La vérité comme décision multiplicatrice
Accrochés à ces fantasmes, nous imposons un point d’arrêt à la vérité qui n’est jamais pourtant, la science nous en est témoin, que l’aboutissement provisoire d’une question et le surgissement de nouvelles questions que cet aboutissement fait lever.
La vérité, comme l’art, n’est qu’une aspiration, une recherche, une ascèse. Et nous nous acharnons à la prendre pour un fait ; un fait qu’il nous suffirait de décréter pour qu’il soit. Trump est le prophète caricatural de cette proclamation qui prend ses désirs pour la réalité, et exige, comme un enfant, leur satisfaction immédiate : comme si dire et même simplement croire, c’était faire. Leni Riefenstahl, l’égérie du nazisme, avait vendu la mèche du populisme halluciné dans son film justement intitulé Triomphe de la volonté (1934). Et si la vérité, s’il en est une, de notre époque tenait précisément à cette façon de prendre le simulacre pour la réalité, le faux pour le vrai, la représentation pour la chose représentée ? Et si nous nous étions volontairement enfermés dans la caverne allégorique de Platon ? Et si notre idée de l’altérité se perdait dans la prolifération des mèmes ? Et si nous n’avions d’autre avenir, d’autre aspiration que d’en devenir un nous-mêmes ?
Telle est du moins, à mon sens, la façon tordue dont le mimétisme chevillé à l’âme de l’être humain se change aujourd’hui en multiplication d’une représentation abolie où le rien n’est plus que données massives, cellules d’espace-temps individuelles réduites à un multiplicande, clic à produire de la masse et bientôt dissolution dans la masse. Dans un tel contexte la croyance, dur comme fer, en dépit de tous les démentis, qu’on a gagné des élections, qu’on détient la vérité, qu’il y a effectivement complot génère la colère infantile de masses qui, parce qu’elles sont assez nombreuses, se sentent majoritaires, pour ne pas dire unanimes. Cet effet de bulle que connaissent bien les réseaux sociaux qui tous fonctionnent sur le vieil adage « qui se ressemble s’assemble » repose sur cette illusion.
La maladie de l’altérité dont souffre manifestement notre civilisation nous prédispose à l’oubli dans la masse. Loin de la dialectique et du paradoxe qui en seraient l’antidote logique, cette massification qui est notre horizon nous pousse à un mimétisme aveugle, aliénant, sans distinction ni discernement. Conformisme et grégarisme défigurent le mimétisme qui, dans son principe, est plus une ruse, un piège, un activisme, une distance qu’un oubli confortable de soi et de ses propres distances ; au moment même où l’individu est fantasmatiquement et politiquement exacerbé, et même peut-être parce qu’il l’est, il disparaît dans la masse, s’abandonne à elle, fusionne et se laisse submerger. Le mimétisme aujourd’hui est le premier stade de la massification. Il n’est que de penser à ces publicités pleines de bonnes intentions où l’écran est brusquement saturé par des personnes racisées ou des minorités visibles qui dans l’image sont bien plus que majoritaires. Car l’individu exceptionnel que chacun croit avoir le droit d’être s’agite désormais dans un univers qui n’admet plus la moindre exception, tout en prétendant exalter l’individualité jusqu’à l’hapax.