Changer la vie

Par Zone Occupée

Bruno Paradis, Cori Griffith, Juan Arango et Anna Sanchez – Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars à2024

Photo ©Patrick Simard

Philippe Fortin

Féru de littérature québécoise contemporaine, Philippe Fortin lit pour décanter le réel, en tâter le pouls, conjuguer le monde et en palper les fruits. Libraire depuis plus d’une quinzaine d’années, on peut le trouver presque tous les jours chez Marie-Laura, à Jonquière. Collaborateur régulier de la revue Les libraires, il est également le président du conseil d’administration du Salon du livre du SaguenayLac-St-Jean.

 

Changer la vie

Par Philippe Fortin

 

Du 13 au 24 mars dernier, le théâtre La Rubrique présentait Surréaliste, sa 54e production. Une pièce de Martin Bellemare, dont il s’agissait de la troisième collaboration avec la compagnie jonquiéroise, dans une mise en scène de Christian Fortin, une scénographie de Chantale Boulianne et portée par les comédiens et comédiennes Juan Arango, Cori Griffith, Bruno Paradis et Anna Sanchez. 

 

Détails mise en scène – Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

D’emblée, le public peut voir, sur sa gauche, un bureau placé devant un mur dans une pièce très chargée que les plus cultivés identifieront comme étant une réplique de l’intérieur de l’appartement d’André Breton : livres, peintures baroques, bibelots hétéroclites, masques africains, photographies étranges, etc. Au centre, le décor se fait plus abstrait; quelques blocs de couleur grise de différentes tailles et formes derrière lesquels, au fond, on distingue ce qui semble être un écran. Un comédien entre en scène côté cour, habillé comme un mardi. Il est muni d’une télécommande qu’il pointe par trois fois en divers endroits, allumant momentanément d’incandescentes télés enneigées. Ça commence.

 

Martin Bellemare – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault)

Photo ©Patrick Simard

 

Apex des nombreuses petites révolutions littéraires, culturelles, picturales voire psychologiques de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, du symbolisme au dadaïsme en passant par l’avènement de la psychanalyse, de l’expressionnisme allemand, de l’art abstrait et autres explorations novatrices, le surréalisme, porteur et continuateur de l’ensemble de celles-ci, se définit d’abord par l’emploi de méthodes visant à faire advenir sans entraves l’expression directe de la pensée humaine. Dans une optique littéraire, d’abord, mais qui s’étendra rapidement à plusieurs autres disciplines artistiques, de la peinture au cinéma en passant par la photographie. Un siècle après la publication du premier manifeste de Breton, réactualiser les valeurs et les thèmes du surréalisme par le truchement d’une pièce de théâtre résolument contemporaine tombait assurément sous le sens. Mais comment ? Et pourquoi ?

 

 

Anna Sanchez, Cori Griffith et Bruno Paradis – Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

Photo ©Patrick Simard

Fort d’une œuvre dramaturgique maintes fois primée (Prix Gratien-Gélinas 2009, Prix Michel-Tremblay 2018, Prix de la dramaturgie francophone de la SACD 2018, Prix littéraire du Gouverneur général 2020), empreinte de questionnements existentiels (La liberté, 2013), réflexifs (L’échelle, 2020) et sociétaux (Le futur, 2023), Martin Bellemare semblait prédestiné à s’engouffrer joyeusement dans l’univers du surréalisme. Le texte de la pièce dont il est ici question, en combinant les avenues explorées précédemment dans d’autres pièces du dramaturge, se colle formidablement au leitmotiv surréaliste ; il y est question de la vie, bien sûr, de celle que les gens vivent, oui, mais surtout de celle que nous pourrions mener, que nous devrions vouloir, de celle que nous n’osons pourtant ni vivre ni envisager. Hautement réflexif, ne lésinant ni sur les mises en abyme ni sur la fine ligne délimitant les comédiens de leurs personnages, le texte se joue (de) lui-même en multipliant l’évocation d’une réalité dépassant le cadre de son exécution, illustration vivante du caractère factice de cette vie où l’impossible et le rêve ne sont plus que des vœux pieux. En choisissant de centrer sa narration sur la volonté d’un auteur de théâtre d’écrire une pièce qui parlerait du surréalisme, tout en intercalant le tout d’extraits de ladite pièce de même que d’épisodes réels de l’histoire du mouvement, narrés ou joués selon les scènes, Bellemare articule brillamment trois niveaux de fiction et de réalité subrepticement imbriqués les uns dans les autres. En termes de complexité, difficile de faire mieux, et pourtant l’ensemble tient debout sans chanceler, le public suit, la fluidité est au rendez-vous et le ton est donné.

 

Juan Arango

Photo ©Patrick Simard

Cori Griffith

Photo ©Patrick Simard

Bruno Paradis

Photo ©Patrick Simard

Anna Sanchez

Photo ©Patrick Simard

Cori Griffith, Juan Arango, Bruno Paradis et Anna Sanchez

Photo ©Patrick Simard

Deux autres comédiens font leur entrée, l’air décontracté. Ils discutent nonchalamment, faisant mine de s’apprêter à faire quelque chose. On comprend rapidement qu’ils sont en train de répéter une scène. Insensiblement, la mécanique se met en branle et, bientôt, c’est au tour du quatrième et dernier acteur de fouler les planches. Juan Arango, diplômé du Conservatoire d’Art Dramatique de Québec cuvée 2021, officiera sur scène en tant que l’Auteur, par moments, mais surtout en tant que Robert Desnos, le prince hypnotique du surréalisme, champion incontesté du rêve éveillé, décédé en 1945 au camp de concentration nazi de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie. Les trois autres multiplieront les personnages, là simples comédiens, ici Éluard, Breton et Aragon, là Soupault, Péret ou Crevel.

 

 

Juan Arango, Anna Sanchez, Bruno Paradis et Cori Griffith – Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

Photo ©Patrick Simard

 

Dans une alternance de saynètes où se (re)jouent sous nos yeux certains moments forts du surréalisme ou de la vie de Desnos –  réunions du groupe dans un café parisien, séances collectives d’hypnose et de rêves éveillés, invasion de domicile par des officiers nazis, cruel et morne quotidien de la vie dans un camp de concentration – ou qui relatent le chemin de croix de l’Auteur pour trouver le soutien nécessaire à son projet de pièce sur le rêve et le surréalisme, la scénographie de Chantale Boulianne et la mise en scène de Christian Fortin se fondent en un tout aussi habile que judicieux. L’utilisation efficace quoique peut-être excessive de la vidéo, faite en direct par les comédiens eux-mêmes et projetée simultanément derrière eux, contribue à souligner l’aspect réflexif de la pièce. Ce qui se passe sous les yeux du public peut tout à la fois être vécu ou regardé, voire les deux en même temps. Le jeu très physique des comédiens, particulièrement chez Anna Sanchez – savoureuse et burlesque à souhait au moment de chanter La fourmi – et surtout Bruno Paradis – aussi preste et fluide dans son maintien et sa dégaine qu’impayable en vilain nazi brinquebalant et désarticulé – rythment de belle façon les nombreux va-et-vient qui s’opèrent entre les différentes strates de fiction et de réalité. Signe de la qualité de leur interprétation, une fois mise en place la dynamique scénique et les trois niveaux narratifs, le simple relâchement du visage de l’un ou l’autre des interprètes suffit à faire comprendre le passage d’un état à un autre.

Détail scénographie – Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

Photo ©Patrick Simard

Si l’absence de l’habituel quatrième mur n’a plus le pouvoir d’étonner ni de dérouter quiconque, l’éclat avec lequel celui-ci est régulièrement abattu au fil de la représentation a toutefois quelque chose de réjouissant ; les scansions répétées d’Arango – « Je suis Robert Desnos », « Je ne suis plus Robert Desnos » – ; les regards adressés au public par Paradis ; la palingénésie de la scène où les quatre comédiens s’affairent autour du bureau en vue de l’avènement d’une nouvelle séquence filmée ; tout cela concourt à faire de cette expérience théâtrale une réussite aussi étrange que familière. Unheimlich, quand tu nous tiens ! La mise en scène de Fortin joue ainsi un rôle essentiel dans le maintien d’une certaine tension tout au long de la pièce : en maintenant les comédiens dans un mouvement perpétuel, mais qui n’a pourtant rien de gratuit ni de forcé, le metteur en scène exploite judicieusement l’espace mis à sa disposition de même que les éléments du décor, minimaliste s’il en est, où ceux-ci évoluent. À la manière du Dogville de von Trier, l’abstraction des lieux-dits est largement compensée par la haute teneur en présence dont les comédiens font preuve, ce qui a pour corollaire de faire en sorte que le public saute à pieds joints dans l’équipée. 

Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

Photo ©Patrick Simard

En filigrane des épisodes de la vie de Desnos et des atermoiements de l’Auteur se dessine, et se moule par ailleurs, un propos sur le rêve et la vie que Bellemare a su insinuer avec puissance et subtilité. Une prouesse dans la mesure où il eût été très facile de verser dans les clichés chantants d’un surréalisme de pacotille, qu’aussi bien le temps qui passe que l’époque ont fini, comme tout le reste, par instrumentaliser. Vouloir le rêve, vouloir l’impossible, comme le dit Arango/Desnos, représentait déjà un sacré défi dans les années vingt du siècle dernier, où la rigidité de la vie en général n’encourageait certes pas tellement ce genre de quête aussi philosophique et existentielle que viscérale et nécessaire, voire impérative, aux yeux de celles et ceux qui épousèrent les contours du mouvement à l’époque. 

 

Surréaliste – Théâtre La Rubrique (salle Pierrette-Gaudreault) – 13 au 24 mars 2024

Photo ©Patrick Simard

 

Changer la vie, disait l’un des slogans. Cent ans plus tard, la vie a bien changé, ça oui. Dans quelle mesure et dans quel sens, c’est une toute autre paire de manches par contre. Les notions contemporaines d’impossible et de rêve sont aujourd’hui bardées d’un vernis douceâtre, doucereux, douloureux peut-être même : la vacuité de l’hédonisme abruti de nos sociétés, l’optimisme teinté de résignation d’une bonne partie de la population et l’amertume désenchantée des dernières décennies en ont fait des poncifs inaccessibles et quasi obscènes. Ce qui saute aux yeux, à cent ans d’intervalle, c’est d’abord la pérennité du sentiment qu’un ailleurs puisse être envisagé, qu’une autre façon de vivre puisse être ne serait-ce que pensée. C’est aussi le constat, forcément dur, de la sourde capacité et de l’implacable habileté des systèmes qui régissent effectivement nos vies à tout récupérer, à tout assimiler, à tout redistribuer, à tout remodeler à son avantage et dans l’unique but que de se perpétuer indéfiniment. 

Dans le bleu, le gris, le blanc et le noir du ciel, de l’œil et du vin, là où personne jamais n’a vu de tamanoir, Bellemare via Desnos nous invite en fin de compte à ne rien vouloir éteindre, à laisser toutes lumières allumées, d’ici à ce qu’inévitablement il ne se mette à faire tout noir. 

On ne saurait se souhaiter mieux. 

 

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