VOULONS-NOUS VIVRE ÉTERNELLEMENT?

Par Zone Occupée

Jocelyn Maclure, Isabelle Dumont

Jocelyn Maclure est professeure de philosophie à l’Université Laval et président de la Commission de l’éthique en science et en technologie du Québec. Il est l’auteur de Retrouver la raison (Québec Amérique, 2016) et le co-auteur de Laïcité et liberté de conscience (Boréal Compact, 2020).

Isabelle Dumont est professeure à l’École de travail social de l’UQÀM. Ses recherches portent entre autres sur les soins de fin de vie (soins palliatifs et aide médicale à mourir), le deuil et la proche aidance.

Photo © Annik MH de Carufel Le Devoir

La modernité se comprend en outre comme un désir exacerbé de contrôle de l’humain sur la nature et sur sa destinée. Pour plusieurs, les progrès de la science et de la raison ont sonné le glas des enchantements métaphysiques. Bien que les sociétés contemporaines soient caractérisées par le pluralisme des conceptions du monde et de la vie bonne, ceux qui adhèrent à une vision naturaliste ou matérialiste du monde ont renoncé aux idées comme celles voulant que les finalités de l’existence humaine soient inscrites dans l’ordre naturel ou que des phénomènes supranaturels interviennent dans le cours des choses. Si certains, comme Camus, sont troublés par le « silence déraisonnable du monde » au sujet du sens de l’existence humaine, cette indifférence de l’univers à notre sort est plutôt vue, dans l’ère moderne, comme une invitation à intervenir sur la nature afin de réaliser les fins que nous nous donnons à nous-mêmes. La science et les technologies sont les chevilles ouvrières de ce désir de contrôle.

Notre propos ici n’est pas de suggérer une nouvelle critique globale de la rationalité instrumentale et de la technique. C’est grâce au rejet du fatalisme et à l’innovation technoscientifique que nous pouvons concevoir des vaccins capables de nous immuniser contre des infections potentiellement létales, et que nous comprenons mieux la place et la singularité de notre planète dans son système solaire. Nous souhaitons plutôt aborder la question de notre rapport au vieillissement, au déclin de nos capacités et à la mort.

Le refus du fatalisme et de la prédestination se traduit parfois en une volonté de repousser radicalement le déclin de nos capacités inhérent au vieillissement, voire même à abolir notre vulnérabilité ultime, à savoir notre finitude. La représentation sociale de la vieillesse est souvent négative. D’un point de vue individuel, plusieurs d’entre nous redoutent le vieillissement, surtout à partir du mi-temps de la vie. D’un point de vue collectif, la vision selon laquelle les personnes âgées représentent un fardeau pour leurs proches ou pour la société est influente, bien qu’elle soit heureusement aussi contestée. Nos travaux de recherche sur l’aide médicale à mourir ont révélé que cette volonté, de ne pas être une charge, est l’une des motivations poussant certaines personnes à vouloir avoir le contrôle sur le moment de leur mort.

Solutionner la mort?

De façon plus radicale, le transhumanisme est le courant de pensée prônant une utilisation massive de la technoscience afin d’« améliorer » l’être humain en « augmentant » ses capacités physiques et cognitives, quitte à le transformer en profondeur. L’objectif n’est pas seulement de soigner, de guérir, de ramener les personnes ayant des problèmes de santé à un fonctionnement normal, ou encore de prévenir l’occurrence de maladies graves et incurables, mais bien d’améliorer les performances des individus. Le recours massif et extensif aux biotechnologies, dont celles permettant de modifier intentionnellement le génome humain, et aux hautes technologies comme l’intelligence artificielle et les nanotechnologies, est de plus en plus encouragé.

Il nous est arrivé de penser que cette mouvance était marginale et essentiellement promue par des entrepreneurs fantasques de la Sillicon Valley, qui pensent que leurs succès technologiques et commerciaux leur confèrent une clairvoyance métaphysique supérieure. Si c’était le cas, le mot d’ordre serait d’ignorer leurs élucubrations afin de ne pas leur donner de visibilité supplémentaire.

Cette position, toutefois, n’est guère plus tenable. L’influence du transhumanisme est déjà considérable et, considérant l’extraordinaire pouvoir des principaux acteurs économiques de l’ère du numérique, elle ira vraisemblablement en augmentant. Ainsi, Google a fondé une compagnie, Calico, dont la finalité est de « solutionner la mort », et a logiquement embauché l’inventeur Ray Kurzweil en tant qu’ingénieur en chef. Prenant le contre-pied de la position que nous défendrons dans ce texte, Kurzweil soutient que la « mort ne donne pas un sens à l’existence; la mort est plutôt un défaut corrigible dans le design du corps humain[1] ». Elon Musk, le directeur exécutif de Tesla, et Peter Thiel, le co-fondateur de Paypal, investissent dans des compagnies qui cherchent à allonger la durée de vie. Les fonds ne manquent pas pour les chercheurs qui adhèrent au programme transhumaniste.

Le biologiste Aubrey de Grey est l’une des autorités scientifiques les plus souvent citées par ceux qui adhèrent au projet de prolonger radicalement la durée de vie. Ce dernier maintient que les avancées en médecine régénérative pourront un jour contrer le vieillissement biologique ou la sénescence, c’est-à-dire la dégénérescence graduelle des cellules, tissus, organes et autres parties du corps humain menant à la mort. De Grey affirme, probablement pour stimuler l’intérêt envers ses recherches, que le premier humain qui vivra 1000 ans est déjà né. Le biologiste ne croit pas en l’immortalité stricto sensu, puisque que c’est uniquement le vieillissement biologique menant à la mort que la médecine pourra éventuellement éradiquer. La mort causée par un traumatisme ou un suicide sera toujours possible. Mais la médecine doit cesser d’être complaisante face à la mort et voir le vieillissement comme une maladie plutôt que comme un processus biologique normal.

Yuval Noah Harari, l’auteur du bestseller international Sapiens, est sans doute l’un des essayistes les plus influents dans le monde d’aujourd’hui. Si Sapiens portait sur l’évolution historique de notre espèce dans la très longue durée, les essais d’Harari qui ont suivi portent respectivement sur le présent et le futur. L’historien donne maintenant dans l’interprétation du zeitgeist et dans la philosophie prospective de l’histoire. Ayant réussi à survivre aux guerres, aux famines et aux pandémies, l’homo sapiens de demain voudra se transformer en homo deus, en homme-dieu. En plus de la divinité, il tentera d’atteindre, grâce aux sciences de la vie et aux technologies de l’information et la communication, le bonheur permanent et l’immortalité[2]. Nous croyons qu’il accorde beaucoup trop de crédibilité scientifique aux scénarios inspirés par la science-fiction, mais l’important pour notre propos est que des intellectuels, qui ont l’oreille des plus puissants acteurs politiques et économiques, puissent voir dans le transhumanisme l’horizon d’attente de notre civilisation.

Comme nous redoutons généralement notre propre mort et celle de nos êtres chers, l’idée d’un prolongement radical – voire éternel – de la vie semble intuitivement attrayante. Mais qu’en est-il?

Bien qu’une extension radicale de la longévité des êtres humains poserait des défis environnementaux et sociaux complexes, nous nous contenterons ici d’un examen philosophique : serait-il bien, pour nous, de vivre beaucoup plus longtemps? Sommes-nous même capables d’imaginer comment il serait possible de donner un sens à une vie qui n’aurait pas de terme, ou qui serait d’une très longue durée?

La conscience de la finitude

Clarifions d’abord la question : il ne s’agit pas que d’ajouter quelques années à l’espérance de vie moyenne des êtres humains. Si l’on peut nous garantir une qualité de vie acceptable, nous pouvons aisément nous imaginer souhaiter vivre jusqu’à 115 ou 120 ans, la longévité maximale approximative des êtres humains. Pour ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre une vie raisonnablement satisfaisante, à la fois remplie de sens et de plaisir, cela nous permettrait de vivre davantage d’expériences positives, de réaliser de nouveaux projets et possiblement de devenir plus sages. Dans notre cas, cela nous permettrait potentiellement d’être un jour arrière-grands-parents, ou d’investir une ou deux décennies dans le projet d’écriture d’un livre d’envergure sur l’identité personnelle, le vieillissement et la finitude.

Mais l’être humain moyen, après mûre réflexion, voudrait-il vivre jusqu’à 150 ans? 200 ans? 500 ans? 1000 ans? Éternellement? Et quoi qu’en pense l’individu moyen, devrions-nous le souhaiter?

En y regardant de plus près, il apparaît difficile d’imaginer, d’un point de vue existentiel et psychologique, comment donner un sens à une vie radicalement plus longue ou éternelle. L’être humain, comme l’a écrit Heidegger, est un être-vers-la-mort. Laissant de côté l’exégèse de la trop souvent obscure pensée heideggérienne, la conscience de notre finitude est une coordonnée fondamentale de notre mode d’existence. La conscience de la mort donne à notre existence une structure temporelle comportant un début, un développement et une fin. La mémoire permet de relier les différents épisodes de notre passé, et notre conscience du caractère fini de l’existence humaine nous invite à nous projeter dans le futur, à chercher à donner une direction à la vie qu’il nous reste à vivre.

Ainsi, la conscience de notre finitude structure de façon très profonde notre conception de l’existence. C’est cette conscience qui fait dire à plusieurs que la vie, pour les êtres humains, a une dimension narrative ou qu’elle prend la forme d’un récit. Notons tout de suite que cette analogie, entre la vie humaine et les arts narratifs comme le roman ou le film, peut être exagérée et trompeuse car notre vie est plus fragmentée qu’un récit linéaire conventionnel. Nous nous transformons de façon radicale de l’enfance à la vieillesse. Nous faisons des expériences, vivons des succès, des épreuves et des échecs qui nous forcent à nous réorienter. De façon modérée ou radicale, nous changeons nos croyances, nos valeurs et nos buts. Nous disons de certains qu’ils sont devenus « des personnes différentes ».

Cela étant dit, il appert que la conscience que notre temps sur Terre est limité nous incite fortement à voir notre vie comme un récit ayant, comme nous l’avons écrit plus haut, un début, un développement, qui peut inclure des remises en question et des réorientations plus ou moins radicales, et une fin. Cette conscience fait en sorte qu’il ne faut généralement pas suivre l’adage, souvent trop rapidement prononcé, selon lequel il faut « vivre chaque jour comme si c’était le dernier ». Faire du carpe diem la maxime de toutes nos décisions et actions serait catastrophique, puisque cela impliquerait le sacrifice de notre soi futur au profit du bien-être de notre soi actuel[3]. Pourquoi se préoccuper de notre santé s’il faut éviter de se projeter dans le futur ? Pourquoi faire des économies pour nos vieux jours ? Pourquoi s’engager en faveur du développement de la science ou du progrès social politique ? Le progrès exige en effet des efforts collectifs et continus. Il est fort possible que les résultats de nos actions dans le présent se fassent sentir après notre mort. La conscience de notre mortalité est un puissant incitatif à planifier à long terme et à faire des sacrifices dans le présent pour le bénéfice de notre soi futur.

L’insoutenable ennui de l’immortel

Le philosophe Bernard Williams a proposé l’un des argumentaires les plus puissants soutenant que l’immortalité n’est pas souhaitable pour l’être humain[4]. Une vie éternelle deviendrait selon lui, à un moment ou un autre, dénué de sens et d’un ennui insupportable. Cet argumentaire repose sur deux grands piliers : la lassitude que causerait l’éternel retour du même et les conditions de l’identité personnelle.

Dans un premier temps, Williams nous rappelle que ce que l’on aime, désire et valorise dans notre vie vient généralement en quantité limitée.

Prendre un deuxième expresso ne procure pas autant de satisfaction que le premier. Les psychologues parlent du « tapis roulant hédoniste » sur lequel nous nous déplaçons. Comme nous nous adaptons rapidement à nos nouvelles sources de plaisir, il faut constamment en chercher de nouvelles.

Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne les biens matériels, mais même les amoureux des livres, du cinéma ou des voyages souhaitent varier leurs activités afin de ne pas s’en lasser. L’amitié est sans conteste l’une des expériences humaines les plus riches et satisfaisantes pour la plupart d’entre nous, mais on vise généralement à avoir plus qu’un ami et à entretenir des relations amicales de différentes natures et intensités.

Et si l’on pense plutôt aux activités humaines qui participent à une quête de sens ? Là encore, peut-on vraiment s’imaginer s’engager éternellement dans des activités existentiellement riches comme la recherche scientifique, la création artistique, le bénévolat ou la politique active ? Après un certain temps, l’activité en question ne susciterait-elle pas un ennui profond et un même un sentiment d’aversion ? « L’éternité est très longue, surtout vers la fin », selon la désormais phrase célèbre attribuée à Woody Allen. Williams en conclut que, s’il n’y a rien d’incongru dans la volonté de vivre plus longtemps, la certitude que notre existence a un terme est néanmoins une condition indispensable pour mener une vie qui a un sens et qui est psychologiquement soutenable.

La continuité du moi

Dans un deuxième temps, Williams anticipe une objection sérieuse que l’on pourrait adresser à sa thèse, à savoir l’argument de la diversité des expériences et des modes de vie possibles. Ne peut-on pas lui répondre qu’il serait toujours possible de multiplier les expériences, modes de vie et relations et d’ainsi éviter la lassitude ? Nous pourrions vivre dans différents pays, nouer de nouvelles relations amicales et amoureuses et faire l’expérience d’une vaste gamme de professions et divertissements. Nous pourrions être athlète professionnel pendant quelques décennies pour ensuite devenir successivement philosophe, artiste visuel ou ébéniste, tout en apprenant continuellement de nouvelles langues et découvrant de nouvelles cultures.

Williams nous demande à ce stade de ne pas perdre de vue les propriétés qui font en sorte que l’identité personnelle se maintienne dans le temps, c’est-à-dire les conditions selon lesquelles nous pouvons penser qu’une personne demeure la même en dépit des changements qu’elle vit pendant son existence. La théorie philosophique de l’identité personnelle, possiblement la plus influente dans la modernité, est celle de la « continuité psychologique ». Défendue d’abord par John Locke, cette théorie avance que ce qui fait que nous demeurons la même personne dans le temps est qu’il y a une continuité, dans notre représentation mentale de nous-même, entre la personne que nous sommes aujourd’hui et celle que nous étions dans le passé. Cette continuité de notre vie mentale est assurée par notre mémoire. L’idée n’est pas que l’on se souvient de tous les événements qui sont survenus dans notre vie et des états mentaux qui leur étaient associés, mais bien qu’une chaîne mémorielle nous relie à la personne que nous étions dans le passé.

Or, soutient encore Williams, le prolongement radical de notre existence étirerait jusqu’à la rupture cette chaîne mémorielle, si bien que l’on deviendrait, à un moment ou un autre, une personne ou un moi différent, du moins d’un point de vue psychologique.

Après quelques centaines années d’existence, faites d’expériences multiples et de différentes réincarnations, nous oublierions la personne que nous étions au début de notre vie biologique. Il serait ainsi certes possible de repousser la lassitude existentielle, mais au prix d’une rupture identitaire compromettant, au final, l’immortalité recherchée.

En effet, si Williams a raison, la seule façon d’éviter l’ennui et la déprime causés par la vie éternelle est d’accepter la dissolution du moi et de devenir littéralement une personne différente. D’un point de vue psychologique et existentiel, ce ne serait pas moi qui vivrait éternellement. Le corps serait l’enveloppe physique de personnes qui se succéderaient.

Se réconcilier avec le vieillissement et la finitude

Ceux qui voient le vieillissement et la mort comme des maux ne réalisent peut-être pas jusqu’à quel point la finitude est une propriété fondamentale de notre façon d’être-au-monde. Il est difficile d’imaginer, sur la base de ce que nous sommes, comment nous pourrions donner un sens à notre vie radicalement plus longue ou éternelle. Cela impliquerait en quelque sorte une révolution métaphysique.

C’est ce qui explique notre inconfort avec le discours social négatif sur le vieillissement et les fantasmes du transhumanisme. L’idée n’est pas de nier ce que plusieurs ressentent comme une angoisse par rapport à la mort. Nos recherches auprès de personnes en fin de vie et de leurs proches aidants nous incitent toutefois à penser que la crainte, qui tenaille la plupart d’entre nous, est davantage celle de mourir trop tôt ou de mal mourir, c’est-à-dire que notre fin de vie soit marquée par l’isolement, la persistance de conflits, la précarité ou la souffrance. Cette angoisse peut être atténuée par un soutien psychosocial, des soins de santé curatifs et palliatifs accessibles et de qualité et, pour plusieurs, par l’autonomie et le pouvoir d’agir conférés par la possibilité de demander, le moment venu, l’aide médicale à mourir. Considérant les inégalités massives sur le plan de l’état de santé physique et psychologique des individus, l’augmentation de l’espérance de vie et l’amélioration de la qualité de vie des personnes qui ont été malchanceuses à la loterie génétique ou sociale devraient être l’horizon éthique des recherches biomédicales, bien davantage que l’allongement radical de la longévité et la quête d’immortalité. C’est pour toutes ces raisons que l’humanisme démocratique et solidariste doit être préféré au transhumanisme.

 

[1] Le carpe diem est souvent associé à la phrase de Sénèque selon laquelle « chaque jour est à lui seul une vie ». Notons que cet adage peut aussi être compris comme une invitation à faire de chaque journée un microcosme de notre vie entière, ce qui mène moins spontanément à l’hédonisme et à l’insouciance que l’idée qu’il faudrait vivre chaque jour comme si c’était le dernier.

[2] Bernard Williams,« The Makropulos case: reflections on the tedium of immortality », dans Problems of the Self, Cambridge University Press, 2009.

[3] Yuval Noah Harari, Homo Deus. Une brève histoire du futur, Albin Michel, 2017. La quête de l’immortalité relève de la volonté de créer une espèce « posthumaine » davantage que du transhumanisme. Faute d’espace, nous n’abordons pas cette distinction dans ce texte.

[4] https://www.prevention.com/life/a20457674/why-ray-kurzweil-thinks-well-cheat-death-in-this-lifetime/

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