L’écoumène est ce qui nous relie à la matière du monde, ce tissage subtil entre les territoires et les récits, entre les gestes humains et les forces naturelles. Ce n’est pas un simple cadre géographique, mais un espace vécu, habité, traversé par des tensions, des conflits et des rêves. Il est fait d’alluvions et de vestiges, de sillages et de renaissances. Aujourd’hui, à l’ère des bouleversements climatiques et des mutations sociales, interroger l’écoumène revient à interroger notre manière d’exister ensemble, de cohabiter avec les vivants, visibles et invisibles. C’est le lieu de la permanence et du changement, du souvenir et de l’anticipation. Nos villes s’étendent comme des marées de béton, nos campagnes se vident ou se recomposent, nos liens aux paysages oscillent entre enracinement et déracinement. Quels nouveaux récits peuvent émerger des ruines du capitalocène? Quels gestes permettent de réinventer une manière d’habiter nos territoires, au-delà des logiques d’exploitation et de séparation?
L’écoumène est aussi un espace de résistance. Là où certains ne voient que des territoires à dominer, d’autres perçoivent des lieux de possibles, à réenchanter. Ils font parler les friches, dialoguent avec l’eau et la pierre, révèlent ce que le regard dominant laisse dans l’ombre. La question de l’écoumène, envisagée sous l’angle des arts visuels et des pratiques contemporaines, croise des préoccupations qui dépassent le seul cadre de la représentation : elle engage des dimensions éthiques, politiques et philosophiques qui redéfinissent les modalités de notre présence au monde. En ce sens, il s’agit moins d’une thématique que d’un paradigme, un cadre de pensée qui permet de reconsidérer les relations. Dans le tumulte du quotidien, certaines voix s’élèvent, non pour décréter, mais pour écouter, observer et faire résonner autrement la présence du vivant. Estelle Zhong Mengual, dans son livre Apprendre à voir : le point de vue du vivant, nous invite à désapprendre le regard et à voir dans le moindre souffle végétal, dans l’insistante présence d’un insecte, une autre manière d’être au monde. C’est dans cette attention minutieuse, patiente, qu’émergent de nouvelles formes de cohabitation sensible, où l’art devient un médium de reconnexion avec ce qui n’a jamais cessé d’exister en dehors de nos catégories trop humaines.
Dans la trame mouvante de l’écoumène, des théoriciennes et théoriciens dont la commissaire et directrice de l’association COAL, Lauranne Germond, tissent des liens entre les pratiques artistiques et les territoires menacés, creusent dans la matière des paysages les cicatrices du capitalocène et cherchent, avec les artistes qu’elles et ils accompagnent, à inventer des récits où l’art ne se limite pas à dénoncer, mais agit, interpelle, répare. Leur travail repose sur cette intuition fondamentale que l’art n’est pas un hors-monde, mais un outil d’infiltration du réel, un levier pour penser autrement nos attachements aux lieux et aux formes de vie qui s’y inscrivent. Penser l’écoumène aujourd’hui, c’est donc prendre acte des mutations contemporaines et des urgences environnementales, mais aussi reconnaître que les formes artistiques peuvent jouer un rôle dans la fabrication de nouveaux imaginaires. L’art ne se contente pas de documenter ou d’alerter, il façonne des récits alternatifs, propose des fictions spéculatives, imagine des univers possibles. Ainsi, des artistes, de plus en plus nombreux, explorent dans leurs œuvres la mémoire des territoires, les traces laissées par l’exploitation des ressources ou encore les dynamiques postcoloniales qui façonnent nos environnements habités.
Le défi qui se pose aux artistes et aux penseurs d’aujourd’hui n’est pas seulement celui de la représentation d’une géosphère en crise, mais celui de l’action et de la réinvention. Comment, dans un contexte de crise écologique et sociale, l’art peut-il devenir un vecteur de transformation? Quelles nouvelles formes de relation au vivant les pratiques contemporaines peuvent-elles générer? L’écoumène n’est pas une donnée, c’est un espace en devenir, un lieu en perpétuelle négociation entre passé et futur, entre mémoire et invention. C’est ce mouvement que ce numéro entend explorer, traçant les lignes de fuite d’un monde à réimaginer et auquel s’adapter.
Bonne lecture,
Patrick Moisan