Amélie-Anne Mailhot est chercheuse indépendante. Politologue de formation, elle est l’autrice d’une thèse intitulée L’art pour manger : exploration du complexe de l’autonomie alimentaire innue comme mémoire de liberté politique dans les lieux de friction des habitations politiques du Nitassinan (2018). Elle collabore notamment à la revue Spirale et a reçu en 2023 un prix de la SODEP dans la catégorie « Articles de fond et reportage ».
Nous sommes sur une ligne de fracture. La caméra cadre l’immensité du territoire, rend tangible la forte biodiversité qui permet au caribou d’être encore là, nous fait traverser lacs, forêts denses, deux saisons. Elle capte des espaces, aussi, sur lesquels toute la végétation a été coupée, et qui s’étalent à perte de vue. Le caribou a été déclaré espèce vulnérable par le gouvernement du Québec déjà en 2005. Depuis 2020, en dépit des avis scientifiques(2), on a entrepris de placer dans des enclos les derniers caribous de la Gaspésie, de Val d’Or et de Charlevoix :
« Le caribou va mourir petit à petit. C’est une prison, en fait. »
nous dit Jean-Luc Kanapé, qui exige un autre sort pour le caribou du Pipmuakan :
« Ce serait le temps de se mobiliser ensemble et de voir des solutions plus intelligentes. »
Le film n’aborde pas l’histoire longue des luttes politiques menées par les Innu.e.s pour préserver l’intégrité de leur territoire et de leur mode de vie traditionnel, intimement liés au caribou. Or on connaît la fracture mise en place par l’entreprise de colonisation du Nitassinan, la volonté des autorités gouvernementales de « libérer le territoire » pour l’extraction intensive des ressources par les industries minières et forestières. Les Innu.e.s réclament des mesures de protection de leurs territoires depuis au moins le XIXe siècle, et dénoncent aussi, plus récemment, les inondations causées par l’hydroélectricité et les vols à basse altitude qui perturbent les hardes de caribous. Ils et elles connaissent bien le déclin de l’animal et exigent depuis longtemps des changements dans les pratiques. Et pourtant, on ne les entend pas. En 2020, les Innu.e.s de Pessamit déposent un projet d’aire protégée pour le caribou, qui est évoqué et explicité dans le film de Langlois et Lévesque. Or leur proposition n’est tout simplement « pas retenue » par Québec. En 2022, les Innu.e.s d’Essipit et de Mashteuiatsh intentent un procès au gouvernement du Québec, parce qu’ils n’ont pas été consultés adéquatement lors de l’élaboration du plan de protection du caribou. Leur expertise est laissée de côté et il leur faut entreprendre de longues et coûteuses procédures judiciaires pour espérer être entendus.
Le gouvernement du Québec annonçait en 2023 qu’on devrait encore attendre avant de voir se concrétiser le plan de protection qui devait initialement être déposé en 2019. Un rapport commandé par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, publié en 2021 et dont les scientifiques qui y ont participé ont tenu à préciser que toutes les conclusions auxquelles ils sont arrivés étaient déjà connues(3), réitère que la principale cause du déclin du caribou est la destruction de son habitat, provoquée par les coupes forestières, et qu’il faut agir rapidement pour le protéger.
On peut dire que les connaissances traditionnelles et les connaissances scientifiques sur le caribou sont désormais au diapason quant aux mesures nécessaires pour sa protection à court terme et à l’urgence d’agir pour arrêter la destruction de son habitat. Alors qu’est-ce qu’on attend?
(1) Alexandre Shields (2024). « Les coupes forestières poussent 11 des 13 populations de caribou du Québec vers l’extinction », Le Devoir, en ligne.
(2) Éric-Pierre Champagne (2022). « Des enclos pour héberger les caribous », La Presse, en ligne.
(3) Jean-Thomas Léveillé (2022). « Le ministre Dufour contredit par son propre ministère », La Presse, en ligne.
(4) Alexandre Shields (2019). « Le ministre Pierre Dufour critique un scientifique reconnu pour son expertise sur le caribou », Le Devoir, en ligne.