’y insérer plutôt que de le dominer et le détruire.

 

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La force du film de Guillaume Langlois et Nicolas Lévesque tient à ce que les réalisateurs laissent la parole à Jean-Luc Kanapé, gardien du territoire, et aux personnes qui l’entourent : sa fille, le stagiaire qui l’accompagne, les autres gardien.ne.s du territoire. Et à ce qu’ils laissent la parole, aussi, aux images de cette forêt vaste, des lacs, rivières, traces et mouvements des caribous, même si on le voit bien : ils sont peu nombreux, ils sont vieillissants, de plus en plus fragiles, ils ont moins d’endroits où aller. On nous fait ressentir la forêt comme un espace habitable, vivant, peuplé. Mais aussi négligé et menacé.

« Ça peut virer en bien »

On reste aux abords du rapport intime des Innu.e.s avec le caribou – par pudeur peut-être. Mais on perçoit néanmoins ce qu’il en est d’une relation mutuelle forte, historique. Kanapé réitère : « C’est grâce à lui que les Innu.e.s ont survécu. Tout tourne toujours autour du caribou. »

Parmi les gardien.ne.s du territoire, on discute de l’avenir, de la possibilité d’inclure les jeunes dans la protection du caribou.

– Je pense qu’on est tous né.e.s gardien.ne.s du territoire, et on l’a oublié à cause de la colonisation.

– Tout le monde a ça dans son cœur. Il faut juste le sortir et l’appliquer.

Jean-Luc Kanapé abonde en ce sens :

« Il faut renvoyer ce qu’il nous a donné à l’époque. Le protéger je veux dire. Si le caribou disparaît, c’est une partie de la culture qui disparaît. Comment nos petits-enfants vont savoir d’où ils viennent ? On se doit de protéger l’animal, de lui donner une chance. Que tout le monde travaille là-dessus. »

C’est un film sur Jean-Luc Kanapé, sur le caribou, sur les gardien.ne.s de territoire, sur les coupes forestières abusives, sur le Pipmuakan. Mais c’est un film, aussi, sur une relation brisée au territoire et à ses habitant.e.s. Et, pourrait-on extrapoler, sur l’inéluctabilité du fait que l’avenir du caribou, et donc des dernières forêts anciennes, devra passer par la gestion autochtone de la protection du territoire. Il semble évident que c’est aux Innu.e.s, qui entretiennent cette relation forte avec le caribou depuis si longtemps, qui le connaissent d’une manière intime, parcourent ses habitats parce qu’ils y vivent aussi, que revient la prérogative de planifier sa protection et celle des dernières forêts anciennes du Nitassinan. C’est à une complète réorganisation de nos savoirs forestiers et de nos rapports au territoire que nous enjoint la protection du caribou – et à ce titre, il serait grand temps de commencer à entendre ce que les Innu.e.s nous disent, depuis des siècles maintenant, à ce propos.

 

Références

(1) Alexandre Shields (2024). « Les coupes forestières poussent 11 des 13 populations de caribou du Québec vers l’extinction », Le Devoir, en ligne.

(2) Éric-Pierre Champagne (2022). « Des enclos pour héberger les caribous », La Presse, en ligne.

(3) Jean-Thomas Léveillé (2022). « Le ministre Dufour contredit par son propre ministère », La Presse, en ligne.

(4) Alexandre Shields (2019). « Le ministre Pierre Dufour critique un scientifique reconnu pour son expertise sur le caribou », Le Devoir, en ligne.

 

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