Waskamatisiwin / Décoloniser le sacré

Par Zone Occupée

Eruoma Awashish – Wapikoni Kokom (2022)

Impression jet d’encre

Un entretien autour
de l’exposition

WASKAMATISIwiN / Décoloniser
le sacré de Eruoma Awashish

 

Par Eruoma Awashish et
Constanza Camelo-Suarez

Centre BANG de Chicoutimi
Du 10 juin au 4 septembre 2021

 

Eruoma Awashish est de la Nation Atikamekw Nehirowisiw et a grandi dans la communauté d’Opitciwan. Elle est maintenant établie au Pekuakami (Lac-St-Jean) et son atelier se trouve dans la communauté Ilnu de Mashteuiatsh. Sa démarche artistique est empreinte de spiritualité et vise à créer des espaces de dialogues pour favoriser une meilleure compréhension des cultures des Premières Nations. La décolonisation du sacré est au cœur de sa pratique.

Constanza Camelo-Suarez s’intéresse à la création, à la théorisation et à la diffusion de l’art expérimental. Sa pratique artistique s’articule autour de l’élaboration de dispositifs performatifs et in situ. Elle est co-fondatrice de We Are Not Speedy Gonzales, collectif d’artistes migrants qui travaille sur l’interculturalité et ses représentations dans le milieu de l’art actuel. En tant que commissaire indépendante, elle a organisé des rencontres théoriques et des échanges artistiques entre le Canada et l’Amérique latine et publié des textes qui interrogent la pratique de l’art action et de l’art contextuel. Elle détient un doctorat en études et pratiques des arts (UQAM) et travaille comme Professeure au Département des Art et lettres de l’Université du Québec à Chicoutimi.

Le 13 avril 2022, je me suis entretenue avec Eruoma Awashish. Sa pratique artistique m’intéresse car la notion d’assemblage est réinvestie et actualisée dans plusieurs de ses pièces. L’artiste déjoue le sens des signes culturels et leur attribue des fonctions ambivalentes, plastiques ou spirituelles. Loin d’être ludique ou désengagée, la pratique artistique d’Eruoma propose des pistes nouvelles sur l’art et le social.  La communauté est toujours vivante, mais le rapport au sacré évoqué par l’artiste semble passer par une redécouverte d’une spiritualité de nature introspective, sans transcendance écrasante mais à la portée de toutes et de tous, dans un rapport attentionné à notre existence et à notre entourage. 

 

C : Eruoma, comment as-tu imaginé cette exposition qui rassemble plusieurs pièces réalisées à différentes périodes de ton parcours artistique?

E : Au départ, ça devait être mon exposition de fin de maîtrise. Quand j’ai pensé à la mise en espace des œuvres, j’ai eu un peu peur que ça ait l’air vide, que je n’aie pas assez de pièces dans la salle. C’est pour ça que j’ai décidé d’intégrer certaines œuvres que j’avais beaucoup aimées, mais que je n’avais pas eu l’occasion de présenter à Chicoutimi. Je les avais surtout présentées à Montréal. Je trouvais intéressant de pouvoir les exposer à Chicoutimi parce c’est un territoire fréquenté par les Premières Nations. Je me disais : ça va être l’occasion de montrer mon travail aux gens de ma nation, à mes amis, à ma famille. On le sait, il y a beaucoup d’Attikameks et d’Innus à Chicoutimi. Je me disais que ce serait l’occasion pour eux de venir voir mon travail et d’avoir un contact direct avec mes œuvres.

C : À quelle communauté tu appartiens, Eruoma?

E : J’ai grandi dans la communauté attikamek d’Obedjiwan, qui est dans le nord de la Haute-Mauricie. Ma mère est montréalaise. C’est mon père qui est attikamek. Ma mère a vécu et travaillé à Obedjiwan, puis mes parents se sont rencontrés et mariés. L’année d’après je suis née. Moi, j’ai 41 ans, et ma mère ça doit faire 43 ou 44 ans qu’elle vit à Obedjiwan. Les Attikameks l’ont adoptée chez eux. Moi, je suis des deux cultures. Bien que je sache que j’ai un côté de culture québécoise, j’ai vécu toute mon enfance à Obedjiwan et à Wemotaci, une autre communauté attikamek. Je ressens une plus grande appartenance à cette culture, car c’est là où j’ai grandi avec mes grands-parents. On vivait dans leur maison quand j’étais enfant, car il n’y avait pas beaucoup de maisons à Obedjiwan. On était plusieurs, mes tantes, mes cousins, mes grands-parents. J’étais proche de ma grand-mère. Ce vécu a teinté ma personnalité, mes traits de caractère.

C : Rentrons dans le vif du sujet qui nous intéresse : Décoloniser le sacré. Raconte-nous d’où vient-il ce titre-là? si on décolonise le sacré, c’est parce que ce dernier est colonisé?

E : Décoloniser le sacré c’est le sous-titre de l’exposition. Waskamatisiwin, c’est le titre de mon expo. Ça fait longtemps que je connais ce mot-là. C’est une expression qu’on utilise souvent dans notre langue. Je l’entendais auparavant dans le sens de « reprends tes esprits ». Cependant, j’ai rencontré des gens de ma nation qui m’ont expliqué le sens profond de l’expression. Elle se compose de deux mots : waska veut dire cercle, matisiwin veut dire vie, donc waskamatisiwin veut dire vivre en toute conscience, dans l’équilibre du cercle. Je me suis imprégnée de cet enseignement-là qu’on m’a donné. Ça a donné beaucoup de sens dans ma pratique artistique et dans ma vie, avec ma quête personnelle de vouloir vivre dans l’équilibre, d’être bien avec moi-même, avec mon esprit, en connexion avec le créateur et au territoire. Au fond, ce que je tente de faire quand j’essaye de décoloniser le sacré, c’est d’appliquer ce principe-là à vivre, en toute conscience, dans l’équilibre du cercle. Finalement, c’est ça qui est sacré pour moi. La compréhension du sens du mot a été une prise de conscience de quelque chose que je faisais, peut-être, sans m’en rendre compte. De rajouter la compréhension du sens du mot, ça m’a comme ouvert les yeux encore plus.

Le sacré je l’ai éprouvé, pour la première fois, avec mes grands-parents : des gens très pieux qui allaient à l’église à tous les dimanches. La maison de ma grand-mère était juste derrière l’église qui était en plein milieu du village. L’église était toujours là. Je les voyais tout le temps faire leur chapelet. Mais, je les voyais aussi prier quand mon grand-père travaillait ou chassait, quand ma grand-mère arrangeait des peaux d’originaux en arrière, dans sa cour. Ils étaient dans la gratitude. Cette spiritualité, elle a toujours fait partie de ma vie. Du côté québécois de ma mère, de ma grand-mère aussi, j’ai baigné très jeune dans la religion catholique. Chez nous, tous les enfants se faisaient baptiser, tous les enfants faisaient la première communion, la confirmation. C’est à l’adolescence que je me suis mise à prendre conscience de comment l’Église catholique était responsable de beaucoup de souffrances chez les Premières Nations. Mais, comme je respectais les aînées chez nous, je respectais mes grands-parents, c’était difficile pour moi de comprendre leur attachement profond à cette religion qui nous avait été imposée et qui avait occasionné beaucoup de morts, beaucoup de blessures. Ce n’est que plus tard que je me suis questionnée ouvertement par rapport à ça.

Quand j’étais jeune, j’étais plus dans la posture de la révoltée. À ce moment-là, je me demandais pourquoi les gens avaient peur de revenir à leurs traditions et préféraient les traditions catholiques. Aujourd’hui, j’ai acquis une certaine sagesse, une sorte d’humilité, peut-être pas encore la meilleure, mais j’ai compris que c’est en étant dans la compassion qu’on est capable d’être dans l’ouverture et de recevoir les gens comme ils sont, puis de comprendre le rythme à suivre pour avancer selon leurs besoins. Il ne faut pas brusquer les gens, ou être agressive. C’est ma mère qui m’a transmis ce genre d’attitude. Il ne faut pas les blesser davantage, mais plutôt comprendre et respecter leurs blessures. Je cherche à dialoguer dans la douceur avec eux, à nous amener à une réflexion sur ce qui est de l’ordre du sacré dans nos cultures et dans nos vies. Si on veut revenir à nos anciens rituels, à notre spiritualité, il ne faut pas juger ou menacer les gens parce qu’on agirait comme l’a fait l’oppresseur catholique.

C : Alors, cette spiritualité n’est pas hybride?

E : Les rituels attikameks sont mélangés avec ceux de la religion catholique. Par exemple, chez nous, on met des petits bracelets de tissu noir dans notre poignet quand on est en deuil, et on en met aussi devant la maison ou après la poignée de porte de la chambre du défunt pendant un certain temps. Une fois, Lucie Basile m’avait expliqué d’où ça venait cette tradition des Attikameks : quand on était en deuil, on se mettait de la suie dans le visage. On était tous noirs, le visage noir, pendant qu’on était en deuil puis, à un moment donné, quand la religion catholique est arrivée, on a cessé de le faire. On a cessé de pratiquer nos traditions, mais on a continué à les faire en filigrane pour que l’Église ne les interdise pas. La spiritualité a toujours été là, en filigrane, en arrière de la religion catholique.

 

Eruoma Awashish – Waska Matisiwin (2022)

Impression jet d’encre

C : Ton besoin de sacralité est-il polymorphe, syncrétique? Tu pratiques des rituels catholiques?

E : Non. Je ne me considère pas une pratiquante catholique. D’ailleurs je n’ai pas fait baptiser ma fille, mais elle a fait sa cérémonie des nouveau-nés, puis sa cérémonie des premiers pas. Je crois au personnage historique de Jésus et je crois en son message, mais je ne crois pas en l’institution de l’Église catholique. Je pense que je suis encore habitée par une colère envers cette institution, mais pas envers les gens qui la pratiquent ou bien envers la communauté des aînés qui vont à l’église. Quand je vois l’église dans ma communauté, je trouve ça tellement beau comme lieu parce qu’il est habité de pleins d’intentions et de prières des aînés, des mariages et des baptêmes qui y ont été célébrés. Ce n’est pas la religion catholique que je vois là-dedans. C’est les pratiques spirituelles des gens qui y sont là, avec des intentions sincères et profondes. Ce sont les gens qui font que ce lieu devienne important pour la communauté.

Je me souviens quand mes grands-parents faisaient leur chapelet le soir, avant d’aller se coucher. Ça ressemblait à des marmonnements qu’on ne comprenait pas clairement. En plus, ils le faisaient en attikamek. L’intonation de leurs mots avait la même profondeur, sincérité, intention que celles de quelqu’un qui est en forêt, fait un sweat lodge ou chante un chant au tambour. J’ai compris que des fois, ce n’est pas important de comprendre tout le sens des mots, des gestes, des symboles : ils sont superficiels, mais ils nous aident en tant qu’êtres humains à mieux conceptualiser la spiritualité. Oui, on a besoin de repères, de rituels, mais finalement tout se passe à l’intérieur de nous, dans l’intention.

Le concept de Dieu, c’est probablement quelque chose qui nous dépasse, qu’on n’est même pas capable d’imaginer. C’est quoi le créateur ? Quelle est cette force ? Pour moi, c’est la vie, c’est waskamatisiwin, c’est la vie sacrée. C’est vivre la vie dans la recherche de l’équilibre, de l’amour, d’être connectés les uns et les autres avec tout ce qui est vivant partout dans l’univers.

C : Donc, je comprends que le sacré t’appartient, tu le construis et son exploration intensifie ton existence. Et, décoloniser le sacré serait aussi le désinstitutionnaliser. Dans un sens anthropologique classique, le sacré serait ce qui s’oppose au profane. Cependant, selon Michel Leiris, il y aurait des actions quotidiennes, lesquelles, par certains gestes, certaines façons de les réaliser seraient détournées de l’ordinaire. Ainsi, on pourrait passer d’un plan ordinaire à un plan sacré, mais à un sacré non officiel. Qu’est-ce qui se passe dans le quotidien où tu t’insères ?

E : Le sacré c’est quelque chose qu’on a opposé au profane. Je trouve ça très occidental comme façon de penser : pour justifier quelque chose, il faut toujours la mettre en comparaison à quelque chose d’autre. C’est comme si une condition ne pouvait pas exister sans l’autre. Au contraire, pour moi le sacré c’est organique, c’est circulaire, ce n’est pas hiérarchique. Il n’y a pas quelque chose qui soit moins sacrée qu’une autre. Tout ce qui est vivant, c’est sacré. Une fourmi, c’est sacré. L’eau, c’est sacré. Les étoiles, les enfants, tout ça, c’est sacré. Parce que chaque être a son rôle à jouer dans le cycle du vivant.

Quand je brosse les cheveux à ma fille, tous les matins, il y a quelque chose de sacré dans ce geste. Ou bien, est-ce que c’est de l’amour ? Il y a un geste d’amour là-dedans. Il y a un geste spirituel parce que je ne suis pas obligée de le faire, mais je prends le temps de le faire quotidiennement, comme un rituel. Pour moi et pour ma culture, les cheveux, c’est tellement important. Ils représentent la force de ma fille. Elle sait ce que ça signifie d’avoir les cheveux longs, elle le voit dans les pow wow. Quand je prends le temps de lui brosser les cheveux ou quand je prends le temps de préparer un repas à ma famille, ces gestes du quotidien sont aussi de l’ordre du sacré.

Ceci je l’ai appris de mes grands-parents. Quand on tuait un animal, ça prenait des mois pour arranger sa peau, ça faisait partie des tâches exécutées par ma grand-mère, à la fois quotidiennes, à la fois sacrées. Quand ma grand-mère faisait des mocassins, elle honorait la bête en faisant ces beaux objets, puis en prenant le temps de faire une broderie. C’était comme si l’animal, il continuait de vivre dans ses mocassins. C’est une façon de le remercier de nous avoir donné à manger, d’honorer notre famille. Mon cousin me disait qu’il ne touchait pas à la peau de ses animaux s’il se sentait en colère parce que c’est une matière qui est vivante, il y a un esprit là-dedans. Cette manière intime d’aborder le quotidien, c’est du sacré.

C’est ça que je tentais aussi de faire ressentir aux gens : le sacré, il faut arrêter de le chercher en haut. Le sacré il est partout, autour de toi, puis à l’intérieur de toi aussi, et dans les petits gestes du quotidien, quand tu mets de l’amour, de la fierté dans ce que tu fais. Faire à manger à ton enfant, lui faire prendre un bain, faire des mocassins, et, je trouve aussi que faire de l’art c’est sacré. Dans les gestes de création, il n’y a rien au début, puis là tout à coup il y a une idée, il y a une vision matérialisée. C’est un genre de pouvoir qu’on a nous, les artistes. C’est spirituel je trouve, de partir d’une vision, de quelque chose à l’intérieur de toi que tu vas nourrir et rendre matérielle. Pour moi, c’est comme si c’étaient des prières que j’adresse quand je fais de l’art.

Eruoma Awashish – Kakw otehi / Coeur-épic (2021)

Aiguilles de porc-épic, tissu, styrofoam et bois
Crédit photo : Daniel Roussel

C : Pour toi, faire de l’art serait une sorte de rite qui met en scène l’origine d’un monde. Ça me fait penser à ton installation. On y retrouve un renard empaillé à qui tu as fait un lieu d’offrandes. Quatre éléments sont assemblés, détournés et mis en scène. Le renard porte un chapelet dans un tiroir placé dans sa blessure de mort. D’un côté, tu associes cet animal naturalisé avec un chapelet.

C: D’un autre côté, tu dissocies le sens qu’on attribue à une blessure en la transformant en un contenant. De plus, cet animal a été retrouvé, empaillé, altéré. Plusieurs gestes ont été posés sur cet être devenu matière, objet détourné. Cette transformation de la matière lui attribue une deuxième nature et une nouvelle fonction. Cet être qui semble vivant est passé par divers types de manipulations humaines. Plusieurs pratiques interculturelles s’entrecroisent et sont réunies dans le corps de l’animal au chapelet. Le renard est un ancêtre, un animal totem, un esprit guide? Ton installation serait-elle, aussi, une forme d’introspection?

E : Le renard, on l’a toujours vu comme un animal rusé, seul. C’est un petit animal qui chasse seul, mais il trouve toujours une façon de survivre, d’arriver à ses fins. Il est aussi un animal amical, facile d’approche. Chez nous, dans mon village, c’est déjà arrivé que des renards sauvages viennent proche du village pour nous honorer et que des gens en aient domestiqués. Certains animaux ont des traits de caractère qui représentent des valeurs qui nous enseignent des façons de se comporter. Les Premières Nations confèrent des traits de caractère symboliques aux animaux. On se réfère toujours aux animaux pour se représenter. Par exemple, l’ours représente la force, c’est la médecine; l’aigle c’est la vision, c’est voir loin.

Les Premières Nations, nous avons réussi à garder le sentiment d’appartenance à la forêt, à ne pas nous sentir étranger quand on y est, mais à se sentir chez nous. Ça nous permet d’observer encore les animaux, de comprendre comment ils font pour survivre dans le bois, car c’est dur aussi pour les animaux de survivre, mais c’est naturel, c’est beau. Ils sont importants parce qu’ils nous nourrissent, mais ils ne sont pas comme nous, ils ne sont pas à notre service. C’est en observant les animaux qu’on a fini par apprendre des choses pour se soigner, ou bien des façons de faire, qu’on a compris et généré des savoirs ancestraux. Ils sont des enseignants ou des transmetteurs.

C : Une autre œuvre de l’exposition est faite d’aiguilles de porc-épic. Qu’est-ce qu’on connaît de cette matière?

E : On utilise les aiguilles du porc-épic dans l’artisanat autochtone, pas juste chez les Attikameks, mais plusieurs nations font de la broderie avec ça. Une fois, j’étais invitée à participer à un symposium. J’avais rêvé que je faisais une œuvre avec des aiguilles, que je dessinais avec des aiguilles de porc-épic, mais pas comme on fait déjà traditionnellement lorsqu’on plie les aiguilles et on fait une broderie, car c’était le piquant, le bout qui pique qui était à l’extérieur qui dessinait. C’est vraiment particulier parce que je l’avais rêvé clairement, j’avais vu les autres matériaux que j’allais utiliser, le fond, le tissu, le contreplaqué, un clou collé et les aiguilles. Plus tard, j’ai réalisé le tableau qui fait partie de l’exposition au centre BANG, représentant un cœur anatomique, un cœur en aiguilles de porc-épic. Si tu touches à cette œuvre, elle peut te piquer. Des gens de ma nation, des Attikameks qui ont vu le tableau, m’ont dit qu’avec les aiguilles du porc-épic on faisait de la médecine, qu’on pouvait traiter des problèmes cardiaques avec. Ils supposaient que je le savais, mais je ne le savais pas. J’étais contente de l’apprendre. J’ai compris que j’avais fait ça intuitivement, et tout à coup, j’ai senti que ça faisait encore plus de sens de faire de l’art guidée, à l’écoute de ce genre de signes, de messages que je ressens. Je trouve ça extraordinaire de voir que tout a un lien. C’est pour ça que je continue à ramasser des porcs-épics, ces temps-ci.

C : C’est en ramassant un porc-épic que tu as trouvé le renard. C’est cette trouvaille, celle qui te frappe le plus, qui te renseigne sur ton processus de création. Revenons au récit de la création de l’installation.

E :  Comme je poursuivais le travail des œuvres en aiguille de porc-épic, j’avais toujours des boîtes, des gants, des sacs parce que je surveillais pour ramasser des porcs-épics écrasés sur la route. J’étais bien alerte. Un jour, j’allais au chalet de mon ami et j’ai vu un porc-épic sur le bord de la route, mais pas du bon sens parce que je roulais dans l’autre sens. Je me suis dit, je vais le ramasser demain en revenant. Il va être dans le bon sens. Le lendemain, je suis repassée et j’ai vu le porc-épic, mais j’ai vu aussi un renard juste un peu plus loin. J’avais comme l’impression que, lui aussi, il avait été attiré par le porc-épic et qu’en traversant, il s’était fait frapper. J’étais aller voir le porc-épic mais le porc-épic était trop abîmé. Je n’ai pas pu le ramasser. J’ai vérifié le renard et il était tout beau. Ça ne faisait pas longtemps qu’il avait été frappé. Il n’était pas encore tout raide. Finalement, j’ai ramassé l’animal et l’ai amené à Lucille, la madame qui travaille avec moi. Elle est habituée à ce que je lui demande des affaires hors du commun. Cette fois-ci, je lui ai demandé d’empailler le renard en lui faisant adopter une attitude de curiosité, en train d’avancer, craintif, méfiant. Ça m’arrive souvent d’humaniser les positions des animaux pour les mettre en scène dans mes œuvres. Lucille commande des structures qu’elle met à l’intérieur des animaux, déjà toutes faites. Mais vu ma commande, il a fallu qu’elle fasse la structure elle-même parce que ce n’était pas une pose classique de renard empaillé.

J’ai remarqué la blessure ouverte, fendue, que le corps de l’animal avait d’un côté, sur le flanc. C’est probablement l’impact de la voiture qui l’a frappé. Quand j’ai vu sa blessure, j’ai su tout de suite ce que j’allais faire avec. Je me suis dit : je vais mettre un tiroir dans sa blessure. Je n’ai pas pensé tout de suite au chapelet, j’ai plutôt pensé au geste d’ouvrir le tiroir d’une blessure. J’ai pensé à toutes ces sortes de tiroirs, avec toutes ces sortes de vieilles blessures de cachées à l’intérieur de nous.

Eruoma Awashish – Kekwan Ka wapataman / Que vois-tu? (2022)

Acrylique sur toile et feuilles d’or

C : Le tiroir semble avoir la fonction de lieu intermédiaire tout comme le lieu d’offrandes, accessible au spectateur, fait à un animal dont la présence devient inquiétante. C’est la présence d’une forme située entre le ready made et la chimère. C’est un artefact, à la fois esthétique et culturel, à visée ritualistique ou spirituelle. Le chapelet, il apparaît à quel moment du processus de création?

E : Ma grand-mère aimait lire un petit livret de cantiques qu’elle sortait d’un tiroir de la table de nuit, accompagné de son chapelet. Mon grand-père, lui aussi, gardait son chapelet dans sa table à lui. Avec ces objets, ma grand-mère assistait à la messe où elle chantait en attikamek. Le chapelet qui sort du tiroir du renard me fait penser à mes grands-parents. Il symbolise les entrailles qui sortent d’une blessure. Dans le fond, j’essaie d’apprivoiser ce renard, parce qu’il est blessé. Quand on est blessé, c’est difficile d’aller vers l’autre. C’est difficile de se regarder soi-même, d’aller fouiller en profondeur dans ses tiroirs. Pour apprivoiser le renard, je l’invite à se rapprocher en lui offrant de la nourriture et de l’eau, de la monnaie et des fruits, du foin d’odeur et du tabac pour prier pour qu’il guérisse dans sa blessure. Des pierres aussi, pour mon grand-père, en souvenir des tentes de sudation. Pour moi, tout est là pour qu’il se sente chez lui, pour qu’il s’y installe, pour que je puisse l’apprivoiser. J’essaie d’apprivoiser son humanité tout en respectant qu’il va rester aussi sauvage, heureux et libre dans la forêt. Mais il est hésitant, le renard. Il ne vient pas parce qu’il souffre, c’est difficile pour lui d’aller ou de venir. Si je veux qu’il vienne, il ne faut pas que je sois brusque avec lui. Est-ce qu’il est prêt ? Est-ce qu’il veut venir ? Est-ce que je peux m’avancer vers lui ? Il faut être attentif à l’autre, le laisser venir, être toujours dans l’ouverture. Quand l’autre sera prêt à venir, moi je vais être dans l’ouverture pour l’accueillir.

C : La reconstitution réaliste de la forme de l’animal blessé permet que son souvenir soit restauré, maintenu. Cela me fait penser à la puissance de la photographie : capturer et préserver la fragilité et la force du moment vécu, évoquer la beauté et la cruauté de l’éphémérité du temps. Dans un autre tableau, le spectateur est devant le portrait de la mère et de la fille. Ton front et celui de Onimskiw se touchent. Qu’est-ce qui s’est passé lors de la prise photographique, Eruoma?

E : Waskamatisiwin, c’est aussi d’être connectées, d’être conscientes qu’on est connecté à tout ce qui est vivant. Quand j’ai demandé à ma fille de poser pour la photographie, je lui ai dit : on va juste se coller. Je ne l’ai pas guidée sur la posture qu’elle devait avoir. Ça s’est passé naturellement, toutes les deux nous avons adopté la même posture et la même expression. Nos fronts se sont touchés, on a vécu un moment de sérénité ensemble.

Je trouve que depuis que ma fille est dans ma vie, ça m’aide à me centrer, à avoir un but plus clair à l’intérieur du cercle. Je m’investis et j’assume complètement mon rôle de mère. Aujourd’hui, quand je regarde cette photo, je voyage dans le temps. Je me vois moi, quand j’étais petite et j’imagine qu’elle, elle se voit en moi quand elle sera adulte. C’est un mouvement circulaire du regard, celui qui s’opère dans cette image. C’est un continuum et aussi une communion. Je dis à ma fille : je suis humble devant toi, je t’aime et je vais tout faire pour que tu puisses trouver l’équilibre. Je te remercie parce que toi, tu m’apportes l’équilibre aussi dans ma vie. Je trouvais que ça représentait bien Waskamatisiwin, la volonté de vivre dans l’équilibre du cercle. C’est la vie qui tourne. Moi, je m’envole vers la fin de ma vie et elle commence la sienne. C’est la vie qui tourne.

Eruoma Awashish – Kiwew / Elle rentre chez elle – Vidéo d’art produite par Langage Plus Projet Chemin secondaire (2022)
Eruoma Awashish – Kiwew / Elle rentre chez elle – Vidéo d’art produite par Langage Plus Projet Chemin secondaire (2022)
Eruoma Awashish – Kiwew / Elle rentre chez elle – Vidéo d’art produite par Langage Plus Projet Chemin secondaire (2022)
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