Figure de résistance et personnification de l’anarchie, les différents courants féministes ont souvent repris la figure de la sorcière pour dénoncer le patriarcat. En 1968, entre autres, le groupe de féministes radicales W.I.T.C.H. (The Womens International Terrorist Conspiracy from Hell) s’est organisé aux États-Unis pour faire de la performance guérilla. Les femmes du groupe, ou devrais-je dire du mouvement, militaient contre l’oppression en posant des actions performatives et théâtrales soutenues par le pouvoir historique de cette figure. La sorcière est une femme forte et indépendante qui fait peur, parce qu’elle échappe aux paramètres de contrôle du système patriarcal. Elle ne s’incline devant aucun homme et est affranchie des pouvoirs dominants. Dans un univers où les ressources féminines sont prohibées, où le féminin est une notion abstraite pour les hommes qui approchent généralement le monde avec une pensée cartésienne, on a tenté de rendre les femmes invisibles, absentes. Tous les savoirs féminins ont été marginalisés. Selon l’anthropologue Serge Bouchard :
La sorcière incarne le pouvoir réel du féminin, c’est-à-dire voir, prévoir, savoir, guérir, garder en vie, donner la vie, entendre et saisir le visage maternel et sauvage de la nature. On a tué la femme en s’attaquant à son pouvoir et à son savoir. En s’efforçant de dompter le sauvage on a étouffé le vivant.
La mysticité des pouvoirs féminins, qui échappent à l’entendement de l’homme occidental blanc, a été refoulée dans les systèmes qui ont construit notre société. Des femmes insoumises ont été brûlées sous le couvert de la sorcellerie. La peur des femmes, et de leur potentielle prise de pouvoir, a mené au plus grand féminicide de l’histoire : la chasse aux sorcières.
Au total, selon l’historien Robert Muchembled, les procès pour sorcellerie auraient fait, en France, entre 50 000 et 100 000 victimes dont 80 % de femmes. Ces femmes, « des têtes féminines qui dépassent trop » (Mona Chollet, p.17), ont été conduites au bûcher, exécutées, pendues, strangulées, bannies ou sont mortes en prison. Les motifs de ces accusations étaient nombreux :
Parler trop haut, avoir un fort caractère ou une sexualité un peu trop libre, dans la logique familière aux femmes, chaque comportement et son contraire pouvaient se retourner contre vous.
L’histoire a travaillé à la construction d’une image démonisée de la sorcière. Toujours d’après Serge Bouchard, « le personnage maléfique est une invention de l’Église catholique et de l’économie capitaliste. » Une image qui a également contribué à mettre les femmes en opposition et instaurer un système de compétition. Prenons pour exemple la sorcière de Blanche-Neige, vieillissante et jalouse de la beauté de la jeune princesse jusqu’à vouloir sa mort. Ces personnages ont participé à diviser les femmes en modèles bien cantonnés et sans nuance, dans une logique où s’opposent le bien et le mal. Aujourd’hui, on peut affirmer que la peur des femmes était à la base de tous ces motifs et que les féministes ont de quoi s’insurger encore.
Cette figure à haut potentiel invocatif est de retour et soutient le discours de certaines femmes artistes dans leur recherche. En effet, la mythologie et l’historicité de cette figure sont riches en images et en symboles puissants. La sorcière est une figure protéiforme et l’histoire l’a personnifiée sous deux visages opposés. Soit qu’elle est incarnée en jeune femme belle et séduisante, la tentatrice, soit en vieille femme monstrueuse et repoussante, exclue, isolée ou veuve. De nos jours, la sororité est mise de l’avant dans la création artistique et les féministes luttent pour se réapproprier leur plein pouvoir et revendiquer la parité dans une approche inclusive et de cette figure. Dans la région du Saguenay–Lac-Saint-Jean, Sara Létourneau concentre une partie de son travail des dernières années autour de cette thématique. Penchons-nous sur son œuvre.
Il est important de mentionner que, quoique la sorcellerie soit une tendance très actuelle, Sara Létourneau est loin d’être opportuniste. En effet, si l’on s’accorde sur la définition de « féministe » décrite plus haut, c’est est une sorcière avant même d’être une artiste. Elle incarne cette figure dans toutes les sphères de sa vie. Sara porte fièrement sa chevelure grisonnante, n’a pas d’enfant et a une carrière prolifique. Depuis l’adolescence, elle s’intéresse à la sorcellerie. Ses tenues vestimentaires exprimaient son attirance pour l’occulte. Elle regardait des films où les personnages féminins incarnent des sorcières puissantes et très inspirantes. Sa chambre était remplie de chandelles et elle a toujours aimé la cueillette en forêt et les vertus de l’herboristerie. Sa démarche artistique a toujours été très engagée et féminisme de par ses thématiques : les cycles de la nature, le corps féminin, la mort, la vie. Mais, c’est avec Flumina, une vidéo d’art réalisée pour le centre d’artistes Langage Plus à Alma, qu’elle a officiellement intégré le terme « sorcière » à son vocabulaire et qu’elle a élaboré tout un champ lexical autour de cette terminologie pour décrire sa démarche.
C’est dans une attitude d’ouverture et de présence que la magie opère dans le travail de Sara Létourneau. En compagnie de son conjoint, Guillaume Thibert, sur les trois grandes rivières du nord du lac Saint-Jean, la Péribonka, la Mistassini et l’Ashuapmushuan, elle s’est lancée dans le tournage de ce film de manière très instinctive, sans plan précis. En fait, les quelques accessoires qu’elle avait choisis pour effectuer ses actions performatives sont restés dans le coffre de la voiture. Face à la force indomptée, pour reprendre son expression, devant la puissance des cours d’eau, elle a compris que tout était là. Son corps de femme artiste lui suffirait. La vidéo d’art performative exprime une danse, un dialogue entre ces deux forces que sont celle de la femme et celle de la nature. « La temporalité inversée des images et des sons nous porte à revenir aux sources et crée un environnement étrange, magique et beau en rendant hommage à la grandeur et à l’importance des cours d’eau. »[1] La posture de bienveillance lui permet d’être à l’écoute des signes et des manifestations inattendues, comme par exemple la magie qui se manifeste à cet instant où le corbeau lance un regard perçant à la caméra.
Quand je lui ai demandé si elle se considérait comme une sorcière, Sara a eu de la difficulté à répondre. En fait, elle n’ose pas s’identifier comme telle et ne pratique pas de rituels de sorcellerie à proprement parler ou d’incantations. Ne lui en déplaise, le seul passage qu’elle a surligné dans le livre de Mona Chollet, La puissance invaincue des femmes, est celui où l’autrice cite Alan Moore :
Je crois que la magie est de l’art, et que l’art est littéralement de la magie. L’art comme la magie, consiste à manipuler les symboles, les mots ou les images pour produire des changements dans la conscience. En fait, jeter un sort, c’est simplement dire, manipuler les mots pour changer la conscience des gens.
La magie de Sara est de savoir saisir les signes et les opportunités qui émergent de ses rencontres et de ses collaborations. Par exemple, lors de sa résidence en Belgique, elle avait le désir de créer des liens et des partenariats avec la communauté. C’est alors qu’elle a fait la connaissance de Catherine Pena Zamora, qui s’intéresse également à la figure de la sorcière et qui l’a introduite à sa pratique de la céramique. Cette rencontre et la découverte de l’argile noire lui ont inspiré une partie de sa recherche et a donné Les feuilles mortes. « Dans son questionnement sur les cycles du vivant, des saisons de la vie et de la mort, elle a patiemment façonné des dizaines de feuilles mortes à partir de modèles de feuilles de platane qui bordent l’entrée du BPS22. Ces délicates reproductions en argile noir mat imputrescibles évoquent également les gisements de charbon, ces accumulations de matières végétales millénaires qui ont forgé la vie et le paysage de Charleroi et qui sont au cœur des problématiques du changement climatique actuelles. »[2]
Sara consacre une grande partie de sa pratique à l’art de la performance, cette forme artistique qui laisse une grande place à l’imprévu et au moment présent. Pour créer un canal qui capte les images poétiques en temps réel, la performeuse se place dans une posture de bienveillance. La profonde relation qu’elle entretient avec la nature, par le jardinage, l’observation méditative et la cueillette, la recentre et l’aide à rester en contact avec son instinct primitif et modifie son rapport au monde et à l’autre. Cela lui permet d’entrer en scène en pleine confiance, en sa force, en son pouvoir de création. Et de là peut émerger la poésie, l’universel, et se dessiner des images porteuses de sens qui ont le potentiel de changer les consciences.
En ces temps de crise humanitaire mondiale, la remise en question de tous les systèmes hiérarchiques réveille l’espoir au coeur des idéalistes. En tant que femme féministe, je ressens une grande colère envers tous ceux qui ont construit les institutions qui nous dirigent avec évidence vers un gouffre planétaire. Je vous laisse sur ces autres sages paroles de Serge Bouchard qui, je l’espère, seront entendues et invoquées collectivement avec force, harmonie et bienveillance par toutes les sorcières, les artistes, les hommes et les femmes qui veulent combattre l’orgueil de l’Homme et laisser la Terre mère reprendre ses droits en faisant confiance à la magie.
Il faut arrêter le régime patriarcal du monde de la croissance infinie, il faut redevenir ces sorcières, hommes et femmes, tout le monde ensemble, dire que la nature est sacrée. Faire renaître la déesse mère, redevenir des animistes, refaire de la poésie. C’est la réintroduction de la poésie, la “resacralisation” du monde qui refera le monde.
[1] Extrait du site internet de Sara Létourneau.
[2] Extrait du site internet de Sara Létourneau.