Fort heureusement, l’industrie du cinéma actuelle a pris une autre tangente, et la montée en puissance de diffuseurs comme les Netflix de ce monde qui injectent des centaines de millions de dollars dans le septième art n’a pas que du négatif pour, à nouveau, jouer un rôle perturbateur de morale. Il permet de façon positive d’explorer de nouvelles avenues locales ou de tourner des œuvres documentaires qui auraient du mal à exister sans cette planche à billets verts. Dans une expression assez libre, ces documentaires voient le jour et proposent une réflexion sociale parfois décalée voire émancipatrice d’une morale dont la tendance globale semble toujours se vouloir bienveillante pour le plus grand nombre. Je pense notamment à 137 Shots (2021) de Michael Milano qui justement, par le truchement artistique, inscrit selon selon moi sa réflexion dans un changement de paradigme concernant le rapport de force entre groupes dominants et groupes dominés. Associé à la notion d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) qu’une droite conservatrice, extrême ou ultra, catégorise de wokisme dégradant et porteur d’une idéologie gauchiste qui n’aurait pas sa place, ce changement de paradigme convoque un glissement axiologique où la morale se meut en curseur qui se déplace encore en proposant une nouvelle acceptabilité sociale dérangeante. Comme une nouvelle secousse déstabilisatrice qui provoque un questionnement global sur le dorénavant choquant, offensant, révoltant ou scandaleux, pour ne pas dire immoral pour certaines. Et le contexte social des trois dernières années se prête à merveille pour sentir ce vent de changement.
En effet, nous vivons depuis quelques années, mais surtout depuis la tragédie qui a coûté la vie à Georges Floyd et celle plus proche de nous de Joyce Echaquan, un retour de balancier historique qui nous secoue, nous groupe dominant(1). Comme si depuis toujours, un immense iceberg bien blanc (majoritaire) naviguait sur l’océan sans jamais vraiment en rencontrer un autre assez puissant pour le faire bouger(2). Juste quelques petits icebergs (minoritaires) qui se baladent ici et là, sans danger et qui, à la rencontre, se faisaient rapidement écrasés. Pourtant, avec le temps, ces petits icebergs se sont regroupés, s’agrandissant de décennies en décennies, à force de luttes contre vents et marées, s’agglomérant les uns aux autres grâce à une prise de parole libérée – les réseaux sociaux y jouent un grand rôle depuis 2077 par la capacité à s’y retrouver en groupes revendicateurs –, au point de devenir suffisamment puissants et forts pour faire trembler ce grand iceberg dominant. Ce tremblement puissant étonne, remue et fait perdre de nombreux repères, l’équilibre aussi. En ce sens, l’acceptabilité sociale évolue, le curseur se déplace vers des zones moins confortables pour nous, faisant dire à certain•e•s par le truchement d’une fragilité blanche non assumée qu’une rectitude politique se met en place : « on ne peut plus rien dire », « on ne peut plus rire de tout », etc. Je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense simplement qu’une forme de rééquilibrage social entre les personnes dominantes et les groupes minoritaires a lieu, que le monde continue d’être plus progressiste que conservateur et qu’il change pour le meilleur, malgré un héritage historique qui fait encore des ravages. Il suffit de regarder le documentaire 137 Shots (2021) pour le comprendre.
Dans le cas du racisme, l’art est un medium idéal pour brouiller les pistes de la morale, voire en changer les balises. Et c’est tant mieux. Plus encore, l’art devrait être mieux entendu pour faire évoluer les mentalités, éduquer et, en bout ligne, continuer à changer le monde et une certaine vision morale. Car l’enjeu d’une transformation sociale profonde est bien ici : il consiste à se mettre en marche, dans l’action quotidienne, pour transformer nos pratiques, en s’engageant de façon authentique pour que de réels changements s’opèrent. Des changements structurels majeurs. Nous, hommes blancs et femmes blanches, nous décideureuses en position de pouvoir, nous artistes avons une part essentielle de responsabilité en prenant conscience de nos privilèges et en acceptant surtout de les partager et même d’en céder pour rééquilibrer la balance, en acceptant de faire une place, de donner la parole, d’offrir des tribunes afin que l’équité s’inscrive durablement comme la valeur fondamentale morale à respecter dans nos milieux professionnel, culturel, éducatif, artistique, médiatique, etc. Cette démarche est un processus individuel et collectif qui demande à chacune et chacun d’être proactive et proactif, et qui doit s’ancrer dans le temps et dans la continuité pour ne pas être une action de surface, mais bien LA morale à incarner.
Le racisme part de loin, il est inscrit dans une histoire que nous avons créée, modelée et écrite. C’est un phénomène à la fois complexe et simple pourtant. Complexe par les dimensions transversales nombreuses et socialement construites dans l’Histoire qu’il traverse ; simple par le fait de le reconnaître et de le combattre en écoutant, apprenant et participant. Un jour à la fois, un geste à la fois, une parole à la fois. Une œuvre d’art à la fois.