UNE VISITE AU SUPERMARCHÉ

Par Zone Occupée

Fabienne Roques – Le centre d’achat (2021)

Normand Baillargeon

Normand Baillargeon a publié des ouvrages consacrés à la philosophie (Stéroïdes pour comprendre la philosophie (2010); L’arche de Socrate (2012)), à l’éducation (L’éducation (2010); Je ne suis pas une PME (2011); Liliane est au Lycée (2011)), à la pensée critique (Petit cours d’autodéfense intellectuelle (2005); Raison Oblige (2009)), à l’anarchisme (L’ordre moins le pouvoir (2001)) et à la poésie (Trames (2004)). Il a aussi traduit et édité des auteurs qu’il admire particulièrement dont Rudolf Rocker, Noam Chomsky, Frederick Douglass, Voltairine de Cleyre, Bertrand Russell et Lewis Carroll.

S’il est instructif de penser à un supermarché comme à une machine à inciter à consommer, c’est qu’il l’est en effet. Il est utile de le savoir, ne serait-ce que pour résister aux pièges qu’on nous tend. Voici quelques-uns des rouages de la machine présentés par une visite imaginaire à votre supermarché préféré. Votre guide s’appelle Laura : c’est une jeune sceptique.

 

Une machine à prédisposer à consommer

Par Normand Baillargeon

Vous sortez de votre voiture et pénétrez dans le centre commercial. Devant vous se trouve une fontaine, autour de laquelle on a installé des bancs. Il y a là des fleurs, de vraies fleurs et même un arbre, un vrai arbre. Le contraste avec le stationnement que vous venez de quitter est saisissant. Autant le stationnement  était inhospitalier, bruyant, sans végétation aucune, autant cette fontaine est accueillante, invite au calme et à s’y arrêter. Longuement.

C’est bien évidemment le but recherché.

En entrant dans ce centre commercial, vous dit Laura, nous venons de pénétrer dans une machine à inciter à acheter. Cette machine est efficace, testée et éprouvée. En passant, notez aussi ce que vous entendez.

Vous prêtez l’oreille. La cacophonie extérieure a fait place à une douce musique, apaisante, qui complète merveilleusement la fontaine et incite elle aussi à vouloir s’attarder ici. Vous reprenez votre route et vous dirigez vers le supermarché, situé tout près. Vous prenez un chariot et Laura vous fait remarquer combien il est grand. Les recherches, explique-t-elle, montrent que l’on tendra à acheter plus si le chariot est plus grand.

En entrant dans le supermarché, vous entendez là aussi une douce musique. Mais Laura vous demande, cette fois, ce que vous sentez : car c’est aussi votre odorat qui sera maintenant sollicité. Dès l’entrée du supermarché, on se trouve devant la section des plats cuisinés, et ils dégagent une fort agréable odeur, en particulier ces poulets grillés.

Cette bonne odeur que le chaland sent dès l’entrée du supermarché a un rôle à jouer dans la machine, explique Laura : qu’il achète ou non quelque chose dans cette section, elle contribue à sa mise en condition en le mettant en appétit.

Laura prend un pause puis désigne un vaste espace du doigt.

Vous noterez aussi, dit-elle, ce qu’on trouve presqu’immanquablement, dès l’entrée d’un supermarché : les fruits et les légumes. Il y a à cela plusieurs raisons. Vous les devinez?

C’est joli!

En effet, dit Laura. Mais il y a plus. Tous ces fruits et tous ces légumes savamment disposés et offerts, tous sans imperfections ou presque (ils ont notamment été sélectionnés pour cette raison), tout cela que vous pouvez toucher et choisir, vous ferait oublier que vous êtes dans un supermarché vendant surtout des produits industriels. Par eux, vous voilà presque dans un marché d’autrefois, à choisir vos aliments. Et puis tout le monde sait qu’il est important de manger beaucoup de fruits et de légumes : nous allons donc régler cette formalité dès le départ, après quoi on passera aux choses plus sérieuses — pour le supermarché du moins. Vous pourrez ainsi, sans mauvaise conscience, vous gâter : et le commerce vous a justement  préparé pour cela quelques bons tours et quelques bonnes surprises. Vous poursuivez votre route au pays de la manipulation du chaland.

Ici se trouvent les viandes, bien emballées, sans sang apparent ni rien qui rappelle (trop) qu’il s’agit de muscles d’animaux morts, se plaît à noter Laura qui est végétarienne. Puis, vous respirez de nouvelles odeurs agréables : c’est la boulangerie.

Vous abordez ensuite les allées, vastes, nombreuses : elles composent la plus grande part de la surface du supermarché. Par contre, avec notre grand charriot, il est très difficile de faire demi-tour, de sorte que nous devons parcourir entièrement chacune de celles où nous nous sommes engagés — ce qui augmente les chances que nous achetions quelque chose.

Laura semble savoir ce qu’elle veut acquérir et elle s’engage résolument dans  une allée, où elle se dirige à un endroit précis, qu’elle fixe un moment l’air dépité.

Les riz étaient juste ici il y a peu de temps encore. Mais ils ont de nouveau changé le planogramme!

Le quoi?

Le planogramme. C’est le plan qui précise la disposition des produits dans le supermarché. Mais on en change assez souvent. Pour une raison fort simple : cela permet de briser les habitudes des clients et de les amener à découvrir et peut-être acheter de nouveaux produits. La disposition des produits offerts est une chose à laquelle on accorde une grande importance dans un supermarché.  Tu remarqueras par exemple que les gros vendeurs et les bonnes sources de profit sont placés à hauteur des yeux. Les moins bons vendeurs ou les produits qui génèrent de moins bons profits sont situés plus bas sur les étagères. Regarde par exemple ces farines : les gros formats sont tout en bas et il te faudra te pencher pour en prendre un contenant. Tu noteras aussi que les produits susceptibles d’intéresser les enfants sont commodément placés à la hauteur de leur vue.

Laura apprend d’un employé où se trouvent désormais les riz et vous vous dirigez vers cet endroit.

Vous avez certainement remarqué que les prix se terminent presque toujours par .99. Vous devinez pourquoi?

J’ai pensé que ce pouvait être pour rendre plus difficile de tenir le compte de nos achats et c’est pourquoi j’arrondis toujours à l’unité.

C’est une partie de l’explication. Mais il y a autre chose, un biais cognitif appelé biais du chiffre de gauche. Il s’agit d’une heuristique d’évaluation qui nous fait, pour un nombre donné, accorder plus d’importance qu’on devrait au chiffre de gauche, tandis que les autres tendent à être moins pris en compte. C’est lui qui fait que 7,99 $, est mal évalué par rapport à 8,00 $.On a ainsi démontré que les voitures usagées dont l’odomètre indique entre 79 900 et 79 999 kilomètres se vendent de manière disproportionnée plus cher que celles dont il indique entre 80 000 et 80 100 kilomètres; mais aussi très peu moins cher que celles dont l’odomètre indique entre 79 800 and 79 899 kilomètres.

C’est tout un art l’affichage de prix!

Vous ne devinez pas à quel point. On a mis en évidence un biais cognitif appelé ancrage. Soit un nombre n’ayant aucun rapport avec une évaluation à faire : eh bien, on va néanmoins voir cette évaluation se rapprocher de ce nombre, comme s’il était une ancre l’attirant vers lui.

Il me faudrait un exemple, là…

On demande à des étudiants de noter les deux derniers chiffres de leur numéro d’assurance sociale. Ensuite, on les fait enchérir sur une bouteille de vin. Les prix misés sont plus bas ou plus haut selon qu’étaient petits ou grands les nombres de leur numéro d’assurance!

Mais c’est extraordinaire, et ouvre tant de possibilités pour les vendeurs!

En effet. Et les psychologues qui ont fait ces travaux, Daniel Kahneman et Amos Tversky, ont d’ailleurs gagné le prix Nobel d’économie. Tout cela, il faut le dire, remet sérieusement en question l’idée d’un être humain parfaitement raisonnable et capable de faire des choix rationnels, que suppose d’ailleurs la théorie économique.

Vous demandez à Laura un autre exemple de ces biais cognitifs. Elle explique :

Si le consommateur doit choisir entre A et B, il préfèrera B. Mais étrangement, on peut lui faire préférer A simplement en lui offrant aussi, en plus de A et B, une version moins intéressante de A dont personne ne voudrait mais qui rend A préférable, même à B!

Laura sort un stylo et un carnet qui ne la quittent jamais. Elle écrit quelque chose et vous le tend.

Vous lisez :

Abonnements :

A) En ligne, un an : 59 $

B) En ligne et copie papier, un an : 125 $

Laura m’explique :

Placés devant ce choix, 68 % des gens choisissent l’option A; les autres, l’option B.

Elle reprend son carnet, change de page, écrit autre chose et me le tend. Cette fois, je lis :

Abonnements :

A) En ligne, un an : 59 $

B) Copie papier : 125 $

C) En ligne et copie papier, un an : 125 $

Dans l’offre ainsi présentée dans la revue The Economist, seulement 16 % des gens ont choisi l’option A et 84 % l’option B.

Vous poursuivez votre marche, cette fois vers les lentilles et les légumineuses. Laura s’empare d’une boîte et examine la partie de l’étiquette où se trouvent les informations nutritionnelles.

Ce petit rectangle blanc sur lequel sont inscrites en noir des informations, il se retrouve normalement sur chacun des produits vendus dans ce supermarché. C’est une des choses les plus importantes qui s’y trouvent. Mais on pourrait faire mieux et surtout il faudrait apprendre aux gens à les lire, ces étiquettes.

Laura poursuit.

Il faut savoir pour commencer que ce sont les entreprises elles-mêmes qui indiquent les chiffres qu’on lit sur ces étiquettes, depuis la date de péremption, qu’elles ont intérêt à rapprocher, jusqu’au reste. Récemment, le Laboratoire d’analyse SM, de Sherbrooke, accrédité par le Conseil canadien des normes, a évalué les teneurs en calories, lipides et sodium de cinq produits achetés dans un supermarché. Les disparités entre ce que l’étiquette annonçait et ce que le laboratoire estimait étaient importantes, parfois même spectaculairement importantes et sont un indice que le système, ou du moins une partie du système, est défectueux. Un cas extrême : ce Pita sensé contenir tant de  calories, de lipides et de sodium en contenait en fait respectivement 21 %, 138 % et 67 % de plus!

Et que faudrait-il regarder sur une étiquette, demandez-vous?

En ayant en tête qu’il peut s’agir de chiffres imprécis et inexacts, je regarde d’abord l’unité de mesure, qui est la portion ou une certaine quantité (la moitié du contenant, deux cuillérées, 1 tasse, etc.). Il ne faut pas l’oublier quand on évaluera ce qu’on va consommer. Parfois, les quantités indiquées rendent difficile le calcul (251 mg…). Je regarde ensuite les calories, les lipides, le cholestérol et le sodium, en visant 5 % de la dose quotidienne recommandée. Les aliments préparés sont souvent terribles sur ces plans et une seule portion vous ferait dépasser votre dose pour la journée. Je regarde ensuite les fibres, le calcium, le fer, les vitamines, en visant cette fois plus haut, autour de 20 % de la dose quotidienne recommandée. Je me méfie des appellations « sans cholestérol » : on se vante parfois de n’en pas contenir quand on ne peut en contenir ou quand on contient des gras trans, qui sont pires!

Vous voilà arrivés à la caisse. Vous avez retenu les leçons et ne vous étonnez pas de ces dernières tentations qu’on y trouve.

 

Une lecture : Martin Lindstrom, Brandwashed : Tricks Companies Use to Manipulate Our Minds and Persuade Us to Buy, Crown Business, 2011.

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