RESSOURCES

Par Zone Occupée

Gilles Prince

Depuis plus de quarante ans, Gilles Prince a occupé différentes fonctions dans les domaines aussi variés que la création de produits, la mise en marché, les communications d’entreprises (B2B), le développement de l’industrie du multimédia et des technologies numériques à titre d’entrepreneur, de formateur et de consultant. Il est membre fondateur (1994) du Forum des inforoutes et du multimédia, devenu Alliance numérique en 2001. Durant les quinze dernières années, il s’est impliqué plus particulièrement dans le secteur art/culture, qu’il considère à la fois comme un laboratoire et un vecteur d’activités propices à la création de valeur dans une nouvelle économie basée sur l’émergence et la mise en relation de nouveaux savoirs.

En cette ère de modernité[1] , de postmodernité ou encore d’hypermodernité[2], je vous laisse choisir ce qui vous convient, le vocable ressource, semble-t-il, s’applique à tout désigner. Tout devient ressource. Omniprésence alimentée par les propos sérieux d’une caravane sans fin d’experts qui échangent une pléthore de données chiffrées sur l’eau, l’air, les sols et l’ensemble des ressources dites naturelles, minérales, végétales, animales, alimentaires, énergétiques, humaines et évidemment les sacrosaintes ressources financières. Même les savoirs et des arts tiennent à se présenter sous cet angle, puisque comme toute autre chose, ils sont également exploitables, monnayables, financiarisables[3] . Plus qu’un indispensable passe-partout, ce mot est devenu une incantation magique capable de dessiner et fabriquer l’enchantement. Il résonne comme une sorte de mantra psalmodié par l’humanité tout entière. Sur lui, s’échafaude une nouvelle liturgie économystique[4], tant cela relève d’un dogme quasi religieux voire de l’irrationnel. Hors de l’économisme[5] point de salut. Cette nouvelle puissance papale, drapée dans son imposant manteau brodé du fil de la nécessité des rendements, questionne quotidiennement à grand coup d’algorithmes son bon peuple : « Que voulez-vous, la bourse ou la vie ? » Cette phratrie sous l’emprise de la fabrique[6] du consentement[7] , de répondre tous en cœur : « La bourse ! La bourse ! La BOURSE ! »

Ce vernis doré, appliqué sur l’ongle démesuré du mot ressource, escamote toute richesse réelle au profit d’une désirabilité qui maquille un état avancé de putréfaction, celui de l’exploitation aveugle qui retire à tout ce qui existe sa valeur intrinsèque, la réduisant à un rien flottant entre deux espaces d’air. Artifice spectaculaire qui s’articule autour de la mise en scène d’une suite d’abstractions chiffrées en apparence complexes, mais qui s’avère, sous son fardage soigné, d’une banalité insignifiante. De plus, cette superbe fabulation est sans cesse destinée à s’accroître, comme une grosse baudruche, dont le stade ultime, en sera le retentissant et non moins fatal éclatement. Ce truchement biffe, raye et supprime la complexité et la connectivité de tout ce qui constitue notre écosystème et sans lequel nous ne pouvons vivre.

Par un genre d’aveuglement volontaire, l’économie tout entière semble inconcevable en dehors d’une croissance sans fin.

Nous dilapidons les richesses de notre biosphère dans un mouvement frénétique de sur production et de sur consommation qui mène inéluctablement l’humanité au suicide.

Cette cécité m’apparaît d’autant plus étonnante que, étymologiquement, le terme économie désigne « l’administration de la maison » (de oikos, maison, et nomos, gérer, administrer). Sous cet angle, l’économie prend une consonance nettement plus près de l’épargne, de la préservation et de la gestion d’un patrimoine. Il s’éloigne, pour ne pas dire qu’il s’oppose aux stratégies d’exploitation, ce qui de manière souvent péjorative signifie action d’abuser de quelqu’un ou de quelque chose. D’autres pathologies visuelles plus prospectivistes reliées au mot ressource retiennent mon attention, et ce, bien qu’évidemment je sois admiratif de l’insatiable curiosité du cerveau humain. Il me semble néanmoins stupéfiant de constater avec quel enthousiasme nos astronomes recherchent des exoplanètes possiblement habitables, situées à des années-lumière de nous et qui demeureront vraisemblablement à jamais inatteignables. Il est tout aussi sidérant de suivre les péripéties d’un milliardaire relevant avec ardeur le défi de faire de Mars un assortiment de « Gate towns » sous coupole en banlieue de la Terre, pendant qu’ici la maison brûle[8] .

C’est dire toute l’attractivité du mot ressource couplé à celui de croissance[9] et de son irréfutable étalon de mesure, représenté par l’acronyme PIB[10] . Tout ce dispositif[11] , au sens d’Agamben[12] , s’apparente étrangement à l’impressionnante force gravitationnelle d’un immense trou noir qui absorbe tout ce qui s’en approche sans aucune possibilité de s’en échapper, irrémédiablement condamné à s’y écraser. À la lumière de ce tableau plutôt sombre, certains proposent de rétrograder, de revenir en arrière. Cette mystification du passé me semble tout aussi illusoire qu’une fuite en avant. Si le passé, comme l’affirme le vieil adage, avait été si garant de l’avenir, à l’évidence nous ne serions pas aux prises aujourd’hui avec les problèmes qui hypothèquent et menacent les générations à venir. Le tableau intitulé La Parabole des aveugles de Pieter Brueghel l’Ancien, peint en l’an de grâce 1568, le démontre avec éloquence. Cette carence visuelle ne semble pas être propre à notre époque, mais bien la fidèle compagne de l’humanité depuis plusieurs siècles, sinon depuis ses origines.

Sartre[13] affirmait : « Nous sommes seuls, sans excuses. »[14]Et d’ajouter, que

L’homme est condamné à être libre et responsable de tout ce qu’il fait. […] L’homme, sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l’homme.

Ce que je retiens des propos de Sartre, c’est que les situations problématiques antérieures comme actuelles vécues par l’humanité ont été et continuent d’être engendrées par son incapacité chronique d’assumer pleinement sa liberté et les responsabilités qui y sont associées. Elle semble souffrir d’une propension à reporter sur une entité extérieure, divine ou politique, mais toujours à consonance salvatrice, les conséquences inhérentes à ses choix. Historiquement, l’organisation sociale a favorisé ce penchant, ce qui a permis à des castes de différentes natures, toujours composées d’une minorité d’élus, d’assoir leur pouvoir sur la majorité, préférablement par la force, puis par la toute-puissance de la fabrique du consentement qui produit de manière extrêmement efficace l’acceptation et la soumission. Et Chomsky[15] d’ajouter un peu cyniquement : « Par rapport au totalitarisme, c’est un grand progrès : il est beaucoup plus agréable de subir une publicité que de se retrouver dans une salle de torture. » Reste que malgré l’extrême brutalité de la seconde, il soit sans doute facilement démontrable que la première soit tout aussi dommageable.

Est-ce dire que chacun de nous sommes responsables de notre état et de celui du monde ?[16] Que chaque décision que nous prenons et chaque geste que nous posons peuvent être en mesure de résoudre les crises et plus particulièrement celle existentielle de l’écologie ? Serait-ce une réponse réconfortante et tout aussi efficace à l’angoissant constat qu’en 2019 c’est le 29 juillet que nous avons épuisé[17] les ressources de la planète ? Selon le classement réalisé par l’organisme Global Footprint Network[18] , si l’humanité consommait au même rythme que les Canadiens, le « jour du dépassement »[19] en 2020 surviendrait le 18 mars, soit près de quatre mois et demi avant le « dépassement » mondial qui avait été fixé au 1er août pour 2018. Ainsi, il faudrait plus de 4,7 planètes Terre pour suffire à la demande en ressources, mais aussi pour absorber l’ensemble de nos émissions de gaz à effet de serre.

À la lumière de ces données, il est évident pour certains que les gestes individuels ne seront jamais assez importants pour contrer la dictature de la croissance. Pour eux, les solutions se trouveraient du côté politique et ils ont en bonne partie raison. Mais en même temps, c’est oublier bien rapidement que les transformations politiques ont d’abord été initiées et soutenues par des individus. En se regroupant, ils sont devenus assez puissants pour exiger des changements et des actions concrètes de la part des gouvernants. Changer une culture, puisque c’est de ça qu’il s’agit, nécessite une coordination des actions individuelles et collectives. Toute prise de position personnelle constitue un geste politique, puisqu’elle vise la réappropriation de nos pouvoirs et des responsabilités qui viennent avec. Prenons l’exemple de nos habitudes alimentaires, elles conditionnent de manière très importante la production agricole. Celle-ci est responsable d’environ 20 % des émissions de gaz à effet de serre, de 70 à 80 % de la déforestation et de la disparition des écosystèmes naturels mondiaux. La monoculture et l’élevage intensif érodent la biodiversité, appauvrissent les sols, polluent l’eau et l’air. Mais nous pouvons agir et décider de réduire substantivement notre consommation de viande, de poisson et travailler à contrer le gaspillage alimentaire. Selon la WWF[20] , la production alimentaire mondiale est 1,5 fois supérieure aux besoins alimentaires des sept milliards d’êtres humains. Il faut savoir que 30 % de la production agricole mondiale est perdue ou gaspillée par les consommateurs des pays industrialisés, alors que 25 000 personnes[21] meurent de faim chaque jour et que cela nous semble une pandémie acceptable.

D’autres diront que le problème c’est la démographie : évidemment celle des pays pauvres. Ce à quoi Éloi Laurent[22] rétorque : « La maîtrise de la population dans la cinquantaine de pays où elle est encore explosive suppose d’y développer l’éducation des femmes et celle des hommes à la liberté des femmes. » Et d’ajouter : « C’est le progrès de la démocratie qui assurera la maîtrise de la démographie.[23] » Ce qui nous ramène nécessairement à la dimension collective du politique. Les gouvernements confient à des organisations de renseignement l’étude de scénarios possibles ou probables à moyen et long terme. Aux États-Unis, ce travail de réflexion stratégique est confié au National Intelligence Council (NIC).[24] Son rapport de janvier 2017 intitulé Global Trends Paradox of Progress[25] prévoyait, sur un horizon de cinq à vingt ans, trois scénarios qui pourraient se recouper pour créer différentes voies vers l’avenir. Je vous les présente en traduction libre : au national « Îles », au régional (au sens géopolitique), et « Orbites », au sous-étatique, et au transnational, « Communautés ».

« Îles » étudie une restructuration de l’économie mondiale qui mène à de longues périodes de croissance lente ou nulle, remettant en question à la fois les modèles traditionnels de prospérité économique et la présomption que la mondialisation continuera de s’étendre. Le scénario met l’accent sur les difficultés rencontrées par les gouvernements pour répondre aux demandes des sociétés en matière de sécurité économique et physique à mesure que la poussée populaire vers la mondialisation augmente, que les technologies émergentes transforment le travail et le commerce et que l’instabilité politique s’accentue. Il souligne les choix auxquels les gouvernements seront confrontés dans des conditions qui pourraient inciter certains à se replier sur eux-mêmes, à réduire leur soutien à la coopération multilatérale et à adopter des politiques protectionnistes, tandis que d’autres trouveront des moyens de tirer parti de nouvelles sources de croissance économique et de productivité.

« Orbites » explore un avenir de tensions créées par les grandes puissances concurrentes, à la recherche de leurs propres sphères d’influence tout en essayant de maintenir la stabilité au pays. Il examine comment les tendances de la montée du nationalisme, l’évolution des schémas de conflit, l’émergence de technologies perturbatrices et la diminution de la coopération mondiale pourraient se combiner pour accroître le risque de conflit entre États. Ce scénario met l’accent sur les choix politiques à venir pour les gouvernements qui renforceraient la stabilité et la paix ou exacerberaient les tensions, utilisant l’arme nucléaire comme stratégie de dissuasion[26] .

« Communautés » montre à quel point les attentes du public augmentent mais la capacité des gouvernements nationaux diminue et ouvre un espace d’action aux gouvernements locaux et aux acteurs privés, remettant en question les hypothèses traditionnelles sur ce que signifie gouverner. Les technologies de l’information restent le principal catalyseur avec les entreprises, les groupes de défense et les organisations caritatives. Les gouvernements locaux se montrent plus agiles que les nationaux dans la prestation de services aux populations qui en majorité appuieraient leurs programmes. La plupart des gouvernements nationaux résistent, mais d’autres cèdent un certain pouvoir aux réseaux émergents. Partout, du Moyen-Orient à la Russie, le contrôle s’avère plus difficile. La lecture de ces prévisions devrait nous inciter à proposer nos alternatives. L’émergence de communautés locales et régionales axées sur la collaboration, la mutualisation des expertises et des ressources nous permettrait d’assumer pouvoirs et responsabilités. Dans son dernier ouvrage, Henry Mintzberg[27] fait une différence entre communautés et réseaux : « Les réseaux relient des gens ; les communautés apportent du soutien. »

« La croissance économique, éternelle, voilà la seule chose dont vous parlez. […] Continuer avec les mêmes mauvaises idées qui nous ont conduits dans l’impasse où nous sommes, voilà tout ce que vous proposez. » Greta Thunberg, COP 24.

[1]https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Nous_n__avons_jamais___t___modernes-9782707148490.html

[2]http://www.histophilo.com/postmodernite.php

[3]https://iris-recherche.qc.ca/blogue/quest-ce-que-la-financiarisation-de-leconomie

[4]http://www.intelligence-complexite.org/fr/documents/dictionnaire-de-citations.html?tx_contagged%5Bsource%5D=default&tx_contagged%5Buid%5D=128&cHash=dd6e6ca1ce62133845f145f9fb6d0ad3

[5]https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomisme

[6]https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fabrication_du_consentement

[7]https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Fabrication_du_consentement

[8]https://www.luxediteur.com/catalogue/la-maison-brule/

[9]https://fr.wikipedia.org/wiki/Croissance_%C3%A9conomique

[10]https://fr.wikipedia.org/wiki/Produit_int%C3%A9rieur_brut

[11]https://fr.wikipedia.org/wiki/Dispositif(s)

[12]https://www.leslibraires.ca/livres/qu-est-ce-qu-un-dispositif-giorgio-agamben-9782743616724.html

[13]https://la-philosophie.com/philosophie-sartre

[14]https://www.goodreads.com/quotes/793382-nous-sommes-seuls-sans-excuses-c-est-ce-que-j-exprimerais-en

[15]https://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/CHOMSKY/14992

[16]https://www.worldometers.info/fr/

[17]https://www.futura-sciences.com/planete/actualites/developpement-durable-jour-depassement-humanite-deja-epuise-ressources-annuelles-terre-63853/

[18]https://www.footprintnetwork.org/

[19]https://www.overshootday.org/newsroom/country-overshoot-days/

[20]https://www.worldwildlife.org

[21]https://www.un.org/fr/chronicle/article/chaque-jour-25-000-personnes-meurent-de-faim

[22]https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89loi_Laurent

[23]https://www.leslibraires.ca/livres/sortir-de-la-croissance-mode-d-eloi-laurent-9791020907769.html

[24]https://www.dni.gov/index.php?option=com_content&view=article&id=398&Itemid=776

[25]https://www.dni.gov/files/documents/nic/GT-Full-Report.pdf

[26]https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-7-page-13.htm

[27]https://www.leslibraires.ca/livres/histoires-pour-gestionnaires-insomniaques-henry-mintzberg-9782761953450.html

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