Récits de trappe et autres situations boréales ; dramaturgie, esthétique et féérie

Par Zone Occupée

Étienne Boulanger – Image tirée du film Récits de trappe et autres situations boréales (2015)

©Marie Philibert-Dubois

Étienne Boulanger

Étienne Boulanger partage son temps entre l’intervention psychosociale, l’enseignement des arts et sa production artistique. Intimement liés, ces champs d’intérêt se nourrissent et s’entremêlent pour tendre vers un art engagé, communautaire, vecteur de changement social. Il entretient une démarche de création solidement ancrée dans la nordicité et ses œuvres utilisent abondamment la nature boréale pour construire des paysages audacieux, précaires et merveilleux qui bouleversent l’apesanteur.

Julie Andrée T.

Artiste en arts visuels, commissaire d’exposition, chargée de cours à l’UQAC et étudiante au doctorat en Études et Pratiques des arts à l’UQAM, Julie Andrée T. consacre sa recherche doctorale autour du dépaysage et des principes esthétiques qui en émergent. Reconnue à l’international comme artiste interdisciplinaire, elle quitte Montréal en 2008 pour s’installer dans la région de Charlevoix-Est afin de poursuivre sa pratique. De 2008 à 2011, elle enseigne à la School of Museum of Fine Arts de Boston comme professeure invitée. À son retour, elle entame une maîtrise en recherche création à l’UQAC qui portera sur les thèmes de la mort, du paysage et du sublime. C’est au printemps 2020, à la demande et en collaboration avec la municipalité de Saint-Siméon qu’elle met en place le concept et la structure du Centre Inouï dont elle assure la direction artistique en complicité avec une équipe locale.

 

La machine d’Étienne Boulanger

 

Par Julie Andrée T.

 

Note de parcours

Par souci de transparence, je dois informer les lecteurs et lectrices que j’entretiens des liens d’amitié depuis une dizaine années avec l’artiste qui motive l’objet de ce texte. Amis et collègues de travail, nous réalisons des performances en duo, nous siégeons sur des CA communs et nos deux filles sont les meilleures amies du monde. Notre filiation, qui débuta en 2012 dans le cadre de nos études à la maîtrise, me permet de prendre une posture toute particulière à titre d’auteure, dans un va-et-vient entre des savoirs intimes, pratiques et théoriques. Pour ce faire, j’ai d’abord déterré le mémoire d’Étienne Boulanger, déposé en 2016, afin de lancer ma réflexion sur son œuvre vidéo Récits de trappe et autres situations boréales qui constitue notre étude de cas centrale.

À partir de ce projet réalisé au cœur d’un environnement forestier, j’aborderai la dramaturgie de la forêt, le concept de corps-machine et son potentiel de défaillance, la navigation et l’esthétique du risque et les réminiscences de la Renaissance dans la pratique de cet artiste.

Issu d’un parcours académique orienté vers le cinéma, il n’est pas surprenant que le travail d’Étienne Boulanger soit meublé d’idées de narration et de récit et que sa pratique actuelle en art performance soit partiellement tributaire de la discipline cinématographique. Selon lui, sa démarche « …repose sur un système mécanique composé d’éléments mobiles qui interagissent ensemble ». (Boulanger, p. 59) Il élabore ce qu’il appelle un corps-machine dont le terme nous renvoie rapidement à la théorie de Descartes de L’Homme-machine. Pour le philosophe, les corps sont comparables à des horloges : « Lorsqu’une montre marque les heures par les moyens des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu’il n’est à un arbre de produire des fruits. » (1644, Principe de la philosophie) Certes, si l’idée semble aujourd’hui désuète, c’est une posture artistique reconnaissable dans l’approche technique et pratique de Boulanger. Du latin machina qui veut dire « invention », on comprend que le corps-machine auquel fait référence l’artiste est aussi et surtout un corps-invention qui défie, à l’occasion, la loi de la gravité et la capacité de résistance des matériaux.

 

Paysage et dramaturgie de la forêt 

Étienne Boulanger résume Récit de trappe et autres situations boréales de cette manière :

« Le film débute avec quelques plans d’un homme dravant sur un gros billot de bois. Après un moment d’équilibre précaire, il plonge et nage dans la rivière. Pendant ce temps, une bande d’hommes déplacent de lourdes pièces de bois, opèrent des tronçonneuses et mettent en place de longs câbles d’acier à travers la forêt. Ces travailleurs se déplacent d’un lieu à l’autre au pas de course tel un peloton de soldats. Le groupe de ” bûcherons ” semble collaborer à la construction d’une structure au cœur de la forêt boréale. (…) Les deux solitudes se rejoignent en fin de parcours lorsqu’on découvre que les ” bûcherons ” préparent le ” sauvetage ” d’un arbre. Dans un sublime effort mécanique, l’arbre pratiquement mort est hissé hors de l’eau et nous découvrons que le draveur/nageur est accroché à sa cime. » (Boulanger, p. 72-73)

Récit de trappe et autres situations boréales s’inscrit comme un récit paysager, dans lequel l’artiste-performeur nous invite à contempler une relation de l’homme avec la nature toute particulière. On y observe un groupe de bûcherons qui s’active pour mettre en place ce que Pierre Donadieu appelle un projet de paysage, c’est-à-dire « l’intention d’aménagement de l’espace prenant en charge le devenir matériel et immatériel d’un territoire… ». (p. 85) En regardant les protagonistes besogner le bois, une question me vient en tête : quel type de relation ont ces hommes avec la forêt ? Ils s’y déplacent, ils l’observent, l’organisent, la surveillent et la veillent. Ils marchent la forêt, comme on marche le territoire dans une quête énigmatique qui les mènera vers la construction improbable d’un mécanisme bancal et incertain. Ce mécanisme fait de poulies, d’un treuil manuel et d’un câble d’acier servira à l’émergence improbable de l’homme-arbre. Devant cette image, j’ai en tête le mot écoumène qu’Augustin Berque décrit comme « la relation de l’humanité à l’étendue terrestre ». (p.41) Cette humanité on la ressent aussi dans le comportement des hommes qui s’entraident sans échanger un mot ni même un regard, en s’exécutant patiemment et avec précision à leurs tâches respectives.

 

Étienne Boulanger – Image tirée du film Récits de trappe et autres situations boréales (2015)

L’arbre revient fréquemment dans le travail de Boulanger qui le déracine, le trimbale, le coupe, le défigure et qui va jusqu’à le dépayser. Un jour, lors d’un festival de performance en Pologne où nous y participions individuellement, il sortit fièrement un sapin d’un tube de carton qu’il avait réussi, à l’insu des douaniers, à exporter par avion du Canada. Faut-il spécifier que les conifères qu’il utilise ne sont ni artificiels, ni des représentations ? Ils sont, en effet, bien réels. Dans la pratique de l’artiste, l’arbre est comme son binôme, celui qui lui donne la réplique, qui l’assiste dans ses manœuvres périlleuses et qui incarne la forêt et plus largement le territoire boréal. Figure iconique qui s’enracine dans les profondeurs du sol, il est présent dans toute sa splendeur et son imposante rigueur.  Si « les signes sont vivants » tel que l’affirme Eduardo Kohn dans son livre Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain (2017, p. 61), la forêt est dans ce cas plus qu’un contexte de création ou un décor cinématographique.  Elle s’active dans Récits de trappe et autres situations telle une actrice interprétant son propre rôle– comme une présence autobiographique qui enlace les autres personnages d’un mouvement de bienveillance, mais aussi d’une force redoutable. Elle porte un regard sur l’homme esseulé qui d’un air incertain la traverse. Elle guide la confrérie dans sa marche chorégraphiée et l’accompagne dans ses opérations concertées. Sa présence est forte et charismatique, sa voix enveloppante et hypnotique.

 

Étienne Boulanger – Image tirée du film Récits de trappe et autres situations boréales (2015)

 

Corps-machine et potentiel d’une défaillance

La notion de corps-machine de Boulanger sous-entend un potentiel tacite d’un corps défaillant qui déraille et qui surchauffe. Cette défaillance possible de l’artiste n’est toutefois pas visible dans les séquences qu’il choisit de nous laisser voir. Par exemple, dans le dernier tableau où son corps attaché à un arbre mort est hissé hors de l’eau, nous pouvons présumer le travail de répétition in situ que l’action a nécessité avant la prise de vue finale. Aussi spectaculaire nous semble l’action où corps et arbre émergent des eaux de la rivière, il a fallu un moment où l’artiste a dû s’immerger entièrement sous l’eau pour en ressortir « intact ». Une faille de tous les possibles, dans laquelle il s’insère et où le corps peut s’y fracturer voir même s’y noyer.  Par conséquent, en extirpant l’homme-arbre de ce sous-paysage que nous ne voyons pas, un récit spéculatif s’improvise dans l’opacité des eaux vives. Que s’est-il passé sous l’eau pour que l’homme et l’arbre se croisent et s’entrelacent tel un corps à corps entre chair et bois ? Dans ce déplacement rectiligne, la verticalité est redoutable. Le visible est surprenant et l’invisible est inquiétant laissant le regardeur spéculer sur ce qui s’est passé dans les ondes, ce monde obscur et méconnu qui enflamme l’imaginaire. Dans la dichotomie du visible/invisible, l’artiste nous laisse voir la mise en place du mécanisme, caractéristique propre, selon moi, de l’art action. Cette transparence dans le procédé performatif n’est que partiel, car la procédure la plus risquée –qui consiste à se maintenir sous l’eau jusqu’à l’extraction complète de l’arbre– se passe dans l’opacité la plus complète. Pour finir, l’homme-arbre se glisse dans l’œil du drone qui filme le moment et provoque une déchirure lente et délicieuse dans le paysage. En imposant son corps à la forêt et au champ de vision du regardeur, il crée une fracture, une disharmonie dans la scène paysagère, en rupture avec son environnement, il devient un corps-dépaysage… le temps d’une vision sublime.

 

 

Artiste navigateur ou le récit du large

Dans ce segment final –où les corps sont tirés de l’eau– l’artiste met à profit ses connaissances à manœuvrer la voile en élaborant un mécanisme inspiré vraisemblablement par ses étés passés sur son voilier. Ici le navigateur sans son embarcation est hissé de la rivière comme un navire qu’on prépare pour l’hivernage. Dans cette position le corps, ainsi mis à risque, se fragilise tout en démontrant une force remarquable, glissant d’un corps athlétique qui pousse la limite jusqu’à l’impossible vers un état de vulnérabilité touchante. Cette esthétique du risque n’est pas sans rappeler le travail de l’artiste néerlandais Bas Jan Ader (1942-1975), qui dans Broken fall (organic) (1971) s’agrippe à une branche d’arbre, les pieds dans le vide au-dessus d’un petit canal. Au bout d’un moment, dans un acte volontaire, il se laisse tomber. Ou encore dans Does it Float (1971-1975), où on le voit attaché à une branche. Dans les deux cas, le corps est mis sous tension de manière presque banale. Mais, les deux artistes ont plus encore en commun : ils partagent une affection pour la navigation qui se décline dans leur création. Après plusieurs périples aventureux en mer, Ader s’établit à Los Angeles en 1963 au terme d’un voyage de 11 mois à bord d’un voilier cargo, parti du Maroc. Il disparait en mer en 1975, au cours de la performance In Search of the Miraculous II à bord de son voilier Ocean Wave. Il visait de se rendre à Falmouth en Angleterre pour assister au vernissage de son exposition au Musée de Groninger en Hollande. Si son bateau fut retrouvé en mer plusieurs mois après son départ, son corps lui ne l’a jamais été. Une esthétique de la disparition qui lui aura été fatale. Pour sa part, Boulanger met les voiles chaque année sur les eaux majestueuses du lac Saint-Jean où, durant l’été, il participe à des courses de voiliers.  Nulle surprise si la quincaillerie qu’il utilise pour ses performances soit la même que celle nécessaire pour naviguer. Les mouvements de hisser, de relâcher, les jeux de nœuds et la logique des systèmes de poulies se répètent aussi dans ses actions performatives périlleuses. Enfin, nageur assidu, il entretient un lien singulier avec les nappes d’eau qu’il met en œuvre, comme un espace de déplacement et de dépassement.  Comme quoi l’art et la vie d’un artiste sont parfois perméables l’un à l’autre.

 

 

Réminiscence de la Renaissance 

Nous l’avons démontré, Boulanger entretient une relation au corps comme s’il s’agissait d’un mécanisme. Sa pratique performative exige une tension musculaire à l’instar des cordages de son voilier et des mécanismes de poulies qu’il emploie. Comme chez Léonard de Vinci dont « la raison et l’imagination sont étroitement enchevêtrées » (Chazal 2021), les dispositifs de Boulanger sont à plus d’un égard une défiance à la loi de la gravité où le corps organique s’entrelace au corps mécanique. Gerard Chazal pense que « …le monde de Léonard de Vinci est une vaste mécanique en mouvement qui dépasse et englobe aussi bien les éléments entraînés dans des courants plus ou moins enchevêtrés que le vivant dans son jaillissement ». Je crois que le monde d’Étienne Boulanger est un vaste dispositif machinique qui se déploie dans le réel et dans son imaginaire comme le prolongement des corps matériels et immatériels qu’il associe et qui se cristallisent en œuvre d’art.

La Renaissance est une période durant laquelle de nouveaux procédés techniques permirent le développement des explorations maritimes, les théories de la perspective et la mathématisation de l’art. On y découvre des croisements entre l’organique et le géométrique, l’imaginaire et l’ingénierie. Comme le souligne Chazal à propos d’un engin volant de Léonard de Vinci « …il s’agit de saisir les flux : ceux qui animent le monde des fluides, de l’écoulement des eaux aux mouvements des fumées et de l’air autour des ailes artificielles ». Certes, si mon association entre les deux artistes semble outrageuse pour certains, il n’en demeure pas moins qu’il y quelques résonnances de la Renaissance de de Vinci dans la pratique actuelle de Boulanger. Au-delà des analyses théoriques et des associations quelque peu risquées auxquelles j’ai pris plaisir à recourir pour comprendre les « mécanismes » de création et de lecture de mon ami et collègue, il persiste une résistance au cynisme de la vie que j’admire dans son art. Il arrive à nous maintenir dans un état de suspense, il nous fait voir des images improbables, il étonne par son ingéniosité et ses prouesses intrépides. Si Étienne Boulanger ne fait jamais dans la dentelle, mais plutôt dans l’esthétique du 2X4, des bottes à caps, du mec stoïque et des tours de force, il nous émeut grâce à ses tableaux vivants intensément poétiques et féériques

 

Références

(1) Berque, Augustin (2006). Mouvance: du jardin au territoire : soixante-dix mots pour le paysage (Vol. II,). Éditions de la Villette, Paris.

(2) Boulanger, Étienne (2016). La tension narrative en art performance avantage mécanique/La loi du récit. [Mémoire de maîtrise, Uqac]. Constellation. https://constellation.uqac.ca/id/eprint/3982/1/Boulanger_uqac_0862N_10209.pdf

(3) Chazal, Gérard. « Les machines de Léonard de Vinci comme vision du monde », e-Phaïstos [En ligne], IX-1 | 2021, mis en ligne le 27 avril 2021, consulté le 02 mai 2023.

(4) Descartes René, & Bridoux André. (1966). Œuvres et lettres (Ser. Bibliothèque de la pléiade, 40). Gallimard, Paris.

(5) Kohn, Eduardo (2017). Comment pensent les forêts : vers une anthropologie au-delà de l’humain. [Bruxelles, Belgique] : Zones sensibles.

(6) Verwoert, Jan. (2006). Bas jan Ader: In search of the miraculous, Mitpress, Cambridge, MA.

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