Émergences Archéologiques

Par Zone Occupée

Gros plan de fossiles

Photo ©Alejandro Quintanar

manek kolhatkar

Manek Kolhatkar est archéologue. Il détient un doctorat en Anthropologie de l’Université de Montréal. Depuis 2006, il travaille à titre de consultant pour différentes firmes d’archéologie au Québec. Entre 2017 et 2020, il a participé à la première campagne de syndicalisation du secteur de l’archéologie professionnelle au Québec. Entre 2020 et 2021, il a été chercheur invité au département d’Anthropologie de l’Université de Montréal. Entre 2021 et 2022, il a été chercheur postdoctoral au département de Philosophie et d’Éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ses intérêts de recherche portent sur la technologie lithique, les compétences, le numérique, la taphonomie et l’épistémologie. Il dirige actuellement un projet d’archéologie publique et numérique en Basse-Côte-Nord.

ÉMERGENCES ARCHÉOLOGIQUES

Par Manek Kolhatkar

 

Répétitions

Le réveil sonne. Je me lève. La cafetière m’attend. Je la prépare. J’attends. Elle commence à siffler, légèrement d’abord, puis vient le temps de la retirer du réchaud. Je verse le café dans une tasse. Je le bois. Je m’habille, chaudement, j’ouvre la porte de mon petit appartement, la referme derrière moi, descends les marches, et m’engage dans la bouche de métro qui m’amène sur mon lieu de travail. Les autres membres de l’équipe arrivent, progressivement. Nous enfilons nos chaussures et gants de protection, dossards, casques. Rencontre d’équipe, rappel des objectifs du jour, les mêmes qu’hier. Nous continuerons de fouiller nos secteurs respectifs.

Je rentre dans le conteneur chercher mon matériel de fouille. Je récupère mon matériel, une truelle, un porte-poussière, un balai, un niveau à bulle, un carnet de notes, une ficelle, un crayon, une chaudière, deux genouillères. J’installe mon équipement dans la brouette, j’attends que les autres aient fait de même. La brouette part vers mon secteur de fouille. Je la suis, mes pieds la poussent, mes mains la tiennent, il fait encore sombre, mais le chemin est le même qu’hier, avant-hier, il y a deux semaines, et il sera encore le même pour les jours, semaines, à venir. J’arrive, je sors mon équipement, je navigue sur les planches qui me permettent d’atteindre mon puits de fouille sans endommager les autres. J’attache mes genouillères, je pose mes genoux sur le sol, au bord de mon puits, suffisamment proche pour pouvoir y travailler, suffisamment loin pour ne pas effondrer ses parois sous mon poids. Je sors le reste de mon équipement de la chaudière.

Ma truelle retire des sédiments, progressivement. L’angle de sa lame relativement au plan horizontal formé par le sol trouve le juste équilibre entre retirer pour mieux voir et trouer sans laisser de trace. Si je troue sans laisser de traces mon travail n’aura servi à rien. Je retire pour mieux voir. Petit à petit. Je pars de l’extrémité opposée de mon puits de fouille, ramenant le sol à moi par petits gestes répétitifs, usant de la pointe de mon outil pour m’assurer que la paroi reste toujours verticale, et que la séquence des sols puisse rester claire en même temps que la surface horizontale révèle ce que j’en dégage. Les sédiments retirés commencent à former un tas qui m’empêche de voir. Je le pousse dans le porte-poussière, je le transporte dans la chaudière, je peux continuer de retirer des sédiments, les sédiments forment à nouveau un tas, je le retire.

Le seau est plein. Je me lève, je prends le seau, je me déplace vers le tamis le plus proche, j’y verse le contenu de mon seau, je secoue le tamis, vigoureusement d’abord, j’évacue le plus gros du sédiment. Je frotte délicatement le sédiment restant du plat de la main pour retirer ce qu’il en reste, je peux voir la maille à nouveau, et sur cette surface je vois de petits fragments de poterie. Je les récupère, je les emballe et étiquette le sac précieusement. Je vide le reste du tamis, lui donne un petit coup pour évacuer le reste des sédiments collés dans ses coins, je laisse la place à l’archéologue suivant, je retourne vers mon puits. Je navigue sur les planches, je pose mes genoux au même endroit que tout à l’heure, je reprends ma truelle, je recommence. 

Après quelque temps, j’ai retiré une couche de deux centimètres d’épaisseur sur toute la surface du puits. Pelé comme un oignon, surface après surface, ce puits doit maintenant être photographié, ses principales aspérités dessinées et coordonnées, ce qu’il a révélé doit être évalué et réévalué à l’aune de ce que les autres puits ont révélé. Un collègue me rejoint, nous observons, ensemble, à l’aide de ce plan de perception partagé que forme la surface nettoyée. Une tache suspecte est apparue dans le coin inférieur droit du puits. Nous décidons qu’il vaut mieux laisser la tache là où elle est pour le moment, qu’il vaut mieux fouiller le puits adjacent pour avoir une meilleure idée du patron que pourrait former cette tache. 

Je rassemble mon équipement de fouille, je le remets dans la chaudière, je me déplace vers le puits adjacent, je ne pose mes genoux ni trop loin, ni trop près du bord du puits, je ressors mon équipement de la chaudière, je reprends ma truelle, et progressivement…

 

Formation de roche brune

Photo ©Min An

Répétitions sans répétition

Tout près de la clôture qui entoure la tenue de ces activités, une passante a pris le temps de s’arrêter quelques minutes pour regarder ce qui se passe. Elle voit des travailleurs habillés de vêtements sales. Ils s’affairent lentement. Ils ne laissent pas voir grand-chose de ce qu’ils font et accomplissent. Elle reprend son chemin, elle ne veut pas arriver en retard à son lieu de travail. Elle s’est fait convoquer il y a quelques semaines déjà. Son manque de motivation et ses performances lacunaires lui ont été reprochés. Son administrateur croit en elle, c’est une mauvaise passe. Mais qu’elle se ressaisisse. Les temps sont durs. Chacun doit redoubler d’efforts. Chacun doit se serrer la ceinture, pour le bien de tous. Et de toutes, ajoute son administrateur en souriant, avec bénévolence.

Elle repart. Elle n’a pas pu prendre le temps de décortiquer la complexité des actions archéologiques qui s’opèrent devant elle, et qui expliquent ce qu’elle verra quand elle reviendra, dans quelques semaines, intriguée, tout de même, par ce que ces travailleurs accomplissent avec lenteur, et qu’elle n’a pas tout à fait pu voir aujourd’hui.

Entre les clôtures qui ceinturent la fouille archéologique, ce sont des milliers de gestes et d’actions qui se déploient, de la contraction musculaire à la synergie des muscles permettant le déploiement d’une articulation. Les forces d’interaction des muscles, des os, et des diverses situations dans lesquelles un corps met ses contractions à l’œuvre impliquent une variabilité d’expression quasiment infinie. Mais ce n’est pas une dispersion infinie qui est à l’œuvre ici. Des milliers de contractions sont coordonnées par des corps pour accomplir une tâche qui demande beaucoup de dextérité et un jugement éclairé si nous ne voulons pas trouer sans laisser de trace. Nous coordonnons nos contractions à celles des autres avec qui nous travaillons pour retirer et mieux voir.

Pour cela, nous avons appris à agir avec d’autres qui nous accompagnent dans un monde déjà organisé autour de problèmes et de solutions motrices. Nous ne sommes pas venus au monde avec ces connaissances déjà inscrites dans notre corps. Nous avons dû apprendre, en participant à des activités de fouille avec d’autres plus expérimentés que nous, que nous avons accompagnés en nous confrontant aux mêmes problèmes qu’eux, et que nous imiterons pour tenter de résoudre comme eux les problèmes auxquels nous sommes confrontés, le problème majeur auquel notre métier nous confronte à chaque moment : il faut retirer pour mieux voir. Nous allons résoudre ce problème à l’aide de divers outils, de diverses connaissances que nous allons mettre en œuvre pour mieux retirer, mieux voir, mieux guider nos gestes, mieux identifier les indices importants qu’il faut savoir saisir, mieux coordonner nos gestes à ceux des autres qui s’affairent avec et autour de nous.

En mettant en œuvre outils et connaissances, nous allons, devons, aussi apprendre par nous-mêmes, identifier les problèmes moteurs à l’aide de notre corps qui ne les connait pas encore et ne peut les connaitre qu’en s’y frottant, s’y trompant. Progressivement, nous développons les automatismes nous permettant de les résoudre. Nous ne sommes pas plus nés archéologues que nous ne naissons jongleurs ou cyclistes. Il faut s’y atteler. Nos muscles ne sont pas prêts, ils peuvent partir dans tous les sens. Il faut répéter, inlassablement, erreur après erreur. À travers ces répétitions, des automatismes se développent : ces répétitions créent quelque chose d’autre. Plus de répétition encore : il faut harmoniser ces automatismes identifiés et intégrés à mesure que notre conscience concentre ses efforts sur leur développement. Ainsi les automatismes bien en main, bien harmonisés, pourront-ils se standardiser vers l’accomplissement d’un objectif, individuel, et standardiser avec eux la réalisation d’un objectif collectif tel que la fouille qui est en train de se déployer sous les yeux de notre passante.

 

Cruches d’argile près du mur de pierre d’un ancien bâtiment

Photo ©Julia Volk

Répétition par manque de répétitions

Un mois s’est écoulé. Combien de réveils ont sonné, de cafetières ont été vissées, de trousses d’équipement préparées, de mouvements de truelles effectués, de contractions musculaires orientées vers le bout de combien d’outils. Nous avons fini la fouille du site. Le terrain vague, que seul organisait un maillage de puits invisibles pour ceux qui n’en voient pas les coins cloutés, a laissé place à des murs épais et hauts qui dessinent les contours d’une ancienne usine. La ville a gagné quelques mètres de haut, par le bas. Des caisses et des caisses ont été remplies d’artefacts qu’il va falloir déplacer, entreposer, analyser. Des piles et des piles de feuilles d’enregistrements et de photos ont été soigneusement remplies, classées, compilées, elles accompagneront l’analyse des caisses et des caisses d’artefacts.

Dans quelques jours, c’est tout ce qu’il restera de ce que la fouille a pris tant de mois à dégager. Des piles de feuilles, des caisses d’artefacts. Les quelques mètres que la ville a su gagner seront détruits pour laisser place aux fondations d’un nouveau bâtiment, plus haut que tous les autres, plus moderne, plus rentable. Ces fondations sont pressées de s’installer à la place des autres que tout le monde a oubliée et dont personne n’a envie de se souvenir, a dit l’administrateur, en souriant, avec bénévolence. Les performances des archéologues ont été lacunaires, ils semblaient manquer de motivation. Mais l’administrateur croyait en nous, ce fut une mauvaise passe, il fallait simplement réorienter sa stratégie, avions-nous vraiment besoin d’en fouiller autant ? Il faut hiérarchiser ses priorités, affirme-t-il en souriant, avec bénévolence. Le bien de tous en dépend.

Lundi, les machines lourdes rentreront sur le chantier, elles abattront les vieux murs que les archéologues ont pu dégager et les autres qu’ils n’ont pas eu le temps de dégager, car il fallait redoubler d’efforts et se serrer la ceinture, pour le bien de tous, pour mettre bas au plus vite des nouvelles fondations dont tous ont besoin pour leur plus grand bien. D’autres fondations attendent, d’autres vieux murs empêchent les nouvelles de s’installer, lundi le réveil sonnera de nouveau, il faudra reprendre le métro et se rendre sur le nouveau site, sur le nouveau puits de fouille, rendre à la ville les quelques mètres qu’elle a oubliés, avant qu’ils ne soient détruits pour poser les fondations de nouvelles bâtisses qui ne savent s’élever que dans la même direction, toujours plus haut, toujours plus vite.

La passante s’est de nouveau arrêtée, elle a commencé à venir chaque semaine, quelque chose l’a inspirée dans cette lente poussée vers le bas, quelque chose qui a fait irruption dans son quotidien et lui a demandé de s’arrêter, quelques minutes d’abord, puis quelques minutes de plus chaque semaine. Les travailleurs ont l’air fatigués, comme elle. Elle se demande si, comme elle, un administrateur leur sourit, avec bénévolence, pour leur demander de redoubler d’efforts, de se serrer la ceinture, de bien hiérarchiser leurs priorités, pour le bien de tous.

Elle se demande si, comme elle, ils en ont assez de voir leur travail détruit par le sourire, avec bénévolence, de l’administrateur, de voir ces vieux murs détruits pour réinstaller les mêmes fondations, toujours et encore, celles qui ne savent que pousser toujours plus haut, toujours plus vite. Elle se demande ce que son travail, ce que leur travail permettrait d’accomplir, si c’était le sourire, avec bénévolence, de l’administrateur, qu’ils retiraient pour mieux voir, qu’ils détachaient de leurs gestes, de leurs contractions musculaires, de leurs priorités. Elle se demande quelles fondations elle et eux pourraient poser s’ils pouvaient répéter, sans se répéter, ce qu’ils ont appris à faire, et aimeraient pouvoir continuer de faire.

 

Céramique et porcelaine au sol

Photo ©Alfo Medeiros
image de profil
Zone Occupée