Le concept de survie occupe une place importante dans la pratique archéologique. Il faut que des gens se soient survécu pour porter de l’avant leurs habitudes, coutumes et traditions. Des vestiges matériels se forment, une discipline se construit avec eux, une discipline très matérialiste à cet égard. Il faut que ces vestiges aient survécu suffisamment longtemps et en suffisamment bon état pour pouvoir être mis au jour des siècles, des millénaires, voire des millions d’années plus tard, et permettre à quelqu’un de raconter quelque chose de ce moment révolu.
Survivre conjugue une ponctuation avec une continuité. Nous vivions heureux (ou non), ensemble, nos corps coexistaient, et puis, un jour, quelqu’un est mort, mais nous lui avons survécu.
Ou bien, nous sommes tous morts, et les objets que nous utilisions quotidiennement et sans y penser vraiment perdurent, abandonnés, oubliés, ensevelis, jusqu’à ce qu’un jour quelqu’un les retrouve et en renouvèle l’usage. Comme archéologue, j’utilise ces outils pour raconter des évènements passés, ce qui est arrivé à quelqu’un, retracer une ou plusieurs séquences d’évènements précédant mon acte narratif, dans mon laboratoire.
Se pourrait-il que par l’archéologie je puisse pointer ce qui pourrait nous permettre de survivre, permettre à d’autres un jour de faire l’archéologie de notre présent ?
Quelque chose a donc changé, quelque chose s’est passé. Mais dans mon recours au concept de survie, il y a autre chose, un certain rapport à la différence animant mon usage d’un terme qui ne peut qu’illuminer des ramifications dont il tire éventuellement une signification. Lorsque je parle de survie, est-ce que je choisis de saisir ce moment pour creuser une distinction et justifier la création d’une nouvelle étape, une nouvelle forme, une nouvelle identité, une nouvelle strate ? Est-ce que je porte l’emphase sur la ponctuation plutôt que sur le continu ? Est-ce que ce qui rythmait ce continu devient une rupture qui brise ce continu et ne peut plus le rythmer ?
L’archéologie sert parfois de métaphore pour désigner une certaine organisation du monde : la stratification, c’est-à-dire l’empilement progressif et successif de strates produisant une stratigraphie, qu’il faut dégager progressivement pour arriver à un socle rocheux précédant toute occupation humaine. Faire l’archéologie du savoir, c’est dégager ces strates pour révéler ce qui sous-tend notre connaissance du monde, la façon dont cette connaissance s’est construite au fil du temps. Mais une stratigraphie, ce n’est pas un ensemble organisé de tiroirs compartimentant proprement les choses. Des racines se développent à travers elle ; des animaux fouisseurs y creusent leurs tunnels ; des phénomènes chimiques détruisent des vestiges fragiles ; des cycles de gel et de dégel déplacent des objets ; des gens labourent le sol, construisent des maisons, mélangent des strates. Avant la superposition, il y a donc l’accumulation, de matériaux, d’objets, de racines, d’êtres, de phénomènes, sur de très longues périodes. Une autre métaphore de l’archéologie, ce pourrait donc être l’accumulation, sur des échelles de temps variables, qu’il s’agisse d’apports de sols marins, fluviaux ou éoliens sur des milliers d’années ou d’apports de déchets par des humains le temps d’une nuitée. Parfois cette accumulation produit des strates claires. Mais chaque fois, cette accumulation permet d’amplifier pour rendre visible ce qui, donné par des détails pris séparément, échappait à toute explicitation.
Ainsi, à l’échelle de quelques minutes, que je veuille parler de rupture plutôt que de ponctuation n’a peut-être pas de différence notable. Mais, lorsque mon rapport à la différence, construit sur la rupture, se retrouve mêlé à une accumulation d’évènements dans lesquels je continue de chercher une rupture pour les ranger de part et d’autre de celle-ci, les conséquences de ce rapport à la différence deviennent plus claires.
Ainsi, comme archéologue, je passe une grande partie de mon temps à classer et à organiser le fouillis et les entrecroisements du monde pour tenter d’y produire du sens. Pour ce faire, je rapproche ce qui se ressemble et j’éloigne ce qui se ressemble moins, créant ainsi des objets de connaissance distincts et bien circonscrits. C’est-à-dire que je me livre à un acte d’exclusion mutuelle de ce que des formes pouvaient partager, un acte entamé dans le détail des points qui s’additionnent et qui, lorsque je me recule pour examiner ma composition générale, me semble tout naturel. Ces deux choses sont différentes, elles ne sont pas les mêmes. Le passé n’est pas le présent ; ces gens vivant il y a 400 000 ans ou 10 000 ans n’étaient pas comme nous ; ces gens venant d’ailleurs ne sont pas comme nous. C’est évident, une évidence que j’ai participé à construire, à mon insu.
Aussi, une autre métaphore pourrait émerger de la pratique de l’archéologie : l’amplification, qui se produit parce que les archéologues travaillent avec des accumulations, et que les archéologues travaillent à laisser perdurer sans réaliser ce qu’ils amplifient. La focale portée, souvent, sur le matérialisme de l’archéologie, faite de traces matérielles palpables, masque ces ramifications de signification qui permettent de lier ces détails glanés ici et là.
Les vestiges cachent l’arbre, la forêt, le sol, les racines et les rhizomes qui courent sous terre, et le climat, qui ont participé à la formation des vestiges analysés.
Lorsque, comme archéologue, je tente de parler de survie, c’est de toutes ces relations dont je dois prendre soin, afin de ne pas travailler à laisser survivre un rapport à la différence qui exclue et détruise ces relations, et qui appauvrisse les façons dont je peux appréhender et communiquer avec ces différences.En somme, penser non pas des différences ou des similitudes, mais des différences et des similitudes, c’est-à-dire jouer sur les distances qui me sépareraient d’une altérité pour me la rendre plus proche que la similitude qui est censée me correspondre.
Si c’est dans les détails que se développe un certain rapport à la différence qui ressurgit ensuite comme naturel lorsque ces détails se sont accumulés, il faut continuer d’explorer dans les détails un autre rapport à la différence, dans ces détails dont nous prenons acte par l’acte même de percevoir. Car les mots et les rapports détachés de toute matière ne signifient pas plus qu’un matérialisme ayant rompu ses rapports aux mots. Il faut travailler ces derniers dans les problèmes que nous rencontrons grâce à la matière. Là encore, l’archéologie exacerbe quelque chose d’important : les tâches mondaines et répétitives que j’effectue dans un laboratoire forment un épisode où nous devons repenser notre rapport à la différence, justement parce qu’un tel rapport s’insinue jusque dans nos pratiques les plus anodines et qu’il n’y a pas de lieu qui lui échappe.
Percevoir le monde, c’est d’abord une affaire de mouvement. C’est parce que nos mouvements diffèrent, divergent, se décalent ou convergent que nous sommes à même de percevoir des différences, d’en prendre acte, de les sélectionner, de leur donner une signification en les liant à autre chose. Percevoir, c’est donc d’abord une action, une façon d’être et de devenir dans ce monde. Comme archéologue, je perçois d’une certaine façon, je suis capable de sélectionner, avant même peut-être que ma conscience ne les notifie explicitement, des détails suggérant que le monde a une histoire, qu’il n’était pas tout à fait le même avant. Il change. Par mon mouvement je perçois le mouvement du monde, décalé, dans le cas de ces détails archéologiques, par rapport à la familiarité que je peux en avoir et que je partage avec mes concitoyens non archéologues. Une non-familiarité qui émerge d’une familiarité non partagée en somme : je perçois des détails que mes concitoyens ne voient pas ou plus, je perçois des détails parce que je me suis familiarisé avec ce qui n’est plus – assez ? – familier.
Cette familiarisation, j’ai dû l’apprendre, la développer, en compagnie d’autres qui ont éduqué mon attention, ont guidé ma sélection, que ce soit dans le contexte d’une coprésence corporelle ou d’une coprésence différée par livres interposés. Ils ont ouvert mon esprit et mes sens à percevoir certaines différences et à en percevoir d’autres qu’ils ne percevaient pas encore. Cette familiarisation change. Je la passe à d’autres, par ma voix, mes gestes, mes textes. Le monde poursuit son changement.
Comme archéologue j’ai appris à mieux percevoir la pierre. Omniprésente depuis au moins deux millions d’années, sur presque tous les continents, j’ai voulu apprendre à mieux la comprendre parce qu’elle présente le matériau narratif le plus extensif qui soit, du moins pour parler des humains.
L’éducation de mon attention a commencé avec des outils vieux de 400 000 ans, dans un bâtiment parisien lui-même vieux de plusieurs siècles. Ce n’est pas un Homo sapiens qui a fabriqué et utilisé ces vieux outils. Et pourtant, à travers ce changement se produisant sur une durée difficile à concevoir car dépassant l’échelle d’une vie ou même de plusieurs existences, dépassant en fait l’échelle même d’existence d’une seule espèce, c’est une familiarité avec la pierre qui s’est développée dans mon corps car mon corps s’est développé le long des heures passées à examiner ces outils en pierre. Et cette familiarisation s’est développée le long de la familiarisation que cet autre a dû lui-même ou elle-même développer pour produire cet outil, avec ses pairs, dans son monde.
Encore ces mouvements par lesquels nous percevons, prenons acte et connaissons nos mondes, le monde, divergeant dans nos corps et nos consciences et nos mondes si étrangers, convergeant sur le plan de compréhension mutuelle que fournit à nos consciences la pierre, contractant 400 000 ans d’étendue temporelle dans quelques dizaines de centimètres de matière lithique et quelques semaines d’apprentissage effectuées de part et d’autre de nos coprésences différées.
Comme archéologue donc, j’ai dû et je dois continuellement apprendre ou réapprendre un certain rapport à la différence et à la similitude, m’approcher de ces différences grâce à certains plans de familiarité, écarter cette familiarité pour me l’aliéner et pouvoir rééduquer mon attention, sélectionner autrement, lier à autre chose, autrement, pour tenter de donner un sens à ce que je perçois. Car, bientôt, le matériau change à nouveau. L’objet avec lequel j’ai commencé à apprendre et que, et car, je pouvais tenir dans ma main devient un lieu composé de plusieurs centaines et milliers de ces outils. Avec ce lieu je dois désapprendre certaines familiarisations, en apprendre d’autres, car soudainement je réalise que personne vraiment n’est familier avec lui. 10 000 ans se trouvent compressés sur quarante centimètres de sol immédiatement sous la surface sur laquelle reposent mes pieds. Les glaciers ont défilé, la toundra s’est refermée, le niveau de la mer s’est abaissé, les cultures, les générations, les gens ont coexisté, se sont succédé. 400 000 ans me séparant d’un autre étaient difficilement intelligibles. 10 000 années d’altérité compressées dans si peu d’espace le sont tout autant. Plus peut-être. Il faut donner un peu d’espace à ces années, ouvrir pour elles un matériau qui leur permette de développer un peu de ces évènements, qui permette à ces sols et les vestiges qu’ils intègrent de s’exprimer. Craquer les cadres de l’intelligible, développer une litholangue pour pouvoir communiquer avec cette forme si peu familière pour mon entendement, ni simplement Terre, ni simplement humaine, mais humaine-et-Terre.
Cette archéologie qui accumule, qui amplifie et qui stratifie, pointe ce quelque chose qui permettra, peut-être, à d’autres de faire notre archéologie. Ce quelque chose, c’est donc un certain rapport à la différence, un rapport qui sache conjuguer similitudes et différences pour jouer continuellement sur les distances qui nous éloignent ou nous rapprochent des êtres, des choses, de la Terre. En révisant-là nos modes de communication avec elles et avec eux, tracer un plan de partage que nous rythmons sans le rompre. Car si nous le rompons, nous ne survivrons pas, et personne ne pourra peut-être plus jamais faire notre archéologie.
Pour espérer survivre, il nous faut donc permettre à un certain rapport à la différence de survivre, ce que l’hégémonie d’un colonialisme néolibéral nie quotidiennement, jusque dans nos actions les plus mondaines et inconscientes, jusque dans la façon dont nous percevons les autres, les choses et le monde et dont nous nous concevons avec eux. C’est un rapport vécu au quotidien, jusque dans les retranchements de nos domaines en apparence isolés, jusque dans la façon dont je tiens le plus anodin des outils de pierre et la plus banale des poignées de terre. Comme archéologue, je sais ce que peuvent contenir cette poignée, cet outil, cette main, parce que comme archéologue je suis habitué à les voir accumuler et amplifier depuis des millions d’années un certain rapport à la différence.
Comme archéologue, je peux alors peut-être prendre garde à ce que nous allons accumuler et amplifier dans le prochain million d’années ?
Remerciement
J’aimerais remercier Yanik Potvin de m’avoir offert la chance de participer à ce numéro spécial de la revue Zone Occupée sur le thème de la survie. J’ai ainsi pu m’éloigner d’une écriture plus universitaire pour aborder un peu différemment ma pratique de l’archéologie.
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Références
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