Le 13 avril 2022, je me suis entretenue avec Eruoma Awashish. Sa pratique artistique m’intéresse car la notion d’assemblage est réinvestie et actualisée dans plusieurs de ses pièces. L’artiste déjoue le sens des signes culturels et leur attribue des fonctions ambivalentes, plastiques ou spirituelles. Loin d’être ludique ou désengagée, la pratique artistique d’Eruoma propose des pistes nouvelles sur l’art et le social. La communauté est toujours vivante, mais le rapport au sacré évoqué par l’artiste semble passer par une redécouverte d’une spiritualité de nature introspective, sans transcendance écrasante mais à la portée de toutes et de tous, dans un rapport attentionné à notre existence et à notre entourage.
C : Eruoma, comment as-tu imaginé cette exposition qui rassemble plusieurs pièces réalisées à différentes périodes de ton parcours artistique?
E : Au départ, ça devait être mon exposition de fin de maîtrise. Quand j’ai pensé à la mise en espace des œuvres, j’ai eu un peu peur que ça ait l’air vide, que je n’aie pas assez de pièces dans la salle. C’est pour ça que j’ai décidé d’intégrer certaines œuvres que j’avais beaucoup aimées, mais que je n’avais pas eu l’occasion de présenter à Chicoutimi. Je les avais surtout présentées à Montréal. Je trouvais intéressant de pouvoir les exposer à Chicoutimi parce c’est un territoire fréquenté par les Premières Nations. Je me disais : ça va être l’occasion de montrer mon travail aux gens de ma nation, à mes amis, à ma famille. On le sait, il y a beaucoup d’Attikameks et d’Innus à Chicoutimi. Je me disais que ce serait l’occasion pour eux de venir voir mon travail et d’avoir un contact direct avec mes œuvres.
C : À quelle communauté tu appartiens, Eruoma?
E : J’ai grandi dans la communauté attikamek d’Obedjiwan, qui est dans le nord de la Haute-Mauricie. Ma mère est montréalaise. C’est mon père qui est attikamek. Ma mère a vécu et travaillé à Obedjiwan, puis mes parents se sont rencontrés et mariés. L’année d’après je suis née. Moi, j’ai 41 ans, et ma mère ça doit faire 43 ou 44 ans qu’elle vit à Obedjiwan. Les Attikameks l’ont adoptée chez eux. Moi, je suis des deux cultures. Bien que je sache que j’ai un côté de culture québécoise, j’ai vécu toute mon enfance à Obedjiwan et à Wemotaci, une autre communauté attikamek. Je ressens une plus grande appartenance à cette culture, car c’est là où j’ai grandi avec mes grands-parents. On vivait dans leur maison quand j’étais enfant, car il n’y avait pas beaucoup de maisons à Obedjiwan. On était plusieurs, mes tantes, mes cousins, mes grands-parents. J’étais proche de ma grand-mère. Ce vécu a teinté ma personnalité, mes traits de caractère.
C : Rentrons dans le vif du sujet qui nous intéresse : Décoloniser le sacré. Raconte-nous d’où vient-il ce titre-là? si on décolonise le sacré, c’est parce que ce dernier est colonisé?
E : Décoloniser le sacré c’est le sous-titre de l’exposition. Waskamatisiwin, c’est le titre de mon expo. Ça fait longtemps que je connais ce mot-là. C’est une expression qu’on utilise souvent dans notre langue. Je l’entendais auparavant dans le sens de « reprends tes esprits ». Cependant, j’ai rencontré des gens de ma nation qui m’ont expliqué le sens profond de l’expression. Elle se compose de deux mots : waska veut dire cercle, matisiwin veut dire vie, donc waskamatisiwin veut dire vivre en toute conscience, dans l’équilibre du cercle. Je me suis imprégnée de cet enseignement-là qu’on m’a donné. Ça a donné beaucoup de sens dans ma pratique artistique et dans ma vie, avec ma quête personnelle de vouloir vivre dans l’équilibre, d’être bien avec moi-même, avec mon esprit, en connexion avec le créateur et au territoire. Au fond, ce que je tente de faire quand j’essaye de décoloniser le sacré, c’est d’appliquer ce principe-là à vivre, en toute conscience, dans l’équilibre du cercle. Finalement, c’est ça qui est sacré pour moi. La compréhension du sens du mot a été une prise de conscience de quelque chose que je faisais, peut-être, sans m’en rendre compte. De rajouter la compréhension du sens du mot, ça m’a comme ouvert les yeux encore plus.
Le sacré je l’ai éprouvé, pour la première fois, avec mes grands-parents : des gens très pieux qui allaient à l’église à tous les dimanches. La maison de ma grand-mère était juste derrière l’église qui était en plein milieu du village. L’église était toujours là. Je les voyais tout le temps faire leur chapelet. Mais, je les voyais aussi prier quand mon grand-père travaillait ou chassait, quand ma grand-mère arrangeait des peaux d’originaux en arrière, dans sa cour. Ils étaient dans la gratitude. Cette spiritualité, elle a toujours fait partie de ma vie. Du côté québécois de ma mère, de ma grand-mère aussi, j’ai baigné très jeune dans la religion catholique. Chez nous, tous les enfants se faisaient baptiser, tous les enfants faisaient la première communion, la confirmation. C’est à l’adolescence que je me suis mise à prendre conscience de comment l’Église catholique était responsable de beaucoup de souffrances chez les Premières Nations. Mais, comme je respectais les aînées chez nous, je respectais mes grands-parents, c’était difficile pour moi de comprendre leur attachement profond à cette religion qui nous avait été imposée et qui avait occasionné beaucoup de morts, beaucoup de blessures. Ce n’est que plus tard que je me suis questionnée ouvertement par rapport à ça.
Quand j’étais jeune, j’étais plus dans la posture de la révoltée. À ce moment-là, je me demandais pourquoi les gens avaient peur de revenir à leurs traditions et préféraient les traditions catholiques. Aujourd’hui, j’ai acquis une certaine sagesse, une sorte d’humilité, peut-être pas encore la meilleure, mais j’ai compris que c’est en étant dans la compassion qu’on est capable d’être dans l’ouverture et de recevoir les gens comme ils sont, puis de comprendre le rythme à suivre pour avancer selon leurs besoins. Il ne faut pas brusquer les gens, ou être agressive. C’est ma mère qui m’a transmis ce genre d’attitude. Il ne faut pas les blesser davantage, mais plutôt comprendre et respecter leurs blessures. Je cherche à dialoguer dans la douceur avec eux, à nous amener à une réflexion sur ce qui est de l’ordre du sacré dans nos cultures et dans nos vies. Si on veut revenir à nos anciens rituels, à notre spiritualité, il ne faut pas juger ou menacer les gens parce qu’on agirait comme l’a fait l’oppresseur catholique.
C : Alors, cette spiritualité n’est pas hybride?
E : Les rituels attikameks sont mélangés avec ceux de la religion catholique. Par exemple, chez nous, on met des petits bracelets de tissu noir dans notre poignet quand on est en deuil, et on en met aussi devant la maison ou après la poignée de porte de la chambre du défunt pendant un certain temps. Une fois, Lucie Basile m’avait expliqué d’où ça venait cette tradition des Attikameks : quand on était en deuil, on se mettait de la suie dans le visage. On était tous noirs, le visage noir, pendant qu’on était en deuil puis, à un moment donné, quand la religion catholique est arrivée, on a cessé de le faire. On a cessé de pratiquer nos traditions, mais on a continué à les faire en filigrane pour que l’Église ne les interdise pas. La spiritualité a toujours été là, en filigrane, en arrière de la religion catholique.