L’art comme prisme pour un changement de paradigme social : L’exemple du racisme

Par Zone Occupée

Jérôme Pruneau

Photo © arcpixel

Jérôme Pruneau

Docteur en anthropologie, professeur à l’université pendant 10 ans, consultant et formateur, chargé de cours à l’UQAM et à l’université de Sherbrooke, Jérôme Pruneau est aujourd’hui directeur général de Diversité artistique Montréal (DAM). Il met ses compétences au service des artistes dits de la diversité en les accompagnant dans le (re)développement de leur carrière professionnelle au Québec. Son regard se porte sur les transformations sociales et les enjeux de société en train de se faire, convaincu que les citoyens doivent être au cœur des débats pour mieux reprendre en main leur pouvoir d’agir afin de construire un monde meilleur. Il est l’auteur des essais Il est temps de dire les choses, paru en octobre 2015 aux éditions Dialogue Nord/Sud et Je suis raciste, mais je me soigne, paru en novembre 2024 aux éditions Terre d’Accueil.

L’art comme prisme pour un changement de paradigme social : L’exemple du racisme

Par Jérôme Pruneau

 

La morale, à laquelle certaines préfèrent l’éthique – bien que l’éthique semble davantage de l’ordre du convenu social sous-tendu et réglementé versus la morale comme porteuse des valeurs d’une époque donnée – semble parfois vaciller au gré des turbulences sociales, se faire brasser selon les crises profondes ou lors d’un changement d’ordre mondial (comme après la Seconde guerre mondiale). Peut-on pour autant penser qu’elle ne fait tout simplement que, tel un curseur de poids sur une balance, se déplacer en balancier d’un côté ou de l’autre, embrassant tantôt une idéologie conservatrice, tantôt en retour, une idée continue de progrès, ou doit-on imaginer que son déplacement est, en bout de ligne, toujours linéaire vers un irrémédiable progrès social, peu importe le cours du temps ?

Je n’ai finalement pas la réponse à ces questions, mais toujours est-il qu’une chose est certaine : l’art y participe en créant des conditions propices à ce mouvement, qu’il soit de balancier ou toujours vers l’avant. Par exemple, si Kerouac (La longue route, 1957), Ken Kesey et ses Merry Pranksters (et leur bus Further, 1962), Dylan et Baez (marche vers Washington, 1963) en sont quelques précurseurs, le festival de Woodstock (1969) a définitivement ancré le mouvement Hippie dans les imaginaires. Socialement, une forme d’ordre moral mondial avait vacillé l’année précédente un peu partout dans le monde occidental au son d’un break the rules, règles jusqu’alors tenaces et garantes d’une morale elle-même ancrée dans l’un des plus grands dogmes religieux des mille neuf cent soixante dernières années : le Christianisme. Géographiquement plus proche de nous, la concentration d’artistes participant à la naissance de Refus global de 1948 et son corollaire de débats et autres productions artistiques comme les Belles sœurs (1968) de Michel Tremblay, a largement participé à la révolution tranquille du Québec et à un changement de morale où, si les curés et leurs consœurs se sont fait montrer la petite porte dérobée du bâtiment principal, l’art a permis l’émergence de l’expression d’un « Nous », celui du peuple et de la nation, celui de la langue désormais jouale et rien d’autre, y compris sur les planches ou à l’écran. On l’aura compris, bien que ma ligne de temps soit courte – on aurait pu y regarder sur une échelle historique bien plus longue , l’art peut jouer un rôle positif dans ce mouvement perturbateur de morale. Mais parfois dans l’autre sens aussi au point de favoriser ou du moins de consolider certaines idéologies extrêmes comme le racisme par exemple.

En effet, quand l’acceptabilité sociale, d’il y a ne serait-ce que 40 ans en arrière, était différente et, en tout cas, ouvertement raciste envers les personnes noires, notamment par le fait qu’il était possible de voir un humoriste blanc connu et fort apprécié des Français faire un numéro de Blackface à la télévision publique française en 1983, nous en riions et moi-même j’en riais. J’en riais comme un jeune de 13 ans qui pensait que ce numéro d’humour, sans même jamais avoir parlé à ce moment-là de sa vie à un enfant noir, était une parodie crédible et drôle. On peut bien avoir dénoncé depuis cet humour déplacé, il n’empêche que des millions d’autres jeunes l’ont vu, et l’ont probablement cru. Comme moi. On ne naît pas raciste, on le devient. Si cet exemple montre combien le racisme est imprégné en nous, insidieux, enfoui, et malgré toutes nos « bonnes volontés » ou nos « efforts » (un mot qui me fait sursauter), qu’aucun homme blanc, ni femme blanche, ni même certaines personnes dites racisées et éduquées en Occident ne peuvent prétendre être purifiés de tout biais raciste par le fait même d’y avoir été largement exposé, il montre aussi que l’art (ici l’humour) peut questionner la vertu moralisatrice en déviant ses bonnes mœurs et en participant à cette déviance. Goebbels l’avait compris en instrumentalisant dès 1933 le cinéma de propagande pour rétablir selon lui une morale « sans juifs ».

Fort heureusement, l’industrie du cinéma actuelle a pris une autre tangente, et la montée en puissance de diffuseurs comme les Netflix de ce monde qui injectent des centaines de millions de dollars dans le septième art n’a pas que du négatif pour, à nouveau, jouer un rôle perturbateur de morale. Il permet de façon positive d’explorer de nouvelles avenues locales ou de tourner des œuvres documentaires qui auraient du mal à exister sans cette planche à billets verts. Dans une expression assez libre, ces documentaires voient le jour et proposent une réflexion sociale parfois décalée voire émancipatrice d’une morale dont la tendance globale semble toujours se vouloir bienveillante pour le plus grand nombre. Je pense notamment à 137 Shots (2021) de Michael Milano qui justement, par le truchement artistique, inscrit selon selon moi sa réflexion dans un changement de paradigme concernant le rapport de force entre groupes dominants et groupes dominés. Associé à la notion d’équité, de diversité et d’inclusion (EDI) qu’une droite conservatrice, extrême ou ultra, catégorise de wokisme dégradant et porteur d’une idéologie gauchiste qui n’aurait pas sa place, ce changement de paradigme convoque un glissement axiologique où la morale se meut en curseur qui se déplace encore en proposant une nouvelle acceptabilité sociale dérangeante. Comme une nouvelle secousse déstabilisatrice qui provoque un questionnement global sur le dorénavant choquant, offensant, révoltant ou scandaleux, pour ne pas dire immoral pour certaines. Et le contexte social des trois dernières années se prête à merveille pour sentir ce vent de changement.

En effet, nous vivons depuis quelques années, mais surtout depuis la tragédie qui a coûté la vie à Georges Floyd et celle plus proche de nous de Joyce Echaquan, un retour de balancier historique qui nous secoue, nous groupe dominant(1). Comme si depuis toujours, un immense iceberg bien blanc (majoritaire) naviguait sur l’océan sans jamais vraiment en rencontrer un autre assez puissant pour le faire bouger(2). Juste quelques petits icebergs (minoritaires) qui se baladent ici et là, sans danger et qui, à la rencontre, se faisaient rapidement écrasés. Pourtant, avec le temps, ces petits icebergs se sont regroupés, s’agrandissant de décennies en décennies, à force de luttes contre vents et marées, s’agglomérant les uns aux autres grâce à une prise de parole libérée – les réseaux sociaux y jouent un grand rôle depuis 2077 par la capacité à s’y retrouver en groupes revendicateurs –, au point de devenir suffisamment puissants et forts pour faire trembler ce grand iceberg dominant. Ce tremblement puissant étonne, remue et fait perdre de nombreux repères, l’équilibre aussi. En ce sens, l’acceptabilité sociale évolue, le curseur se déplace vers des zones moins confortables pour nous, faisant dire à certaines par le truchement d’une fragilité blanche non assumée qu’une rectitude politique se met en place : « on ne peut plus rien dire », « on ne peut plus rire de tout », etc. Je ne crois pas que ce soit le cas. Je pense simplement qu’une forme de rééquilibrage social entre les personnes dominantes et les groupes minoritaires a lieu, que le monde continue d’être plus progressiste que conservateur et qu’il change pour le meilleur, malgré un héritage historique qui fait encore des ravages. Il suffit de regarder le documentaire 137 Shots (2021) pour le comprendre.

Dans le cas du racisme, l’art est un medium idéal pour brouiller les pistes de la morale, voire en changer les balises. Et c’est tant mieux. Plus encore, l’art devrait être mieux entendu pour faire évoluer les mentalités, éduquer et, en bout ligne, continuer à changer le monde et une certaine vision morale. Car l’enjeu d’une transformation sociale profonde est bien ici : il consiste à se mettre en marche, dans l’action quotidienne, pour transformer nos pratiques, en s’engageant de façon authentique pour que de réels changements s’opèrent. Des changements structurels majeurs. Nous, hommes blancs et femmes blanches, nous décideureuses en position de pouvoir, nous artistes avons une part essentielle de responsabilité en prenant conscience de nos privilèges et en acceptant surtout de les partager et même d’en céder pour rééquilibrer la balance, en acceptant de faire une place, de donner la parole, d’offrir des tribunes afin que l’équité s’inscrive durablement comme la valeur fondamentale morale à respecter dans nos milieux professionnel, culturel, éducatif, artistique, médiatique, etc. Cette démarche est un processus individuel et collectif qui demande à chacune et chacun d’être proactive et proactif, et qui doit s’ancrer dans le temps et dans la continuité pour ne pas être une action de surface, mais bien LA morale à incarner.

Le racisme part de loin, il est inscrit dans une histoire que nous avons créée, modelée et écrite. C’est un phénomène à la fois complexe et simple pourtant. Complexe par les dimensions transversales nombreuses et socialement construites dans l’Histoire qu’il traverse ; simple par le fait de le reconnaître et de le combattre en écoutant, apprenant et participant. Un jour à la fois, un geste à la fois, une parole à la fois. Une œuvre d’art à la fois.

 

Références

(1) Je m’inclus dans le groupe dominant en tant qu’homme blanc vivant en Amérique du Nord et pour qui les privilèges dont je jouis assurent une vie sans système d’oppression.

(2) J’emprunte cette analogie à mon compère et cinéaste Marwen Tlili qui a réalisé un excellent et percutant court métrage sur le racisme. À voir : « Des solitudes » (2018).

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