Créer à rebours de la colonisation du Nitaskinan
Métusse, agrippée au corps de sa grand-mère défunte que l’on veut enterrer dans le cimetière, s’élève contre les puissances de la « Tour », figure archétypique du patriarcat et du colonialisme. Cela évoque l’absurdité de la scène coloniale telle que Véronique Basile Hébert l’a mise en scène dans MatinSoir, qui ne manque pas de rappeler le personnage grotesque du Polichinelle dans Qu’as-tu fais de mon pays? de An Antan Kapesh. Le théâtre de Véronique Basile Hébert est un théâtre résolument politique, critique et mystique, dont la visée est transformatrice. Il y a un feu révolutionnaire qui y brûle.
Devant les mobilisations politiques autochtones actuelles, par exemple la mouvance Idle No More, Véronique Basile Hébert reste cependant prudente :
Selon moi, certains mouvements ou manifestations peuvent faire plus de mal que de bien, puisque leurs actions détournent l’attention des enjeux réels et parce qu’ils demeurent « virtuels ». J’ai l’impression, à tort j’espère, qu’une fois la manifestation terminée, les gens, y compris les Autochtones, rentrent à la maison en croyant avoir fait ce qu’il fallait, se sentent débarrassés de leur sentiment de culpabilité et retournent vivre dans le système de l’Autre. Si l’objectif se limite à la visibilité, mais sans actions concrètes, cela me semble politiquement et culturellement dangereux, on tombe dans le carnaval et on y reste. Personnellement, je participe rarement aux manifestations. Je préfère écrire. C’est ma façon de manifester. Ça reste. C’est plus engageant, aussi.
L’écriture, chez la dramaturge, est gardée au plus proche de la vie. Dans le projet théâtral Les mots qui n’existent pas, Véronique Basile Hébert recourt à un procédé de création qu’elle appelle les « textes spirales », « qui sont politisés et que je réécris chaque fois en fonction du lieu, de la date où je les présente et du contexte politique et sociale de l’événement. Je les présente avec ma fille Jasmyne souvent, Pol Pelletier et d’autres artistes ». Le texte est vivant, il s’inscrit dans une situation réelle, s’adapte au voyage, interpelle in situ. Et c’est une affaire collective. Véronique Basile Hébert explique que le titre de son projet de recherche doctorale est « Wasikahikan », ce qui signifie « faire une entaille sur un arbre comme point de repère en forêt et marquer son passage ». C’est la parole vivante qui marque le passage dans le territoire de l’âme.
La lutte politique passe donc par l’art, et notamment par le théâtre, qui est selon Véronique Basile Hébert une forme ancestrale de guérison. À propos du spectacle pour la Commémoration du pensionnat autochtone de Mashteuhiatsh, elle explique :
Dans la performance, les gens pouvaient adhérer à leur façon; ils pouvaient intervenir, se nommer. La catharsis, c’était d’exprimer les émotions et de les revivre afin de guérir et pouvoir avancer. Faire ceci en groupe nous renforce en nous unissant. Inconsciemment, cela m’unit à toi si tu me racontes quelque chose; et plus le groupe est nombreux, plus le groupe ressort renforcé d’un tel partage. C’est vrai aussi pour les individus. Nous sommes tous un peu plus forts après un spectacle de ce type. Nous sommes liés pour la vie, autant le spectateur que nous, les performeuses. C’est là qu’on parle de réconciliation. Nous n’avons pas adopté de forme conventionnelle, comme une production dans un théâtre avec des sièges assignés, mais misé plutôt sur l’évènement lui-même.
Il y a une dimension de happening dans cette pratique, Véronique Basile Hébert dirait que la représentation est un « rituel », et celui-ci se plie aux exigences impérieuses de l’humanité dans ses lieux concrets. La réconciliation prend le sens d’un lien créé dans le partage, dans la reconnaissance, dans la vulnérabilité vécus à travers le théâtre. Il faut beaucoup de courage pour soutenir une telle pratique, qui est engageante, périlleuse et imprévisible.
Quand elle parle du théâtre de guérison, qui est dédié aux communautés, la dramaturge, revenant sur sa dimension cathartique, explique que « si cela a fonctionné, c’est parce que j’ai rassemblé des gens qui sont avant tout des humains avant d’être des artistes, des performeuses. Nous n’avions pas titré le spectacle, ni distribué de dépliants ». La séparation de l’art et de la vie qui est la norme dans les pratiques occidentales est frontalement questionnée par la femme de théâtre.
Dans la présentation de Les mots qui n’existent pas, Véronique Basile Hébert s’adresse au public et demande : « Y a-t-il une justice pour les femmes et les enfants? » Elle demande encore : « Y-a-t-il une justice pour les animaux, les lacs et les forêts? » Et elle ajoute : « Y a –t-il une justice dans le milieu des arts? Y a –t-il une forme de violence entre les artistes? Et la liberté artistique, combien vaut-elle? Coûte-t-elle? » Pour la femme de théâtre atikamekw, née à La Macaza à l’époque du collègue Manitou que fréquentait sa mère, le fait que le « le théâtre autochtone soit subventionné, produit et diffusé surtout dans les centres urbains, au détriment des communautés autochtones […], prive les communautés des ressources pour les arts, puisqu’elles sont détournées vers les milieux urbains ». Il s’agit pour elle d’une forme de détournement de fonds : l’art autochtone est mis au service de la culture dominante, en étant représenté dans les festivals, dans les infrastructures urbaines, et exporté à l’international. Elle dit encore qu’un « point de vue anarcho-indigéniste sur les productions culturelles autochtones nous ferait réaliser que certaines libertés ne sont trop souvent accessibles qu’à ceux et celles qui possèdent des moyens financiers et organisationnels importants ».
Le pari de Véronique Basile Hébert est de s’opposer à ce mouvement, et de créer dans la communauté et pour la communauté : « C’est la raison pour laquelle je privilégie les populations autochtones et mon œuvre de recherche-création sera présentée prioritairement dans les communautés atikamekw. » Elle va plus loin, et interpelle les artistes et les créateurs qui souhaitent soutenir l’art autochtone à faire de l’industrie culturelle un lieu de mobilisation et de contestation concret des pouvoirs coloniaux :
Nous pourrions être solidaires avec les revendications politiques de l’Assemblée des premières nations du Québec et du Labrador et des équipes de négociation des conseils de bande en faisant pression sur les diffuseurs, et même envisager un boycott de festivals, milieux touristiques, événements gouvernementaux, fête du Canada, fête du Québec, cérémonies officielles et diplomatiques, etc.
Il y va dans le travail de l’artiste d’un positionnement politique très engageant et exigeant : ce sont des humains dans leurs vraies vies qui ont besoin d’art, qui font de l’art, qui se servent de l’art pour occuper le territoire, entretenir la mémoire, dire la vérité, habiter le présent, se guérir, rêver d’alliances : « Je pense que c’est ça, de revivre avec les autres en premier, de refaire le groupe. Tu sais, comme dans la définition “l’empêcher de fonctionner en tant que groupe”. Je pense que c’est ça, qu’il faut réapprendre à fonctionner en tant que groupe. »
Comme l’a dit César Nawashish dans son dernier souffle, paroles reprises par Véronique Basile Hébert dans « Notcimik » : « Dites-leur que nous n’avons rien cédé. »
Le théâtre révolutionnaire des Amériques
C’est d’alliances que rêve l’art enraciné de Véronique Basile Hébert, qui dans Oka et dans Les mots qui n’existent pas invoque et active les liens possible dans toutes les Amériques, cette Île de la Grande Tortue dont parlait déjà Georges Sioui dans les années 1980 : le Québec, le Mexique, le Chiapas, les Atikamekw, les Hurons, les enfants, les Innus, les Abénakis, les Zapatistes, les Anishinabeg, les Irish, la Jamaïque, le Costa Rica, El salvador, le Honduras, le Guatemala, la Terre de feu, l’Argentine, le Chili, le Brésil, la Colombie, le Paraguay, la Guyanne, le Pérou, l’Uruguay, l’Équateur, les Bahamas, les États-Unis d’Amérique, Cuba, Haiti, le Belize, « les pays de l’Amérique », et à travers ceux-ci, toujours au centre, les femmes.
Lors de la crise d’Oka en 1990, Véronique-Wabana (« la femme-aube ») a 14 ans, elle sent quelque chose : « La crise d’Oka est une réaction à la tuerie de la Polytechnique [en 1989]. Inconsciemment, les Mohawks ont réagi au massacre de 14 jeunes femmes, parce qu’ils sont une société matriarcale pis c’est les plus grands bâtisseurs de gratte-ciels et de structures d’acier. Des femmes ingénieures, des guerriers bâtisseurs. » Et la révolte zapatiste au Chiapas en 1994, comme par une vague révolutionnaire qui traverse le continent, ferait écho à la lutte des Warriors Kenienké:hàka.
Le travail de Véronique Basile Hébert sans relâche « dresse un pont entre les révolutions », et dans sa vision ce sont toutes les Amériques qui se révoltent, dans toutes les langues coloniales, et dans les 400 langues autochtones, avec tous leurs mots qui existent et tous leurs mots qui n’existent pas. Elle dessine un arc évènementiel dressé entre la Grande paix de Montréal de 1701 et la réitération de la souveraineté atikamekw en 2014, alors que « Queltzalcoatl, le serpent à plumes… Queltzalcoatl, le dieu toltèque… aztèque… (je ne m’en souviens plus) mais le Queltzalcoatl, avec son grand corps de serpent à plumes, s’est enroulé tout le long de nos colonnes vertébrales », et où la rivière qui coud, qui traverse le Nitaskinan et qui remonte vers Notcimik, participe de la puissance tellurique de ce symbole de renaissance :
Tous nos morts sont encore ici, mais ils vont maintenant être entendus. Le sang de nos ancêtres coule dans le territoire et nous devons l’honorer. Les barrages des rivières ont cédé. Les rivières sont de nouveaux libres et le serpent aussi. Tout le territoire est réveillé. Il se dresse debout appuyé sur l’ouragan qui lève toutes les barrières du temps.
Il y a une grande secousse continentale dont les vibrations se manifestent dans le théâtre de Véronique Basile Hébert, qui, en cousine atikamekw d’Antigone, lance à la face de tous les pouvoirs : « Sortez-moi d’ici sinon je déterre tous les morts pis je mélange tous leurs os. » Et elle enchaîne, dans un chant vital :
Allez dire à l’Empereur de la Tour qu’il y a maintenant une brèche à ses pieds. Dites-lui qu’une armée d’ancêtres va bientôt retourner dans le territoire et que l’heure de la libération a sonné. […]
Wemotaci, Wendake, Chisasibi, Kipawa, Akwesasne, Gesgapegiag, Kitigan Zibi, Maliotenam, Odanak, Wikwemikong, Wabaseemoong, Wuskwi Sipihk, Assiniboine, Zama Lake, Ah-we-cha-ol- to, Inuvik, Nisutlin.
(Le bruit du feu se fait de plus en plus fort à mesure qu’elle prononce les noms de réserves.)
Levons-nous.