LA SLOW PHOTOGRAPHIE EN COLLODION HUMIDE

Par Zone Occupée

Véronique Malo s’entretient avec Francis O’Shaughnessy.

Artiste et chercheur en arts visuels, Véronique Malo explore les procédés dérivés de la photographie, la vidéo et l’installation en inscrivant ses œuvres dans une forte relation avec l’espace public. Depuis 2007, son travail a été exposé au Canada, en Espagne, en Suède et en Écosse. Détentrice d’une maîtrise en arts visuels de l’Université Concordia (Canada) et d’un diplôme de troisième cycle de l’Université de Göteborg en Suède, elle enseigne les arts visuels au cégep depuis 2010. Véronique Malo est active dans les régions de Lanaudière et Montréal (Canada).

Francis O’Shaughnessy est un artiste-chercheur et un professeur au cégep dans le champ des arts visuels. Son travail fut présenté en France, Colombie, Lettonie, Cuba et Canada. Ses photographies ont été sélectionnées pour le Prix national de l’Audace (France, 2013), ont reçu la mention Originalité de la vision (Montréal, 2015) et une mention spéciale de la Fondation ForCGal, (Québec, 2017). Il est Docteur (Ph.D.) en études et pratiques des arts de l’UQAM. Il vit et travaille à Montréal (Canada).

Tu pries pour que tout ne soit pas raté,

mais […] un peu quand même, pour que ce soit intéressant.

Sally Mann, 2016[1]

Dans la pratique du collodion, « il n’y a pas d’instant décisif, il n’y a que du temps »[2]. C’est passer en vitesse slow photographie[3], parce que l’artiste enregistre des durées plutôt que des moments. Francis O’Shaughnessy explore ce médium à l’aide d’appareils et de techniques du début du XIXe et XXe siècle. Il interroge la matérialité de l’image en mettant de l’avant les erreurs, les imperfections et les qualités de flous. Il fabrique des représentations performatives et poétiques qui évoquent des voyages intérieurs et des situations insolites. O’Shaughnessy se consacre à la photographie non pas pour capturer ce qu’il pense, mais pour comprendre ce qu’il pense.

Puisqu’aujourd’hui nous allons parler d’une technique datant du XIXe siècle, peux-tu éclairer succinctement les lecteurs sur le collodion humide?

À l’époque, cette approche était en vogue entre 1850 et 1880 parce qu’il y avait un marché de masse pour les mises en scène et le portrait. Cent ans plus tard (1980-1990), le collodion humide refait surface avec un regain d’intérêt pour la richesse des possibilités offertes : la cuisine photographique[4] et l’attachement que l’auteur a à l’histoire. 

Brièvement, il s’agit d’une technique développée par Frederick Scott Archer (1851). À partir de « procédés culinaires », l’artiste fabrique un sirop jaunâtre nommé collodion humide qu’il enduit sur une plaque de verre. Ensuite, il insère cette dernière dans une « chambre en bois ». Une fois sa prise de vue réalisée, sa matrice lui sert à la fois de négatif et de positif.

Plusieurs artistes se dévouent à cette pratique : Alex Timmersmans, Sally Man, Mark Sink, Kasia Wozniak et Éric Antoine. Peux-tu donner un exemple concret d’une prise de vue en slow photographie ?

En avril 2020, en raison de la COVID-19, il fut difficile de poursuivre mes recherches, puisque je ne pouvais pas recevoir de modèles chez moi. En naviguant sur Internet, j’ai remarqué qu’il y avait des artistes qui proposaient des séances virtuelles avec des modèles qui demeurent parfois à des milliers de kilomètres. J’ai alors installé un appareil à soufflet devant un ordinateur pour faire des représentations au collodion humide de mes clichés numériques. De la sorte, j’ai arrimé des procédés antiques avec la technologie d’aujourd’hui[5]. En moyenne mes prises de vue étaient de 16 à 20 minutes. La slow photographie, c’est produire des images qui s’enregistrent en toute délicatesse. L’écriture du temps est visible : le collodion qui a coulé sur la plaque ou encore séché avec la durée. La slow photographie me permet de rester ouvert à tous les imprévus qui perturbent mon intention initiale, mes concepts mentaux.

Pourquoi récupérer une image déjà prise en numérique et la répéter en collodion?

Au début, c’était un prétexte pour m’exercer au collodion. Je voulais revisiter des productions antérieures et « recontextualiser », réinterpréter mes coups de cœur. Le résultat s’est avéré si intéressant que j’ai réalisé une série.

Lorsqu’on regarde les photographies de cette série ou de ton récent travail, ce qui capte le lecteur c’est le (re)cadrage : une fenêtre qui ne se conforme pas aux usages établis par les puristes. Peux-tu nous en dire davantage sur ce choix esthétique ?

C’est une signature. Avec une main nerveuse, je définis des étendages jaunâtres aux courbes volontairement irrégulières ; ce qui me permet de découper l’univers de l’image. Ces courbes dessinées avec les lois du hasard et de la gravité m’autorisent à rester en contact avec l’imprévu, la sérendipité. L’esthétique finale expose une fenêtre atypique insérée dans un cadre conventionnel. Ce choix rompt avec la tradition que nous avons de lire une scène du réel, c’est-à-dire dans un espace rectangulaire ou carré.

POURQUOI PROVOQUES-TU LES IMPERFECTIONS ?

Parce que ces imperfections révèlent des éléments jamais pensés. En tant que photographe qui a foi en le hasard, j’apprends à accepter les accidents imprévisibles : les étendages irréguliers du collodion, son traitement imparfait parfois menant à une solarisation intempestive ou une émulsion qui pèle[6]. Les anormalités et les erreurs maintiennent l’artiste dans une intensité, une authenticité, la surprise, l’émerveillement. À l’opposé, si ces imperfections sont trop prononcées, elles peuvent s’avérer des défauts irréversibles et anéantir une épreuve. Or, ces résultats font partie de l’expérience humaine et de l’avancement de sa pratique.

N’AS-TU JAMAIS PEUR D’ÉCHOUER TES PLAQUES À DÉCLENCHER CES IMPERFECTIONS?

J’ai toujours l’angoisse de rater ! Mon concept est d’oser prendre mes distances avec les plaques impeccables techniquement. Avoir l’audace d’aller jusqu’à la frontière de la catastrophe fait émerger parfois des découvertes, des éléments qui suscitent un (re)nouveau dans ma pratique. Les défauts m’autorisent à formuler des images qui détiennent un certain envoûtement. C’est ce qui me garde en appétit : explorer des voies qui changent complètement mon regard sur les choses.

QUELS SONT TES PROCHAINS PROJETS ?

Je veux expérimenter des images en nature avec un objectif soft focus. Si l’avenir le permet, j’aimerais aussi réaliser un safari photo dans le coin de la Mauricie ou de la Côte-Nord.

[1] Mann, S. (2019). Arrachées au temps lui-même : les nouvelles pistes ouvertes à Sally Mann par les procédés anciens (p. 245). Malcolm, D. Dans Sally Mann, mille et un passages. Paris : Jeu de Paume/ Éditions Xavier Barral.

[2] Biancuzzi, S. (2019). L’éloge de la lenteur. Ag+ Halogène; revue de photographie alternative & aléatoire, No 06c (p. 41). Le Vigan (France), Éd. Association Halogénure.

[3] Selon le magazine Fisheye (no 18, mai-juin 2016), les auteurs interrogent « les pratiques de la slow photography, un mouvement aux contours mal définis né en opposition à l’instantanéité, la fulgurance, le partage immédiat et l’ubiquité totale ».

[4] Cartier-Bresson, A. (2012). Dans l’atelier du photographe. Paris : éd. Actes Sud.

[5] D’autres avant moi ont expérimenté ce procédé : Gérald Figal, Tony Richards, Borut Peterlin et Shane Balkowitsch.

[6] Sally Mann, op. cit., p. 247.

image de profil
Zone Occupée