Éditorial : Fluidité

Par Zone Occupée

En couverture : Marilou Guay Deschênes dans le rôle de Moïra, photographiée par Mathieu Chouinard (2024) lors d’une représentation de « À DEMAIN MOÏRA », une pièce d’Anick Martel qui était présentée du 2 au 19 octobre 2024 au Théâtre La Rubrique de Jonquière.

Photo ©Mathieu Chouinard

Patrick Moisan

À la suite de ses études en métiers d’arts au Collège d’Alma, Patrick Moisan complète en 2007 une formation en histoire et en anthropologie de l’Université Laval. Actuellement directeur général du centre d’art actuel Bang situé à Chicoutimi, il est également cofondateur et directeur général et artistique du magazine Zone Occupée arts/culture/réflexions. Il collabore avec la chaire de recherche en économie créative et mieux-être de l’UQO, avec le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le végétal et l’environnement à l’UQAM ainsi qu’avec le FRQ – Fonds de recherche du Québec dans le cadre de projets art-science. Entre 2013 et 2021, il a agi à titre d’expert auprès du ministère de la Culture et des Communications dans le programme d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement. En plus d’écrire pour diverses revues spécialisées, il a publié chez SAGAMIE édition. Il a également dirigé et coécrit REPÈRE, petit guide pour questionner, regarder et apprécier l’art contemporain aux Éditions OQP. Il travaille sur divers projets en lien avec le leadership, l’innovation et l’interdisciplinarité. Depuis quelques années, il s’intéresse aux possibilités des nouvelles technologies et aux enjeux du numérique

Éditorial : Fluidité

Corps mouvant, porosité et mutation

 

Par Patrick Moisan

 

La fluidité. Une notion si vaste, si insaisissable, qu’elle semble parfois se dérober à toute tentative de capture. Pourtant, en s’y attardant, elle révèle une infinité de nuances, un terreau fertile pour les artistes, les penseurs et les rêveurs qui aspirent à questionner les certitudes de notre époque. Elle défie les structures rigides et offre, dans ses courants indéfinis, une multiplicité d’interprétations, d’itérations et de possibilités. En explorant la fluidité dans le contexte de la création contemporaine, nous abordons une esthétique du mouvement et de la transformation qui traverse les corps, les identités, les espaces et les idées. Je la perçois comme une invitation à repenser les frontières, à laisser les éléments se rencontrer, s’interpénétrer et se recomposer. Au lieu de considérer les disciplines artistiques et les idées comme des entités figées, pourquoi ne pas les envisager comme des rhizomes, selon les concepts de Deleuze et Guattari ? À l’image des racines qui se propagent de manière souterraine et imprévisible, les pratiques artistiques actuelles tracent des chemins pluriels, traversant et redéfinissant les paysages culturels et esthétiques. L’art actuel, loin d’être un objet statique à contempler, devient ainsi un champ de connexions, un système en mutation constante, où chaque œuvre est simultanément une destination et un point de départ.

Dans cette déterritorialisation, l’œuvre échappe à toute appartenance univoque pour s’ouvrir à l’inconnu. Elle devient ce territoire instable et mouvant où les artistes explorent de nouvelles formes de subjectivité, comme l’évoque la philosophe Rosi Braidotti. Avec sa notion de subjectivité fluide, Braidotti nous invite à concevoir une identité multiple, sans cesse en devenir. Dans ce paradigme, l’artiste se détache de la notion d’individualité fixe pour embrasser une existence poreuse, où l’individu n’est jamais totalement lui-même mais toujours en transformation, en dialogue avec des influences, des héritages, et des contextes multiples. Une telle approche résonne avec les pratiques artistiques contemporaines qui explorent les identités de genre, les hybridations culturelles et les nuances de l’appartenance. La fluidité ne se limite pas aux frontières identitaires ; elle s’étend au corps lui-même, à sa matérialité et à ses modes d’expression. Le corps, dans son devenir incessant, est une entité mouvante, irréductible, aux contours que l’on s’efforce souvent de lui imposer. L’œuvre d’Elizabeth Grosz éclaire cette idée en nous rappelant que le corps, humain ou non, est en constante mutation, empreint d’une dynamique qui dépasse la simple matière. Dans la danse, la performance ou les installations interactives, il devient fluide, pulsionnel, imprévisible, tout en étant intrinsèquement lié à l’œuvre. Les artistes, en mettant en scène cette corporalité instable, créent des espaces où la chair et la forme, le mouvement et le sens, se fondent en une expérience perceptuelle intense, transcendant la simple contemplation pour immerger le spectateur dans une interaction fluide et organique avec l’œuvre.

Cette recherche d’interaction nous mène à envisager la fluidité comme un mode d’échange avec le spectateur, qui n’est plus extérieur à l’œuvre mais en fait pleinement partie. Inspirés par l’ « agentivité performative » de Karen Barad, nous pouvons voir chaque œuvre non comme un objet isolé mais comme une expérience relationnelle, où l’artiste, l’œuvre, et le spectateur coexistent dans un même espace-temps. L’œuvre devient ainsi un dispositif de rencontres et de transformations, un point de contact où les frontières s’amenuisent. En s’ouvrant à cette fluidité, les artistes questionnent non seulement la séparation entre créateur et spectateur, mais aussi les limites de l’œuvre elle-même, invitant le public à une participation active et sensible.

Dans un monde de plus en plus globalisé et interconnecté, la fluidité artistique ne se manifeste pas seulement dans les formes ou les identités, mais aussi dans la multiplicité des médiums. Les artistes d’aujourd’hui naviguent entre différents supports – peinture, sculpture, vidéo, installation – avec une liberté et une audace qui témoignent d’une dissolution des catégories traditionnelles. Loin de se restreindre à un médium ou à un style, ils embrassent l’hybridité des formes, explorant des pratiques où le numérique côtoie l’organique, où la technologie dialogue avec la matière vivante. Ce dépassement des médiums ouvre un champ d’expérimentation infini, où chaque matériau, chaque texture, participe de l’œuvre comme d’un tout dynamique et malléable, soumis aux interactions et aux contingences. La fluidité, ainsi appréhendée, devient non seulement une esthétique mais une éthique, une manière de reconfigurer nos perceptions et nos pratiques. Elle propose un nouveau rapport au monde et aux autres, dans lequel les catégories stables et les hiérarchies traditionnelles laissent place à des dynamiques de mouvements, d’échanges et de transformations constantes. Michel Serres et Paul Virilio nous rappellent d’ailleurs que nous évoluons dans un monde de vitesse, de communication instantanée, de flux d’information incessants. Mais face à cette accélération, l’art offre un espace où la fluidité ne devient pas synonyme d’immédiateté ou de superficialité, mais de profondeur, de rencontres et de nouvelles formes d’appartenance.

Si la fluidité peut suggérer l’adaptabilité et la résilience, elle ouvre également la voie à des processus de création qui échappent aux normes établies. Dans cet espace, l’artiste ne se contente pas de produire une œuvre ; il participe à un devenir-créatif, un mouvement sans fin où chaque création est à la fois unique et transitoire, un instant éphémère dans un flot continu d’idées et de formes en mutation. À l’ère de la globalisation, de la pluralité et des migrations culturelles, elle devient un langage universel, un code qui permet à l’art de transcender les frontières et de créer des ponts entre les différences. C’est dans cette pluralité de significations et de métamorphoses que réside le potentiel subversif de la fluidité. Elle invite les artistes, les penseurs et les spectateurs à se plonger dans une mer de possibilités, à embrasser l’incertitude et à naviguer dans les eaux mouvantes de la création. Loin d’être une fuite en avant, elle devient un appel à la réinvention, un horizon sans fin où les formes, les idées et les identités sont en constante négociation, redéfinissant sans cesse le sens même de l’art.

Bonne lecture!

Patrick Moisan

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