Mustapha Fahmi est professeur de littérature anglaise à l’Université du Québec à Chicoutimi dont il a été le Vice-recteur de 2012 à 2017. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment sur l’œuvre de Shakespeare, dont La leçon de Rosalinde (La Peuplade, 2018), La promesse de Juliette (La Peuplade, 2021) et La beauté de Cléopâtre (LaPeuplade, 2025). Mustapha Fahmi est également un chroniqueur régulier à l’émission « Il restera toujours la culture » de Radio Canada.
For my name is Will
Sonnet 136
Le nombre de livres qui tentent de répondre à la question « Qui a écrit les œuvres de Shakespeare ? » dépasse les cinq mille. Des livres où l’on nous parle de conspirations, de complots, de dissimulations et de codes cachés dans les mots et les phrases. On prétend, par exemple, que le nom « Shakespeare » n’est qu’un pseudonyme couvrant l’identité du véritable auteur qui, pour des raisons politiques, devait garder l’anonymat. Que William Shakespeare, l’homme de Stratford, n’était qu’un simple comédien, qu’il n’avait ni l’éducation ni l’expérience de vie qu’il fallait pour écrire des pièces comme Hamlet, Othello et Le Roi Lear. Que les pièces contiennent une connaissance de l’âme humaine et un savoir politique, militaire et juridique trop sophistiqués pour qu’un enfant de province, le fils d’un fabricant de gants, en soit l’auteur. Que le véritable auteur est une femme, car les œuvres expriment une vision féminine de la vie, de l’amour et de la sexualité à laquelle un homme ne peut avoir accès. On prétend aussi que les pièces sont trop grandes, trop profondes et trop variées pour qu’elles puissent être l’œuvre d’un seul auteur ; qu’il s’agit plutôt du travail d’un groupe d’écrivains et de penseurs sous la supervision du philosophe Sir Francis Bacon.
Ce qui est certain, c’est que les personnes derrière ces théories n’arrivent pas à s’entendre sur une seule ni à convenir d’un seul nom. À ce jour, pas moins de soixante-seize candidats ont été proposés.
Parmi les candidats qui reviennent souvent, on retrouve Edward de Vere, le comte d’Oxford ; Sir Francis Bacon ; Mary Sidney, la comtesse de Pembroke ; Sir Phillip Sidney ; la reine Elizabeth I ; et le roi Jacques I. Que les personnes citées soient toutes des aristocrates n’est pas un hasard. En Angleterre, un pays où tout est pensé en fonction des classes, où même la couleur de la confiture que vous mangez le matin peut déterminer votre rang social, il existe encore des personnes qui éprouvent de la difficulté à accepter que le symbole de la culture anglaise provienne de la classe ouvrière plutôt que de la haute société. En d’autres termes, le doute entourant la paternité des œuvres de Shakespeare est motivé en grande partie par du snobisme. La nature de ce texte ne me permettant pas de discuter chacune des candidatures citées, je me limiterai à considérer le candidat le plus populaire auprès des conspirationnistes, celui qui a le plus grand nombre d’adeptes des deux côtés de l’Atlantique, celui à qui l’on consacre des revues, des sites électroniques, des colloques annuels, des émissions de télévision et même des films à gros budget : Edward de Vere, le comte d’Oxford.
Edward de Vere a tout pour plaire aux conspirationnistes : il venait de l’une des familles les plus anciennes et les plus prestigieuses d’Angleterre. Il était beau, puissant, instruit, aventurier, grand voyageur et un proche de la reine Élisabeth I. Il était également violent, cruel, vaniteux et pervers. Nous connaissons un bon nombre de choses sur lui, en effet, mais ce qui importe ici, ce sont deux éléments dans sa biographie qui le disqualifient en tant qu’auteur potentiel des œuvres de Shakespeare.
Le premier élément, celui qu’il partage d’ailleurs avec tous les autres candidats, sans exception, c’est qu’il n’existe pas la moindre preuve pouvant l’associer aux œuvres du dramaturge. Sa candidature est basée en grande partie sur des supposées ressemblances entre sa vie et quelques événements décrits dans les pièces, ou sur des preuves aussi absurdes que de prétendre que le mot « every » (chaque), dans « every word doth almost call my name » (chaque mot presque dit mon nom), est un jeu de mots qui cache l’identité du véritable auteur : e. ver (Edward de Vere). Ce qui est plus absurde encore, c’est d’ignorer le sonnet où l’auteur dit : « mon nom est Will ».
Le deuxième élément est encore plus problématique. Edward de Vere est mort en 1604, alors que plusieurs grandes pièces de Shakespeare sont écrites après cette date. Les conspirationnistes prétendent que les pièces en question ont été composées avant cette date, mais gardées en manuscrits, et que quelqu’un (qui faisait partie de la conspiration) a décidé ensuite de les rendre publiques l’une après l’autre. Mais il y a un autre problème : que dire des pièces comme Macbeth et La Tempête qui contiennent des références à des événements ayant eu lieu après le décès du comte d’Oxford ? Ces références, selon ces conspirationnistes, auraient été insérées dans le texte par une main mystérieuse pour duper les gens et leur faire croire que Shakespeare était l’auteur des pièces. Cela est peu probable dans le cas de Macbeth et tout à fait impossible dans celui de La Tempête, cette dernière étant basée entièrement sur un voyage aux Bermudes qui n’a eu lieu qu’en 1609. Si le doute entourant Shakespeare est né de snobisme, c’est l’anachronisme qui le nourrit et qui le fait grandir : les conspirationnistes ont tendance à juger une époque avec les standards et les valeurs d’une autre. Le fondateur de l’Association de Vere, Charles Beauclerk, lui-même un aristocrate, résume la situation, sans le vouloir, en une seule phrase : le comte d’Oxford, dit-il, c’est « Hamlet tout craché, le précurseur naturel de Lord Byron ». Selon Beauclerk, un grand écrivain doit être un noble et doit écrire sur sa vie, exactement comme le fait Byron. Que Lord Byron soit un poète romantique est d’une grande importance.
Parmi ceux qui ont côtoyé Shakespeare en personne, ou côtoyé ses amis ou ses collègues ou les membres de sa famille, personne n’a exprimé de doute sur la paternité de son œuvre. Ni ceux qui leur ont succédé pendant plusieurs générations. Le doute s’est manifesté officiellement deux siècles et demi plus tard, au milieu du 19e siècle, ce qui est significatif en soi, car ce siècle est avant tout celui du romantisme, le mouvement littéraire, artistique et philosophique qui a donné naissance, entre autres, à la notion de l’écrivain en tant que quelqu’un qui s’écrit dans ses œuvres. Les poètes romantiques aiment écrire sur eux-mêmes, non pas par vanité, mais parce qu’ils estiment que la vérité peut être atteinte à partir de l’expérience personnelle. Le 19e siècle, c’est aussi celui où la « bardolatrie », la vénération de Shakespeare, a atteint son paroxysme, notamment parmi les romantiques anglais, allemands et français qui voyaient en lui leur dieu mortel. Ces facteurs ont fait en sorte que les recherches biographiques afin d’établir un lien entre la vie du Barde et ses œuvres deviennent une sorte de ruée vers l’or. Qui trouverait la clef pour percer les mystères de Hamlet, de Roméo et Juliette et des Sonnets ? Hélas, ce qu’on a découvert était maigre, à leurs yeux, et surtout ne reflétait pas la grandeur des pièces et des poèmes. Ce qu’il faudrait rappeler, toutefois, c’est que la notion de l’écrivain qui s’écrit dans ses œuvres ou qui se glorifie à travers ses personnages, comme le font Wordsworth, Byron ou Chateaubriand, est une notion purement romantique.
Combien d’écrivains classiques ont fait de leur vie la base de leur œuvre ? Aucun à ma connaissance. Existe-t-il un lien direct entre la vie de Racine et ses œuvres ? Ou la vie de Swift et ses œuvres ? Je ne le pense pas.
Les conspirationnistes se demandent pourquoi la mort de Shakespeare passe inaperçue parmi ses contemporains alors que celle de Richard Burbage, le comédien qui a brillé dans les rôles d’Hamlet, d’Othello et de Richard III, est bien documentée. La réponse, selon eux, c’est que tout le monde savait que William Shakespeare n’était pas le véritable auteur. Par tout le monde, il faut entendre la reine Elizabeth, le roi Jacques, les courtisans, les services secrets, les auteurs qui ont écrit sur Shakespeare de son vivant, les comédiens et peut-être même le public. Pourtant, il y a une explication plus simple.
L’écriture dramatique à l’époque élisabéthaine n’était pas encore considérée comme de la littérature. Le meilleur exemple est celui du dramaturge Ben Jonson, un contemporain de Shakespeare. Lorsque Jonson décide en 1616 de publier l’ensemble de ses pièces dans une édition élégante sous le titre Les Œuvres de Benjamin Jonson, il soulève l’indignation de tout le milieu littéraire et se fait traiter de prétentieux et de vaniteux. Seul l’héritage dramatique gréco-romain pouvait s’appeler « œuvre » à l’époque. Des drames comme Hamlet, Macbeth, Othello et Le Roi Lear, qui représentent pour nous ce qu’il y a de plus grand et de plus exquis dans le monde de la littérature, n’étaient, pour les gens de l’époque, que des « pièces » de divertissement, un peu comme le sont les séries télévisées pour la nôtre. Combien de personnes aujourd’hui connaissent le nom du scénariste de leur série préférée ? Pas beaucoup. La plupart connaissent le nom de l’acteur ou de l’actrice qui tient le rôle principal et probablement celui du réalisateur ou de la réalisatrice. Sans plus. Et combien de scénaristes meurent à notre époque sans que le grand public s’en rende compte ? Plusieurs, hélas.
Les conspirationnistes se défendent devant ce genre d’argument en disant que ce n’est pas tant la quantité que la nature de l’information dont on dispose au sujet de Shakespeare qui les laissent perplexes : des transactions d’achats et de vente, des contraventions, des parutions devant juge et un testament où il ne fait aucune mention de ses livres ou de ses manuscrits. Bref, rien de ce qu’on peut espérer de la part du plus grand génie de la littérature anglaise, et surtout, rien qui puisse l’associer aux œuvres qui portent son nom. Encore là, on tombe dans l’anachronisme. L’image du génie qui passe tout son temps à penser, à écrire ou à contempler le ciel à la recherche d’inspiration est une image romantique. Shakespeare, comme Mozart, créait pour gagner sa vie, et la plupart du temps sur commande. « Seul un imbécile, dit Samuel Johnson au 18e siècle, écrit pour quelque chose d’autre que l’argent. »
Avoir du génie n’est pas une occupation qui remplit chaque minute de la vie d’une personne ; un génie, c’est aussi un être humain qui doit vivre, qui doit manger, boire, acheter des choses, se disputer. Les lettres scatologiques écrites par Mozart à sa mère reflètent-elles la pureté, la grâce et l’élégance de sa musique ?
Si Shakespeare ne fait aucune mention de ses manuscrits dans son testament, c’est pour une raison fort simple : les droits d’auteur n’existaient pas à son époque. Le manuscrit d’une pièce de théâtre n’appartenait pas à son auteur, mais à la troupe qui en faisait la commande ; et si une troupe parvenait à mettre la main sur l’original d’une pièce appartenant à une troupe rivale, elle pouvait s’en servir comme bon lui semblait, y compris, bien sûr, l’interpréter devant public sans gêne ni crainte de poursuite.
Qui a écrit les pièces et les poèmes de Shakespeare ? C’est William Shakespeare, l’homme de Stratford (1564-1616), celui qu’on reconnaît partout dans le monde grâce à deux portraits en particulier : le Droeshout, une gravure en noir et blanc ; et le Chandos, un portrait en couleur que l’on peut admirer au National Portrait Gallery de Londres. Existent-ils des preuves pour appuyer une telle affirmation ? Oui, plusieurs.
D’abord, contrairement à ce que les conspirationnistes prétendent, nous en connaissons plus sur Shakespeare que sur n’importe quel autre dramaturge élisabéthain, à l’exception peut-être de Ben Jonson. Le Barde de Stratford a été reconnu comme l’auteur des pièces qui portent son nom par plusieurs de ses contemporains, notamment par quatre dramaturges majeurs : Robert Green, Ben Jonson, Francis Beaumont et John Webster. Dans son testament, Shakespeare ne fait aucune allusion à ses pièces, certes, mais il lègue de l’argent à trois de ses amis comédiens : Richard Burbage, John Heminges et Henry Condell. Ces deux derniers sont particulièrement importants, car ce sont eux qui, sept ans après sa mort, ont pris la décision de rassembler les pièces complètes de l’auteur en un seul volume, Premier Folio, une décision que plusieurs personnes considèrent comme la plus importante de l’histoire de la littérature anglaise. Sans Heminges et Condell, une vingtaine de pièces de Shakespeare allaient se perdre à jamais, incluant Macbeth, Antoine et Cléopâtre et La Tempête. Deux-cent-trente exemplaires de la célèbre compilation existent aujourd’hui dans le monde, dont quatre-vingt-deux sont conservés à la Folger Shakespeare Library à Washington. La valeur d’un exemplaire en bon état du Premier Folio est estimée à une douzaine de millions de dollars canadiens.
Au début du Premier Folio, on trouve quelques poèmes composés en hommage à Shakespeare, dont un en particulier que les conspirationnistes aimeraient voir disparaître ou s’évaporer : celui de Ben Jonson. Dans son poème, Jonson le décrit comme « l’âme de l’époque », « l’étoile de la scène » et « le doux cygne de l’Avon », évoquant la rivière qui traverse la ville natale de Shakespeare, Stratford-upon-Avon.
Outre sa qualité littéraire, le poème de Jonson a une valeur historique inestimable, car il établit un lien sans équivoque entre Shakespeare l’auteur, Shakespeare le comédien et Shakespeare l’homme de Stratford. Incapables de mettre en doute l’authenticité du poème, les conspirationnistes arguent que son auteur, Ben Jonson, faisait partie lui aussi de la conspiration.
Il existe également plusieurs preuves textuelles en faveur de William Shakespeare, l’homme de Stratford. J’en signale une en particulier. Dans les pièces composées avant 1606, l’action est fluide passant d’une scène à l’autre sans interruption, alors que dans celles écrites après cette date, les cinq actes sont introduits, et la division entre eux est bien marquée. Que s’est-il passé en 1606 pour expliquer un tel changement de structure ? La troupe de Shakespeare, The King’s Men, a déménagé du célèbre Globe pour s’installer dans un théâtre intérieur nouvellement construit, le Blackfriars. Dans un théâtre à ciel ouvert tel le Globe, où les pièces sont jouées en plein après-midi, on n’a pas besoin d’interrompre l’action, alors que dans une enceinte fermée où la lumière est artificielle, plusieurs pauses sont nécessaires entre les actes afin de permettre aux organisateurs de changer ou de tailler les bougies. La mort du comte d’Oxford étant survenue deux ans avant la construction du Blackfriars, comment aurait-il pu écrire des pièces pour un théâtre qui n’existait pas encore ? Que disent les conspirationnistes sur ce point ? Rien. Pas un mot.
Ces preuves, ainsi que plusieurs autres, parviennent-elles à décourager les conspirationnistes ou à leur faire entendre voix de la raison ? Au contraire : leur nombre ne cesse d’augmenter partout dans le monde, exactement comme le nombre de ceux qui pensent que la Terre est plate. Ce qui motive les conspirationnistes, ce n’est pas la recherche de la vérité, mais bien le désir de ne pas être dupe, et peut-être aussi celui d’aller à contre-courant, d’être différents de la majorité, d’être exceptionnels. Pourtant, il n’y a pas plus banal que le désir d’être exceptionnel.