L’art sans Soucy

Par Zone Occupée

Jean-Jules Soucy – Le festival de cannes (1990)

Exposition Quoi offrir en cas d’eau?

Jean-Jules Soucy

Jean-Jules Soucy est né à La Baie où il va vécu et travaillé. Titulaire d’un baccalauréat en enseignement des arts plastiques de l’Université du Québec à Chicoutimi, il a présenté son travail tant au Québec qu’à l’international. En 1993, il expose au Musée d’art contemporain de Montréal Le Tapis Stressé, constitué de milliers de litres de lait en carton pliés ayant fait l’objet d’une gigantesque collecte au travers toute la province. En 2000, il inaugure la Pyramide des Ha! Ha! à La Baie composée de 3000 panneaux de signalisation réfléchissants. En 2008, il reçoit le Prix du Conseil des arts et lettres du Québec pour les arts visuels et médiatiques. Son travail a également fait l’objet de nombreux documentaires et reportages, notamment le film réalisé par Bruno Carrière et produit par l’Office nationale du film du Canada intitulé L’art n’est point sans Soucy. Il est décédé en 2022.

Christine Martel

Après des études en art et en littérature, Christine Martel s’est promenée jusqu’à aujourd’hui entre le monde des lettres et celui des arts visuels, entre autres grâce à l’enseignement du français et l’écriture. Son implication, sur des conseils d’administration de centres d’artistes, et sa participation à l’édition de plusieurs ouvrages d’artistes actuels lui ont permis de côtoyer les réalisations et la réflexion de nombreux créateurs bien en vue. Son immersion dans le milieu foisonnant de l’art contemporain lui a inspiré des textes critiques ou de création qui ont été publiés dans des revues québécoises et européennes ou sur le web. Son propre travail, sous forme d’écrits à contraintes élaborés comme une matière plastique, l’a amenée à fréquenter la scène du slam et à collaborer à de nombreux évènements culturels et projets de groupes.

 

L’art sans Soucy

 

Par Christine Martel

 

« Les artistes ont toujours interrogé la mémoire, cette faculté d’arracher à l’oubli des récits enfouis dans le silence, des souvenirs effacés ou défaillants, de mettre au net des images floues. La mémoire même revisitée par l’art n’est pas le culte du passé, mais re-création. Tout artiste contemporain s’inscrit dans cette perspective. Se souvenir – qui se décline toujours avec oublier, c’est à la fois se souvenir de soi et avoir avec d’autres un corpus de souvenirs communs. »

Sophie Krebs, La mémoire

 

La commémoration d’une carrière artistique est un rendez-vous exceptionnel rassemblant une communauté autour d’œuvres choisies et dignes de mention, que l’on juge représentatives du parcours d’un créateur. En général, peu de gens connaissent l’entièreté de son histoire mais tous en possèdent un morceau. Si l’artiste est disparu, l’événement se pose alors en récit collectif dont l’objectif est d’en tirer un inventaire rejoignant le plus grand nombre, tout en restant le plus fidèle possible à l’esprit et la vision de celui que l’on célèbre. Quand il s’agit d’un être aussi prolifique et singulier que Jean-Jules Soucy, qu’on pourrait qualifier de génial bidouilleur à la langue bien pendue, décédé à 71 ans le 20 juillet 2022, il fallait éviter l’étalage ostentatoire et rendre hommage autant aux nombreuses installations qu’il a échafaudées qu’aux mots qu’il maniait avec une rare virtuosité. Mais Quoi offrir en cas d’eau?, présentée du 6 octobre au 23 décembre 2023 au centre Bang de Chicoutimi, s’est vite transformée en mission exploratoire pour celle qui a accepté de mettre sa propre carrière en pause une année entière en s’attelant à la tâche. Devant le débordement de matières que l’attachant plasticien de l’ordinaire a laissé à la postérité, qu’il fallait littéralement extirper de la poussière et de l’oubli, sa sœur Hélène, scénographe et conceptrice de costumes pour le théâtre, s’est consacrée à cet audacieux défi avec une ferveur et une compétence dignes des meilleures conservatrices d’art actuel.

D’ailleurs, qui de mieux placée pour effectuer un travail aussi considérable et vertigineux, sinon celle qui partage une affinité particulière avec ce frère à l’imagination inexhaustible en ce qui a trait à la manipulation expérimentée du papier et du textile? Face au défi colossal qui l’attendait, la minutie et le dévouement de la chargée de projet, et son expérience pertinente dans toutes les disciplines théâtrales, n’ont eu d’égales que sa constance et son ingéniosité. À travers la répétition indéfectible des mêmes gestes, évoquant le perfectionnisme de Jean-Jules, au fil des heures, des jours et des mois, une exposition signifiante a émergé de l’épaisse poussière qui recouvrait les boîtes de paperasses bien classées et d’artéfacts bien éparpillés des années 1970 à nos jours, fragments précieux de ses projets démesurés de patentage. Si certaines trouvailles ont récompensé les fouilles des chercheurs – le Vol de canards, de 1987, par exemple, des têtes d’oiseaux moulées en papier d’aluminium que Jean-Jules nous invitait à « voler », trésor inespéré précieusement conservé et retrouvé intact; ou Le festival de cannes, de 1990, des boîtes de conserves refaçonnées en chaises disposées à l’époque en amphithéâtre miniature – le plus difficile restait à faire. Choisir et rapailler les pièces dispersées des montages pléthoriques, laver, nettoyer, désinfecter, afin de remettre tout ça dans un état le plus proche possible de l’initial et ramener tout ceci en lumière. Un processus laborieux et délicat, effectué en connivence avec, entre autres, Gilles Sénéchal et Roger Tremblay, motivé par une promesse impulsive mais sincère faite à l’artiste avant son départ pour d’autres cieux.

 

Jean-Jules Soucy – Oeuvre en ti critaux de sucre (1997)

Exposition Quoi offrir en cas d’eau?

 

En entrant dans la salle bondée du centre Bang, ce vendredi-là, les œuvres intrigantes, porteuses de critique sociale ou politique, déterrées de l’oubli et remises en valeur au milieu des jeux de mots implacables brillaient toujours de pertinence. Et l’essentiel y était : dès l’entrée un Cabinet de curiosités bourré de textes écrits à la main attirait d’emblée notre attention, faisant fois du travail d’orfèvre que Jean-Jules exécutait patiemment en jonglant avec les vocables et les concepts. Des carnets, des listes de notes, des germes d’acronymes géniaux, d’idées manipulées, triturées ou biffées pour construire du sens dans ses ruminations syntaxiques. Puis dans le premier espace en face de nous trois affiches à la Duchamp, son maître à penser à qui il a constamment fait la part belle et aux écrits duquel il s’est attardé dans d’habiles calembours dès 2007: L’artiste Duchamp du singeL’artiste Duchamp du signe et L’artiste Duchamp du seing – singe, signe et seing étant des anagrammes parfaits; et Les grandes moppes canadiennes de 1988, chèvres mémorables désinfectées, lavées et peignées pour la galerie, une allusion à la bureaucratie, l’institution, le pouvoir à travers l’humour et la dérision. À l’origine, trois des ruminantes en vadrouilles avaient une médaille autour du cou : de bronze, d’argent et d’or, comme aux Jeux olympiques, sauf que ces médailles étaient façonnées dans des boules de laine d’acier qui servent à nettoyer la vaisselle, évidente mise en déroute du système sportif et de son support médiatique. Plus loin, les magnifiques oiseaux en sacs de papier de son Biodâme de 1993, sagement regroupés et posant sur leur portée de fils, prêts à ouvrir le bec. Sur le mur d’en face, à côté des immenses dessins gestuels des premières années de carrière, un encadrement d’une partie du légendaire Tapis stressé de 1993 issu de l’incontournable tryptique L’œuvre pinte, nous remémorait cette aventure extravagante : des dizaines de milliers de contenants en carton de lait assemblés en collaboration avec la contribution des populations locale et provinciale et qui avait fait couler beaucoup d’encre.

Le concepteur de l’impressionnante carpette avait voulu dénoncer le stress environnemental agressant la planète, tout en réfléchissant sur la survie de la peinture dans l’art contemporain.

Tout ça en empruntant une méthode artisanale de notre patrimoine québécois, la ceinture fléchée, mettant en articulation le commentaire et l’esthétisme réactualisant les « pintes » qu’on jetait à l’époque à la poubelle(1). Au centre, devant les dessins, une des petites chaises recouvertes de lanières de tissus qui le fit passer du bidimensionnel au tridimensionnel, dans une série exploitant ce meuble utilitaire symbole de repos, de confort et de sédentarité. Débuté en 2004, alliant immobilité et mouvement répétitif, il faut se rappeler que Jean-Jules avait complété un Tour du Canada à vélo stationnaire en pédalant dans les vitrines de différents centres d’artistes, galeries d’art ou musées et lors d’évènements, entre autres à Montréal, Ottawa, Toronto, Vancouver et Victoria, accumulant ainsi les 8800 kilomètres nécessaires à l’aller-retour La Baie-Victoria. Et finalement, au détour de la deuxième salle la cerise sur le sundy, Bouffons, dans toute sa splendeur, une partie de l’étalage de 1995, ce généreux banquet de desserts pour les yeux, appétissants à s’y méprendre, encombrant une table qui occupait toute la pièce. Revampés pour l’occasion les confiseries, les tartes, les gâteaux, les feuilletés, les desserts à la crème, aux fruits colorés ou au chocolat, confectionnés à partir de pelures d’oignons, de chaussette, de bandelettes de chandails et autres matériaux inattendus, étaient plus vrais que nature et ravissaient au premier coup d’œil. Mais aucune odeur ne se dégageait que cette orgie de nourriture alléchante et d’habitude si parfumée, figée dans le temps. Métaphore tristement d’actualité quand on sait les problèmes liés à l’accès pour tous à ces denrées. Autres produits de consommation et substances recyclées anoblies à l’aide de techniques multiples et inventives, dans une efficace mise en scène de bricolage engagé, célébrant d’un même souffle le bonheur de vivre au quotidien et la surabondance d’aliments réservée aux privilégiés de ce monde.

 

Jean-Jules Soucy – Partie du Tapis stressé (1993)

Exposition Quoi offrir en cas d’eau?

Maître de la folie douce, Jean-Jules Soucy transformait tout ce qu’il touchait en art en impliquant chaque fois son entourage et ses concitoyens. Cet iconoclaste en équilibre sur le langage a mis ses railleries ludiques au service d’une ironie souvent décapante qui résiste au passage du temps. Ses montages polymorphes, plus que jamais d’actualité, détournent la langue et usent de brillants stratagèmes. Et s’il se défend bien de nous faire la morale, il se permet quand même de nous mettre en pleine face les objets de nos existences bourrées de paradoxes. Celui qui a su composer avec les réalités de son temps, au travers un lyrisme pragmatique et perspicace, a rendu inoubliable son passage dans nos vies et son rayonnement est remarquable dans le domaine des arts visuels. Mais la mémoire n’est pas seulement la capacité à se rappeler des évènements passés ou des personnes disparues ; c’est également la faculté à conserver ces souvenirs comme étant sa propre expérience. C’est l’élément constitutif de la formation d’une identité culturelle.

 

Jean-Jules Soucy – Bouffons (1995)

Exposition Quoi offrir en cas d’eau?

Grâce à sa vision judicieuse pour le choix des œuvres représentées, Hélène Soucy a redonné une seconde vie à la création de cet artiste hors du commun et l’a mis à la disposition d’un public plus que diversifié. En effet, si certains sont venus saluer un frère, un ami ou un artiste affectionné, d’autres ont littéralement découvert un trésor régional, son impact sur le milieu culturel, un humain d’exception en symbiose avec son environnement et son lieu d’origine et d’existence. Mais ce n’est ici qu’une infime partie de son ouvrage ayant subsisté à sa disparition, et dormant dans son atelier déserté, qui a revu la lumière; la pointe d’un iceberg démesuré. Ces retrouvailles, à travers ses mots et ses objets, nous auront permis de passer encore un peu de temps en compagnie d’un humain incomparable et de réactiver sa présence. Mais aussi de mesurer l’immensité de sa création et de nous questionner au sujet de la pérennité de son œuvre.

« Le peu de souci qui est fait de la survie à long terme des travaux artistiques met en danger un nombre d’œuvres sans cesse grandissant. Le phénomène semble difficilement réversible car les causes sont extrêmement variées : manque de stabilité des matériaux nouveaux, impératifs du profit et les contraintes économiques qu’ils génèrent, sans parler de la désinvolture voulue ou non de certains créateurs(2).»

 

 

Jean-Jules Soucy – Détails

Vue de l’exposition Quoi offrir en cas d’eau?

Il est donc justifié de s’interroger sur la notion de fragilité propre à plusieurs œuvres d’art actuelles. Leur durabilité, leur préservation, leur restauration préoccupent dorénavant le milieu muséal. En dépit des techniques de pointe permettant leur entretien, il est concrètement presque impossible de maintenir éternellement leur durée de vie. Il paraît donc que si la diversité et le développement des pratiques de l’art contemporain viennent ébranler et questionner à savoir ce qu’est l’œuvre d’art, sa longévité devient de plus en plus relative. On peut alors parler d’art « éphémère » qui est voué à disparaître, à se détruire, se détériorer ou se décomposer, ce qui remet en question la nature même de l’œuvre d’art traditionnelle. Cette constante est parfois la volonté de l’artiste, qui anticipe la disparition de sa réalisation, ou simplement une question qu’il aura choisi de ne pas se poser.

Le caractère fragile des pièces de Soucy, si adroitement fabriquées de choses périssables, est inhérent à leur intérêt et à la portée de leur message. Il est donc indispensable, si l’on souhaite conserver sa trace dans l’histoire de l’art actuelle, de s’en charger nous-mêmes et de faire intervenir d’autres médiums. La photographie par exemple, qui parfois en dit davantage qu’un texte, ou la vidéo, que Jean-Jules a si ingénieusement utilisée pour immortaliser l’élaboration de sa Pyramide des Ha ! Ha !, nous faisant découvrir le personnage tout en conservant une image de la structure pendant et après sa réalisation et nous en apprenant sur sa genèse. Et ultimement l’édition d’art, en imaginant un concept de livre qui corresponde à l’artiste, à condition de trouver des auteurs pertinents dont les textes vont permettre de « lire » son œuvre, dans une mise en pages dynamique à l’image de ce créateur visionnaire et anticonformiste qu’il nous sera impossible d’oublier.

 

Références

(1) Il faut souligner que les cendres Jean-Jules Soucy ont été déposées dans une « pinte » de lait de la Laiterie de La Baie plutôt que dans une urne conventionnelle, dans un ultime pied de nez aux conventions.

(2) Les Atamanes, L’art contemporain est-il durable ?

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