QUAND LE SINGULIER S’EFFACE EN S’EXACERBANT : LE NOUVEAU PACAGE DES MOUTONS DE PANURGE

Par Zone Occupée

Jean-Pierre Vidal

Jean-Pierre Vidal est sémioticien et professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Outre de nombreux articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, de Mallarmé à Stephen King et de Flaubert à Volodine, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, quatre recueils de nouvelles ainsi qu’un essai, et un recueil d’aphorismes en ligne. Il collabore à diverses revues culturelles et artistiques et est, depuis plus de dix ans, conseiller scientifique auprès du Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

QUAND LE SINGULIER S’EFFACE EN S’EXACERBANT : LE NOUVEAU PACAGE DES MOUTONS DE PANURGE

 

Par Jean-Pierre Vidal

 

Quel est ce monde, où la création de la richesse s’appuie sur l’éradication de tout, au profit de l’émergence du rien ? — Serge Bouchard, L’Œuvre du Grand Lièvre Filou (Éditions MultiMondes, 2018)

 

L’aube de nos temps postmodernes s’est levée avec cette obsession du mimétisme que magnifiait le pop art en lâchant la proie du réel pour l’ombre publicitaire et en présentant le fantasme de quotidien qu’elle impose comme une nature. Il s’agissait là de la première manifestation de ce que, peu après, Baudrillard appellerait la « précession des simulacres », ce tour de passepasse qui allait amener nos images, mentales ou autres, à remplacer purement et simplement ce qu’elles prétendaient représenter. Une sorte de dévastation s’était ainsi secrètement abattue sur l’humanité, amenant par exemple celui qui est sans doute le plus pénétrant des philosophes contemporains, le Slovène Slavoj Zizek, à regrouper un certain nombre de ses articles sous le titre éloquent de Bienvenue dans le désert du réel (Flammarion, coll. Champs).

Ce que Serge Bouchard appelle « l’émergence du rien », c’est cette désillusion fondamentale qui semble nous dire dans tous les domaines qu’à force de mimétisme et de représentation, nous avons atteint un stade où les images ont à ce point vampirisé le réel qu’elles l’ont vidé de toute substance. Ainsi s’est perdue, faute de deux réalités à conjoindre, l’idée même de représentation. Cependant — et ici le symptôme est très révélateur du mal qui le produit — jamais les « vraies affaires », le « vrai monde » ne se sont autant imposés sur toutes les tribunes comme l’alternative, au moins politique, à laquelle il nous faudrait revenir. Comme s’il y avait encore du vrai monde et de vraies affaires ailleurs que dans la nostalgie agressive de tous les populismes.

 

 

La vérité comme décision multiplicatrice

Accrochés à ces fantasmes, nous imposons un point d’arrêt à la vérité qui n’est jamais pourtant, la science nous en est témoin, que l’aboutissement provisoire d’une question et le surgissement de nouvelles questions que cet aboutissement fait lever.

La vérité, comme l’art, n’est qu’une aspiration, une recherche, une ascèse. Et nous nous acharnons à la prendre pour un fait ; un fait qu’il nous suffirait de décréter pour qu’il soit. Trump est le prophète caricatural de cette proclamation qui prend ses désirs pour la réalité, et exige, comme un enfant, leur satisfaction immédiate : comme si dire et même simplement croire, c’était faire. Leni Riefenstahl, l’égérie du nazisme, avait vendu la mèche du populisme halluciné dans son film justement intitulé Triomphe de la volonté (1934). Et si la vérité, s’il en est une, de notre époque tenait précisément à cette façon de prendre le simulacre pour la réalité, le faux pour le vrai, la représentation pour la chose représentée ? Et si nous nous étions volontairement enfermés dans la caverne allégorique de Platon ? Et si notre idée de l’altérité se perdait dans la prolifération des mèmes ? Et si nous n’avions d’autre avenir, d’autre aspiration que d’en devenir un nous-mêmes ?

Telle est du moins, à mon sens, la façon tordue dont le mimétisme chevillé à l’âme de l’être humain se change aujourd’hui en multiplication d’une représentation abolie où le rien n’est plus que données massives, cellules d’espace-temps individuelles réduites à un multiplicande, clic à produire de la masse et bientôt dissolution dans la masse. Dans un tel contexte la croyance, dur comme fer, en dépit de tous les démentis, qu’on a gagné des élections, qu’on détient la vérité, qu’il y a effectivement complot génère la colère infantile de masses qui, parce qu’elles sont assez nombreuses, se sentent majoritaires, pour ne pas dire unanimes. Cet effet de bulle que connaissent bien les réseaux sociaux qui tous fonctionnent sur le vieil adage « qui se ressemble s’assemble » repose sur cette illusion.

La maladie de l’altérité dont souffre manifestement notre civilisation nous prédispose à l’oubli dans la masse. Loin de la dialectique et du paradoxe qui en seraient l’antidote logique, cette massification qui est notre horizon nous pousse à un mimétisme aveugle, aliénant, sans distinction ni discernement. Conformisme et grégarisme défigurent le mimétisme qui, dans son principe, est plus une ruse, un piège, un activisme, une distance qu’un oubli confortable de soi et de ses propres distances ; au moment même où l’individu est fantasmatiquement et politiquement exacerbé, et même peut-être parce qu’il l’est, il disparaît dans la masse, s’abandonne à elle, fusionne et se laisse submerger. Le mimétisme aujourd’hui est le premier stade de la massification. Il n’est que de penser à ces publicités pleines de bonnes intentions où l’écran est brusquement saturé par des personnes racisées ou des minorités visibles qui dans l’image sont bien plus que majoritaires. Car l’individu exceptionnel que chacun croit avoir le droit d’être s’agite désormais dans un univers qui n’admet plus la moindre exception, tout en prétendant exalter l’individualité jusqu’à l’hapax.

 

 

La carte et le territoire

Les considérations précédentes sur la mimésis et la représentation en crise aujourd’hui cherchaient à faire voir la pathologie sociale qui nous empêche, sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, de passer du singulier au pluriel, avec retour au singulier au cœur même du pluriel, cette dialectique de la représentation où se jouait de toute éternité la place du sujet. Nous pouvions être un parmi un groupe auquel nous reconnaissions appartenir : à force de vouloir imposer notre unicité, nous ne sommes plus qu’un rien perdu dans une masse. Au lieu d’être le retrait ironique où s’affirme la singularité comme dissensus, notre mimétisme nous conduit à effacer toute distinction : c’est une intégration totale, indistincte, effaçante et sans reste. Sans délimitation qui exemplifie, sans cadre qui identifie, sans cadrage en un mot, pas d’image, mais un flux d’impressions qui n’autorise aucun mimétisme, car quand ça ne cesse de circuler, il n’y a rien à voir que le voir. Aucun modèle. Aucune amarre. Aucun lieu d’autre à imiter. Plus aucun n’exemple n’a lieu d’être, littéralement.

C’est que toute image n’est désormais pour nous qu’une carte sans territoire : pixellisable, c’est-à-dire recomposable à l’infini, elle n’a plus de lieu d’être parce qu’elle n’a plus de cadrage qui lui serait consubstantiel. Démesurément agrandie, l’image d’un Van Gogh, par exemple, devient un lieu sans contour, un fantasme dans lequel on peut circuler et se fondre. Nous sommes ainsi ballotés entre le Charybde de l’unicité immobile et le Scylla de la masse qui emporte tout dans sa croissance exponentielle. Ne s’agit-il point là du ressort secret de tous les réseaux sociaux où le triste destin de celui qui y plonge pour se distinguer, appeler l’attention universelle sur lui, consiste à s’y trouver, au contraire, englouti dans l’indistinction du flot inarrêtable de publications individuelles multipliées à l’infini. Le mimétisme naturel ne concerne toujours qu’une partie du territoire : une simple branche dont ne se distingue plus l’insecte au milieu de la forêt. Quand, vêtu de léopard kitsch, l’Illustre Inconnu se livrait à son « mimétisme intégral », il prenait bien soin de faire distinguer sa tête du fond d’une tapisserie en léopard. C’est ainsi que son message pouvait reposer tout entier sur une théorie ironique de l’altérité et de la masse, de la périphérie unique et de la métropole massifiante, de la singularité de l’œuvre et de la « totalité totalisante et totalisatrice » (pour reprendre le mot de Sartre sur l’histoire) de l’histoire de l’art.

L’histoire que nous vivons nous conduit, le métavers et la 5G aidant, vers une société psychotique où la réalité ne se distinguera plus du fantasme et où virtuel et réel fusionneront dans une réalité proclamée « augmentée » alors qu’elle est plutôt atténuée, édulcorée, infantilisée à grand renfort de Pokémons niais. Car nous aurons définitivement perdu la dialectique fondamentale de la distinction. Panurge sera seul au monde. Et SimCity aura gobé la civilisation.

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