Tu pries pour que tout ne soit pas raté,
mais […] un peu quand même, pour que ce soit intéressant.
Dans la pratique du collodion, « il n’y a pas d’instant décisif, il n’y a que du temps »[2]. C’est passer en vitesse slow photographie[3], parce que l’artiste enregistre des durées plutôt que des moments. Francis O’Shaughnessy explore ce médium à l’aide d’appareils et de techniques du début du XIXe et XXe siècle. Il interroge la matérialité de l’image en mettant de l’avant les erreurs, les imperfections et les qualités de flous. Il fabrique des représentations performatives et poétiques qui évoquent des voyages intérieurs et des situations insolites. O’Shaughnessy se consacre à la photographie non pas pour capturer ce qu’il pense, mais pour comprendre ce qu’il pense.
À l’époque, cette approche était en vogue entre 1850 et 1880 parce qu’il y avait un marché de masse pour les mises en scène et le portrait. Cent ans plus tard (1980-1990), le collodion humide refait surface avec un regain d’intérêt pour la richesse des possibilités offertes : la cuisine photographique[4] et l’attachement que l’auteur a à l’histoire.
Brièvement, il s’agit d’une technique développée par Frederick Scott Archer (1851). À partir de « procédés culinaires », l’artiste fabrique un sirop jaunâtre nommé collodion humide qu’il enduit sur une plaque de verre. Ensuite, il insère cette dernière dans une « chambre en bois ». Une fois sa prise de vue réalisée, sa matrice lui sert à la fois de négatif et de positif.
En avril 2020, en raison de la COVID-19, il fut difficile de poursuivre mes recherches, puisque je ne pouvais pas recevoir de modèles chez moi. En naviguant sur Internet, j’ai remarqué qu’il y avait des artistes qui proposaient des séances virtuelles avec des modèles qui demeurent parfois à des milliers de kilomètres. J’ai alors installé un appareil à soufflet devant un ordinateur pour faire des représentations au collodion humide de mes clichés numériques. De la sorte, j’ai arrimé des procédés antiques avec la technologie d’aujourd’hui[5]. En moyenne mes prises de vue étaient de 16 à 20 minutes. La slow photographie, c’est produire des images qui s’enregistrent en toute délicatesse. L’écriture du temps est visible : le collodion qui a coulé sur la plaque ou encore séché avec la durée. La slow photographie me permet de rester ouvert à tous les imprévus qui perturbent mon intention initiale, mes concepts mentaux.
Au début, c’était un prétexte pour m’exercer au collodion. Je voulais revisiter des productions antérieures et « recontextualiser », réinterpréter mes coups de cœur. Le résultat s’est avéré si intéressant que j’ai réalisé une série.
C’est une signature. Avec une main nerveuse, je définis des étendages jaunâtres aux courbes volontairement irrégulières ; ce qui me permet de découper l’univers de l’image. Ces courbes dessinées avec les lois du hasard et de la gravité m’autorisent à rester en contact avec l’imprévu, la sérendipité. L’esthétique finale expose une fenêtre atypique insérée dans un cadre conventionnel. Ce choix rompt avec la tradition que nous avons de lire une scène du réel, c’est-à-dire dans un espace rectangulaire ou carré.
Parce que ces imperfections révèlent des éléments jamais pensés. En tant que photographe qui a foi en le hasard, j’apprends à accepter les accidents imprévisibles : les étendages irréguliers du collodion, son traitement imparfait parfois menant à une solarisation intempestive ou une émulsion qui pèle[6]. Les anormalités et les erreurs maintiennent l’artiste dans une intensité, une authenticité, la surprise, l’émerveillement. À l’opposé, si ces imperfections sont trop prononcées, elles peuvent s’avérer des défauts irréversibles et anéantir une épreuve. Or, ces résultats font partie de l’expérience humaine et de l’avancement de sa pratique.
J’ai toujours l’angoisse de rater ! Mon concept est d’oser prendre mes distances avec les plaques impeccables techniquement. Avoir l’audace d’aller jusqu’à la frontière de la catastrophe fait émerger parfois des découvertes, des éléments qui suscitent un (re)nouveau dans ma pratique. Les défauts m’autorisent à formuler des images qui détiennent un certain envoûtement. C’est ce qui me garde en appétit : explorer des voies qui changent complètement mon regard sur les choses.
Je veux expérimenter des images en nature avec un objectif soft focus. Si l’avenir le permet, j’aimerais aussi réaliser un safari photo dans le coin de la Mauricie ou de la Côte-Nord.
[1] Mann, S. (2019). Arrachées au temps lui-même : les nouvelles pistes ouvertes à Sally Mann par les procédés anciens (p. 245). Malcolm, D. Dans Sally Mann, mille et un passages. Paris : Jeu de Paume/ Éditions Xavier Barral.
[2] Biancuzzi, S. (2019). L’éloge de la lenteur. Ag+ Halogène; revue de photographie alternative & aléatoire, No 06c (p. 41). Le Vigan (France), Éd. Association Halogénure.
[3] Selon le magazine Fisheye (no 18, mai-juin 2016), les auteurs interrogent « les pratiques de la slow photography, un mouvement aux contours mal définis né en opposition à l’instantanéité, la fulgurance, le partage immédiat et l’ubiquité totale ».
[4] Cartier-Bresson, A. (2012). Dans l’atelier du photographe. Paris : éd. Actes Sud.
[5] D’autres avant moi ont expérimenté ce procédé : Gérald Figal, Tony Richards, Borut Peterlin et Shane Balkowitsch.
[6] Sally Mann, op. cit., p. 247.