Le xylème des arbres consomme l’environnement. Il permet à la sève de circuler et de transporter plusieurs minéraux extraient par les racines vers d’autres parties de la plante. Ces nutriments constituent la partie minérale des arbres qui nous entourent. Les arbres apparaissent comme une matière constituée d’une partie végétale et d’une partie minérale. Lorsque cette matière végétale est transformée au contact de la chaleur du feu, elle libère des gaz qui seront à leur tour consommés par d’autres végétaux et elle délaisse également sa partie minérale que nous appelons « cendres ». Les cendres nécessitent de très hautes températures pour être transformées. Ces températures élevées sont observées principalement dans les phénomènes géologiques. Les liens entre la « minéralité » de l’environnement et son couvert végétal m’apparaissent comme intrinsèques aux arbres qui m’entourent. Ils en sont l’expression. Et ils se déclinent en autant de formes possibles de la même expression de cet environnement. Ainsi, pour une unité spécifique, comme l’arbre, il existe une impressionnante diversité de formes s’exprimant et se constituant par des relations particulières à un même environnement.
En d’autres lieux et en d’autres temps (l’archéologie indique une diffusion depuis la Chine au Ve siècle apr. J.-C., vers la Corée au VIIe siècle, puis vers le Japon au VIIIe siècle, avec une nouvelle phase de développement du XIIe au XVIe siècle apr. J.-C.), les humains ont observé les défauts produits sur la surface des céramiques par la partie minérale des arbres, libérée durant les cuissons à haute température. Les cendres volatiles détériorent certaines glaçures en interférant dans leur transformation ou en contaminant la stabilité de la couleur recherchée. L’imprévisibilité des effets sur les glaçures est probablement impopulaire puisqu’elle altère les récits que les grands empires produisent à propos d’eux-mêmes, lorsqu’ils se miroitent au travers de leurs productions matérielles. Les arbres, seul combustible existant pour transformer l’argile en pierre pendant plusieurs siècles, auront été brûlés dans diverses structures au travers de l’histoire. Mais la forme la plus rudimentaire et la plus efficace pour une structure de cuisson à haute température demeure un tunnel creusé à flanc de montagne. Ces tunnels sont réalisés dans des collines d’argile réfractaire (kaolin dérive du mot chinois gaoling 高岭, signifiant « collines hautes », et est aussi le nom d’un village près de Jingdezhen 景德镇, capitale de la porcelaine située dans la province du Jiangxi 江西), la pente naturelle favorise la vélocité de la flamme et une forte tire amène la chaleur à se déplacer vers l’arrière du tunnel. Les artisans de l’époque placent des quantités importantes de pièces d’argiles « vertes » dans le centre du tunnel. De cette manière, la première partie du tunnel (la bouche ou l’âtre) est réservée au combustible. Une combustion idéale se développe sur 360 degrés et la forme du cube apparaît comme le modèle parfait pour rendre compte de la pointe d’une allumette qui s’enflamme (selon les besoins en production, cette forme idéale pourra être cumulée longitudinalement).
Une quantité phénoménale d’arbres sont brûlés dans ces fours-tunnels et la seule manière d’obtenir des températures élevées est de laisser une place importante pour la combustion à l’entrée du four, tout en obstruant les flammes par la disposition des pots, pour éviter qu’elles ne s’échappent trop rapidement par la cheminée. Il s’agit de travailler à l’encontre des tendances naturelles des flammes à prendre le chemin le plus court (vers le haut et vers le centre). Comme l’eau qui choisit toujours le chemin de la moindre résistance, le feu est d’une paresse qui fait envie. Les fours-tunnels, appelés anagama au Japon (kanji : 穴窯/ Hiragana : あながま), ne peuvent être cuits à maturité que s’ils sont remplis judicieusement de pièces d’argile. À vide, la chaleur s’échappe et nous dépassons difficilement les 800 degrés Celsius. Les pièces d’argiles servent à accumuler la chaleur à l’intérieur du four, mais un enfournement trop serré étouffera également le passage des flammes. Leur positionnement est analogue à des pierres dans une rivière ; elles altèrent le fil de l’eau, mais ne provoquent pas de débordement ou de changement de lit pour autant. C’est par une disposition étroitement négociée avec la forme du tunnel que l’argile pourra être amenée à maturité et que les pièces formées par les potiers n’accumuleront de dépôts que sur leur partie faisant face au brasier. La face opposée demeurera moins affectée par ses relations avec le feu, mais sans elle, pas de contraste et pas d’indice du positionnement.
Les dépôts sont formés par la partie minérale du combustible-arbre, qui se libère autour de 1200 degrés Celsius. Lorsque le four atteint ces hautes températures, la partie minérale est liquéfiée. Elle se volatilise et se disperse selon la disposition des pots, frappant ici et là, s’accumulant où le passage du feu est facilité par la tire de la cheminée. S’ensuit un processus de maintien de la température dans une durée prolongée. Celle-ci peut varier de 4 à 5 jours à plus d’un mois (pour un four partagé par un village entier). Cette étape correspond à un combat pour nourrir un monstre qui dévore tout sur son passage. Un monstre dont l’avidité s’enracine dans l’abondance même. Par lui, une logique d’excès s’exprime, un paradoxe où la satisfaction attendue ne fait qu’aggraver le besoin. Le four s’alimente jusqu’à sa ruine, son insatiabilité le condamne, l’étouffant dans un trop-plein de combustible qui lui coupe ses apports en oxygène. La catastrophe est en partie sous le contrôle des humains. Elle s’interrompt au moment où les relations atteignent le niveau d’efforts des relations précédentes ; l’expérience ne peut pas contourner le temps qu’il faut donner à l’apprentissage ; la durée et l’apprentissage s’emmagasinent dans les gestes qui épuisent le corps ; le corps cherche à valider l’apprentissage et l’expérience se cumule, se compare. Dans ce phénomène, l’atmosphère est lourdement réductrice, mais oscille constamment par des apports d’oxygène. Cette périodicité offre un rythme supplémentaire à celui de la lune et du soleil (le rythme nycthéméral influence le rythme circadien), et modifie l’argile en profondeur en alternant surplus et carences. Le temps long de la géologie apparaît alors accessible aux mondes humains, car les microphénomènes observés dans les fours-tunnels sont homologues aux macroprocessus impliqués dans la production des socles rocheux, qui offrent des environnements propices aux expressions diversifiées du végétal. En fondant, la chaleur produite par la sève de certains arbres (conifères et résineux principalement, s’exprimant différemment selon l’environnement géographique) permet de liquéfier les minéraux emmagasinés dans leur écorce, pour les faire interagir avec la silice, constituant important dans l’argile incandescente. L’argile et les glaçures sont faites des mêmes minéraux que ceux que transporte le xylème. L’environnement m’apparaît alors comme replié sur lui-même. Il se recompose et se reconnaît. L’humain prend part à ces changements de forme de l’environnement. Comme l’arbre, il est un intérimaire entre l’histoire longue des dépôts géologiques emmagasinés par le xylème et diffusés sur des objets en argile cuite.
Rapports à l’objet et usages quotidiens comme révélant des processus disparus et difficilement maîtrisables, la valeur symbolique de ces objets est en constantes négociations avec l’utilisateur (au point où l’on ne discernera plus l’un de l’autre) et c’est cet effort qui est recherché. Il n’y a pas de linéarité, mais une circularité ressemblant à celle du carbone qui poursuit son cycle en transigeant par des rituels. Cela ouvre sur une spiritualité qui ne sépare plus les objets des sujets et qui tend à vénérer hasard et accidents pour rendre compte de notre modestie. De la chance que nous avons de tenir ces choses comme des objets qui ont traversé le processus anagama, et qui lui ont survécu. Peu importe dans quel état ces objets s’en sortent, ils sont ensuite déposés en forêt pendant plusieurs années pour accélérer leur vieillissement ; ils naissent, se transforment et sont analogues aux organismes vivants ; ils sont pauvres, modestes, asymétriques ; leurs traces et leurs accidents racontent des histoires. Ces histoires que nous nous racontons, en quels points sont-elles liées à l’environnement ? Comment ces particularismes culturels, qui sont reflétés par des processus uniques de transformation de l’argile ou par des choix esthétiques favorisant l’accident, le vieillissement ou l’asymétrie, évoquent-ils un territoire culturellement situé ? La question renvoie à des problèmes de contours et de dimensions ; contours qui définissent l’individu dans son environnement, dimensions des macroprocessus géologiques et des microphénomènes entre argile, feu, bois et humains. Qu’est-ce que l’arbre alors ? Il cumule l’environnement et le libère sur l’argile. Est-ce que le bol qui me fait boire est un prolongement de l’arbre ? De l’environnement qui s’exprime par les arbres ? Un micro-environnement dans lequel se répète l’histoire des forces géologiques à échelle humaine ? Est-ce que les relations ou les rituels que le bol à thé entretient sont des comportements humains ou des comportements de l’environnement ? Un lieu commun qui rassemble nos comportements ? Un paradigme alors ? Quand saurons-nous que le paradigme change ? Et quelle mémoire se souviendra de ce que nous avons fait durant cette période ? Est-ce que la mémoire des objets est suffisante ? Celle de nos corps et de leurs muscles qui ont appris ? Des objets qui dépassent l’existence de nos corps sans doute. La roche et heureusement la céramique nous survivent. Dans ce paradigme, révélé par nos efforts et nos négociations envers un « processus-catastrophe », les niveaux de réalité s’enchevêtrent et à travers un seul objet, un environnement rarement entrevu émerge, laissant percevoir les arbres, leur composition, ainsi que la périodicité et les comportements nécessaires pour les faire fondre.
L’esprit peut modifier le rapport aux dimensions des corps dans ce vaste territoire partagé, car l’esprit cherche des objets pour se poser, des objets que l’esprit a lui-même produits dans les contraintes de l’environnement. En s’y posant, l’esprit porte le corps en voyage, il lui permet de changer d’ordre de grandeur, de se surdimensionner devant la petitesse des paysages produits, ou de se diminuer devant l’échelle du temps géologique. Lorsqu’ils mettent les efforts nécessaires pour traverser le processus des fours anagama, l’esprit et le corps sont les mêmes (l’environnement et l’organisme ne font qu’un). Le corps se souvient de l’énergie déployée pour emmagasiner l’environnement sur des objets qui permettent de boire de l’eau chaude. C’est dans leur utilisation que l’esprit retourne à l’environnement en apercevant autant de paysages sur la surface de ces « objets-catastrophes », devenus « objets-paysages ». Les cultures humaines séculaires sont alors inséparables du terroir qui les constitue et avec lequel elles négocient et se projettent. Ce sont des terroirs culturels. Si l’on change de grossissement et que l’on s’immisce en leur intérieur, que l’on partage leurs particularismes par immersion, on s’aperçoit qu’elles sont construites comme l’arbre qui lie territoire et organicité. Si nous passons par le langage pour qu’elles nous traduisent le territoire, nous les entendrons nous le traduire au travers de constructions linguistiques, de traductions de l’environnement dans des phonèmes et dans des morphèmes qui en sont les expressions (et qui révèlent les paysages faisant une différence pour elles). Emmagasinées dans des artefacts constitués lorsque l’humain se joint aux forces qui donnent naissance aux formes, ces « expressions culturelles » se déclinent dans une diversité n’exprimant qu’une infime partie d’un territoire infini. Nous entendons hi-iro, hishoku, nuke, bota mochi, himado, kasane-yaki, shizenyu, gomabai, enoki-hada, shimi, melon-hada, hanten, amibai, tamadare, biidoro, yu-damari, shinshoku, sangiri, koge, et bien d’autres encore…
J’ai réussi à l’acquérir en écrivant directement à l’artiste qui inaugurait une exposition à la Robert Yellin Yakimono Gallery en décembre dernier. Elle est arrivée directement de Kyoto par des amis qui s’y déplaçaient. Il faut avouer qu’avant celle-ci, je n’avais manipulé que très peu de ces territoires étrangers repliés sur eux-mêmes. Avant cette rencontre, je cherchais plutôt à faire émerger, à travers les objets qui me prolongent, ce qui demeurait de surprenant en moi-même, ce qui me restait d’inconnu à négocier. Mais cela est paradoxal, car pour le découvrir, il me fallait cesser de m’émerveiller et abandonner d’apprendre (c’est pour valider mes apprentissages d’une technique empruntée à l’autre bout du monde que je me suis obligé à me comparer à travers nos objets respectifs). Je choisis de ne plus déplacer mon corps en voyage. C’est quelque chose que je supporte difficilement. Le déplacement ouvert sur le divertissement miroite une prédation de l’exotisme que je m’abstiens à performer. Le jeu du changement de dimension et la validation d’un ensemble de possibilités (ce que j’obtiens par moi-même dans mes fours doit être comparé avec ce qui est produit dans le paradigme d’Osamu) ayant permis mes apprentissages traversés d’argile enrichissent mon envie à rencontrer d’autres territoires sans passer a priori par le langage ou par le déplacement, mais par la rencontre avec une chose.
Ces rencontres ne se font pas ex nihilo. Dans la céramique en tant qu’activité, il y a des éléments préalablement formés dans les entités qui se rencontrent et elles dépassent l’expérience humaine. Tout n’est pas co-constitué par la relation elle-même. Il y a une certaine modestie à cultiver lorsque j’accède à des parties de territoire formées sur d’autres continents et repliées en d’autres époques. Certaines fois, il convient de se faire petit devant la complexité des phénomènes qui nous précèdent. Dans cette rencontre, plusieurs niveaux de réalité s’entrecroisent et émanent de la céramique d’Inayoshi Osamu. Trois régions complémentaires qui la traversent et la constituent. Elles me donnent accès à une forme de « réalité » plurielle, me permettant d’inclure différentes facettes résultant en la production d’une connaissance in vivo, voire une connaissance du tiers. Une connaissance qui ouvre un champ de bataille entre l’individu et le collectif, entre la pensée et la matière, entre l’expérience et l’apprentissage (et qui chicane l’autorité d’une vision moniste de la réalité). Comme le bol à thé ou les fours-tunnels, cette division en trois régions a un fondement subtil qui renvoie à une proximité de plus en plus grande entre le sujet et l’objet, au point où l’objet est décrit par analogie avec le sujet et définit une ontologie culturellement située (qui transparaît dans les morphèmes et dans les comportements culturels).
Ni la connaissance in vivo, ni les facettes complémentaires d’une réalité partielle ne sauraient exister ou être entrevues sans la relation, l’utilisation, la rencontre et l’expérience subjective. Sans cette mise en activité, pas de fusion des niveaux de réalité et pas de confusion entre le sujet et l’objet.
Le premier niveau de réalité est évidemment celui du socle géologique s’érodant par vents et précipitations. C’est la constitution physico-chimique du socle qui définit la constitution de l’argile locale de la péninsule d’Atsumi au Japon. Celle-ci indique les comportements et les structures nécessaires à sa transformation pour exister en tant que forme dans les mondes humains. L’argile produite par l’érosion doit être constituée de manière à résister au passage du feu pendant plusieurs jours. Ce premier niveau de réalité correspond donc aux forces de transformation de l’environnement, aboutissant en une matière à qualités variables qui doit résister à un brasier suffisamment destructeur pour faire passer l’argile à la roche et à la lave, puis à la roche encore. Ce niveau peut être expliqué par la physique classique puisque c’est le domaine qui étudie les lois fondamentales permettant de comprendre les dynamiques qui façonnent les systèmes terrestres constituant la géosphère (les formations géologiques et leur transformation par exemple). Dans cette réalité, l’argile du guinomi d’Osamu est le produit direct de l’altération chimique de roches silicatées sous l’effet des processus pédogénétiques, probablement des granites, des schistes et des gneiss (que l’on retrouve sur la péninsule d’Atsumi dans la préfecture d’Aichi). Elle témoigne de la lente désagrégation des feldspaths en kaolinite et illite, processus qui relève de l’interface entre la lithosphère et la pédosphère. L’argile utilisée par Inayoshi Osamu est ferrugineuse et renvoie à un environnement de dépôt de type alluvial ou colluvial, où les éléments lessivés du socle rocheux se sont accumulés sous la forme de sédiments fins. Cette argile est une archive matérielle de la géodynamique millénaire de la péninsule d’Atsumi. Sa texture de rugueuse à granuleuse présente des aspérités saillantes et des reliefs irréguliers, indiquant la présence de particules de quartz et de feldspath. Ces inclusions minérales, caractérisées par une granulométrie variant de très fine à fine ou moyenne, n’ont pas entièrement fondu et la porosité du tesson semble faible, indiquant une cuisson en haute température typique du grès. Le processus de cuisson anagama réorganise la structure interne de l’argile en une structure nouvelle et irréversible, que nous nommons céramique. Ce changement structurel vitrifie l’argile, qui est « fermée » par la chaleur et dont la maturité est confirmée par le bruit qu’elle émet lorsqu’on la frappe du doigt. La cuisson anagama provoque une augmentation cinétique des particules de l’argile (et du four lui-même) et l’accélération de leur déplacement entraîne de plus fortes interactions. À mesure que la température augmente, les particules commencent à fondre et à former de nouvelles liaisons chimiques. Ces liaisons entraînent une augmentation de la rigidité et de la dureté de la céramique. L’argile passe d’un état amorphe à un état cristallin et c’est cette transformation qui la rend imperméable. Du point de vue de l’énergie, la cuisson anagama implique une conversion de l’énergie thermique en une énergie chimique et repose sur le rayonnement direct des flammes qui se cumule au sein de la masse d’argile permettant la montée en température. La température peut atteindre 1250–1300 °C, et plus encore, avec une distribution hétérogène dans la chambre de cuisson (hétérogénéité des gaz et de la température due aux variations dans l’enfournement). La conversion chimique peut être entrevue par le changement d’état du fer dans la pâte dû à la conduite de cuisson qui alterne les apports en oxygène et en carbone par l’ajout constant du combustible-arbre, conférant une teinte gris foncé à marron au tesson.
Le deuxième niveau de réalité traversant le guinomi d’Osamu est celui des expressions végétales de l’environnement géologique de la péninsule d’Atsumi. En tant que combustibles pour les fours-tunnels, les arbres sont tributaires de la constitution des sols et leur fonction dans la cuisson est directement liée à l’environnement qui les exprime (les arbres libèrent les minéraux qui les constituent et les résineux sont priorisés). Les phénomènes biologiques ne sont donc pas séparables du premier niveau de réalité et la géomorphologie de l’environnement favorise les expressions végétales les plus adaptées à ses biotopes. Tous les arbres ne font pas bon feu et tous les environnements ne favorisent pas le développement des bons combustibles (tous les groupes humains n’ont pas élaboré de structures de cuisson anagama). Ce niveau peut être expliqué par les sciences du vivant puisque c’est le domaine qui étudie les lois permettant de comprendre les dynamiques qui façonnent les systèmes biologiques constituant la biosphère (les organismes et les écosystèmes par exemple). Dans cette réalité la couverte de cendres, qui se forme lentement sur le tesson de grès dans une cuisson anagama s’échelonnant sur plusieurs jours, est semblable à la litière organo-minérale qui se dépose au pied des arbres et qui se stratifie en une couche humique noire et souple, riche en minéraux et parfois charbonneuse, que le temps et le ruissellement de l’eau lessiveront. Comme les feuilles mortes ou les fines poussières de pollen qui s’accumulent sur le socle rocheux et participent à sa formation, les cendres ne recouvrent pas le grès, mais interagissent avec ce qui constitue l’argile et s’y incorporent. Le potassium, le calcium, le phosphore ou le magnésium, issus de la croissance des arbres, deviennent les agents de la fusion et produisent des effets au contact des agents contenus dans l’argile (silice, feldspath, etc.).
Les cendres du combustible-arbre sont dispersées dans la chambre de cuisson et résultent en une gamme chromatique allant du bleu pâle à l’outremer, avec des nuances semi-translucides évoquant des dépôts vitreux riches en silice et en alcalins. Les tons bleuâtres sur une des faces du guinomi indiquent également la présence de phosphates, de fer à l’état réduit ou de traces de cuivre volatiles transportées par la tire de la cheminée du four-tunnel. La répartition de la couleur est non homogène à la surface de la pièce. À l’intérieur du guinomi, une accumulation de cendres naturelles fondues, formant une couche brillante, parfois craquelée à l’échelle microscopique, offre des nuances profondes de bleu-cyan-clair, rappelant les dépôts calciques des eaux riches en vie microbienne. Le guinomi est une archive du vivant, un enregistrement fossilisé des interactions entre l’organique et le minéral témoignant d’un échange entre le socle rocheux et les arbres qui l’expriment. À la manière d’un cycle biogéochimique accéléré, la cuisson anagama crée une interface métabolique entre la cendre et le tesson. Un espace d’échange et de cristallisation semblable à l’interface entre les racines et le socle rocheux de la péninsule d’Atsumi. Un passage de la biosphère à la géosphère, invitant à considérer la cuisson conduite par Inayoshi Osamu comme un processus écophysiologique extrême, par lequel l’argile entre en interaction avec des éléments issus de la biomasse en combustion. À l’échelle biologique, le processus anagama est une transmutation de biomatière en géomatière.
Le troisième niveau de réalité constituant le guinomi est celui de l’expérience sensible liée à son utilisation, ainsi qu’aux connaissances incarnées et situées dans un contexte culturel éloigné du « paradigme qu’habite Inayoshi Osamu ». En tant qu’interface entre la géosphère et la biosphère, ce guinomi est le témoin d’une zone de fusion instable et fertile, donnant naissance à une glaçure imprévisible. Déplacé hors de son contexte culturel, le guinomi révèle une autre forme d’interface permettant échange et partage entre diverses cosmologies humaines, une interface sensible où les échelles et les frontières se convertissent. Ce niveau peut être expliqué par les sciences humaines et sociales puisque c’est le domaine qui étudie les dynamiques qui façonnent les systèmes humains constituant ce que certains appellent l’anthroposphère ou la noosphère (les idées, les individus, les sociétés et leurs particularismes par exemple). Dans l’expérience, les différents niveaux de réalité s’enchevêtrent et chaque niveau est ce qu’il est parce que tous les autres niveaux existent à la fois. Leur ensemble me permet de réfléchir à des relations alternatives entre organisme et environnement ou entre ontologie et épistémologie. Je crois que ce sont les connaissances expérientielles qui assurent un enchevêtrement de ces niveaux de réalité. Ce sont mes apprentissages des cuissons au bois, du travail de l’argile, des phénomènes géologiques décrits par l’archéologie et des effets du feu liés aux arbres qui m’entourent, qui m’aident à décrire la cohérence entre ces niveaux de réalité par un processus itératif (qu’il soit écriture ou expérimentations matérielles). Dans ce niveau, l’accumulation de cendres vitrifiées au fond du guinomi exprime une nébuleuse, une mer stellaire ou une galaxie condensée. Une constellation fluide de bleus profonds, de stries laiteuses et opaques formant des nuages diffus qui ouvrent vers une méditation incarnée, où l’usage du bol transforme la perception de soi, du temps et de l’échelle cosmique. La chose m’intègre désormais. Mon corps est minuscule. Le micro et le macro sont brouillés.
Le guinomi est vivant. Il ne relève plus uniquement d’une production mécanique, mais d’un engendrement inscrit dans une biographie matérielle et dans un régime ontologique où les artefacts peuvent vieillir, évoluer et entrer en relation avec leur environnement. Le guinomi naît, mûrit, vieillit, et porte les traces de son exposition au feu. Dans la perspective anthropologique, l’expérience rend tangible une ontologie relationnelle propre à certaines cosmologies japonaises, dans lesquelles les objets ne sont pas séparés du vivant mais en sont des partenaires silencieux ou des agents transformateurs. Le bol ne représente pas une galaxie : il en contient une. Non pas dans un sens littéral, mais dans une (onto) logique d’animation matérielle où la matière est elle-même habitée, active et communicante. Dans cette conception du monde, matières et êtres coexistent et se co-constituent. Le four anagama aussi est animé. Il est analogue au système digestif humain. L’enfournement des pièces peut obstruer la cuisson s’il est trop serré (le constipant) et inversement, il peut empêcher la montée en température s’il est trop espacé (le purgeant). Par le bruit qu’il fait en dévorant le combustible et par son appétit insatiable, il est aussi analogue à un dragon. Le four n’est donc pas perçu comme un simple outil, mais comme une entité organique, à la fois instable et capricieuse, mobilisant une connaissance tacite et située.
L’anthropologie offre un récit complémentaire à celui que livrent les morphèmes du feu, ceux qui expriment les craquelures, les coulures et les effets des cendres. En rendant compte de ce niveau de réalité, l’anthropologie n’extrait pas un savoir universel, mais documente une écologie de relations. Elle reconnaît que son propre discours ne fait qu’accompagner les récits déjà portés par les matériaux, les flammes et les potiers (par la géosphère, la biosphère et l’anthroposphère). Elle étudie avec les gens et avec les entités. ELLE NE S’ÉRIGE PAS EN AUTORITÉ. En suivant la trajectoire du guinomi d’Osamu, depuis son four dans la préfecture d’Aichi jusqu’à son utilisation ici au Québec, je sens que j’accède à une façon d’apprendre alternative et à une rencontre interculturelle non extractive. Comme un enfant qui apprend à apprendre, et qui choisit le chemin de la moindre résistance (comme l’eau, comme le feu), le guinomi d’Osamu stimule un processus itératif (de répétitions et de comparaisons) qui témoigne d’une connaissance ouverte et infinie, autoreproductive, incarnée et située. Son utilisation ouvre sur des ontologies partagées et rendues compatibles par l’expérience subjective, qui unifie les divers niveaux de réalité et leur confère une cohérence. Puisque l’expérience subjective ne peut être contredite.
« Les cendres de mon grand-père ont été placées dans une urne fabriquée en série, émettant une lumière blanche et froide. À l’intérieur, je me suis murmuré que ce n’était pas le contenant que je voulais pour quelqu’un que j’aimais. Avec le recul, je me suis rendu compte que l’émotion forte que j’ai ressentie à l’époque m’a conduit sur la voie de la poterie. En tant que potier, je façonne l’argile à la main, en reliant la nature inhérente à l’intérieur et la nature extérieure qui nous entoure. Je ressens le passage du temps qu’a subi ma ville natale, qui était autrefois un important site de poterie, et j’essaie de l’intégrer dans mon travail. Ma ville natale, Atsumi, était connue pour la « poterie d’Atsumi », une poterie fabriquée activement du XIIe au XIIIe siècle (de la période Heian à la période Kamakura). Faire revivre ses fours disparus et restaurer les techniques anciennes revêt une grande importance à mes yeux. Dans le processus de fabrication de la poterie, lorsque je sens l’argile dans mes mains et que je les déplace régulièrement, je peux percevoir un rythme et un flux qui s’apparentent à l’ordre naturel des choses. Cette sensation rend mon cœur humble et le remplit de respect pour la nature. Les souvenirs de mon enfance passée à jouer et à apprendre dans la nature me reviennent alors en mémoire, fusionnant mon temps avec celui de l’argile, et le processus de fabrication de la poterie progresse. Dans le monde naturel, tout se dégrade, se décompose et renaît dans un cycle de vie. La poterie, elle aussi, est censée exister au sein d’un tel cycle, fabriquée à partir de la terre et finissant par y retourner. À la sortie du four, certaines pièces, en raison de conditions variables et du hasard, ne se conforment pas à la « forme idéale basée sur les valeurs humaines » et seraient normalement retournées à la terre comme des échecs. Cependant, il y a des moments où leur forme me paraît incroyablement belle, ce qui m’incite à les conserver telles quelles et à les présenter dans le cadre de ma série « Deviation and cycle ». Tout en héritant de la beauté et des techniques de la poterie japonaise fabriquée à l’époque médiévale, notamment la poterie Atsumi, je passe mes journées à fabriquer des poteries en respectant la nature. Je cherche à exprimer par mon travail le flux du temps et les changements que subissent les objets dans ce flux. J’espère que les gens tiendront et toucheront mes œuvres fabriquées à la main avec diligence, en utilisant des techniques traditionnelles, pour sentir la douce mémoire de la terre. Transmettre la terre d’Atsumi et les techniques de nos prédécesseurs est ma voie, et je continue à créer jour après jour. » — 稲吉 オサム Inayoshi Osamu
(1) Site web : https://inayoshiosamu.com/
(N.B. : Ce texte n’a pas vocation à légitimer un savoir établi, mais propose un récit situé, où la pensée s’expérimente et se compare plutôt qu’elle ne s’impose. D’où l’absence assumée de bibliographie.)
CRÉDITS PHOTOS : Inayoshi Osamu (photos 1 à 6, et 11), Yanik Potvin (photos 7 à 10)
TRADUCTION : Bernard Schütze
RÉVISION LINGUISTIQUE : Marianne Chénard
Yanik Potvin est détenteur d’un certificat en biologie (UQAM), d’un baccalauréat en anthropologie spécialisé en ethnolinguistique (UdM) ainsi que d’une maîtrise en arts visuels (UQAC). Il a travaillé comme archéologue professionnel entre 2004 et 2018. Depuis 2012, son travail a été présenté dans plusieurs régions du Québec, en Alberta, en France, en République tchèque, en Suède, en Grèce et aux États-Unis. Ses œuvres se retrouvent dans la collection de l’Université du Québec à Chicoutimi, du Kohoutov Ceramics Studio en République tchèque, du centre Medalta en Alberta, dans celle du Musée des Maîtres Artisans du Québec, ainsi que dansplusieurs collections privées. Il est membre fondateur du groupe META (2019), axé sur la recherche en céramique. Il est chargé de cours au département des arts, des lettres et du langage (DALL) de l’UQAC et est actuellement doctorant en études et pratiques des arts à l’UQAM. Il vit et travaille à Hébertville, Québec.