PRENDRE UN GÉANT PAR LA MAIN

Par Zone Occupée

Olivier Côté

Originaire d’Hébertville-Station au Lac-Saint-Jean, Olivier Côté est récipiendaire d’un baccalauréat l’Université de Sherbrooke en biologie moléculaire et cellulaire ainsi que d’une double maîtrise en environnement de l’Université de Sherbrooke et de l’Université de Technologie de Troyes en France. Ses travaux de maîtrise portent sur différents scénarios de gestion des matières organiques résiduelles dans la MRC de Lac-Saint-Jean-Est. Impliqué dans le domaine culturel au sein du conseil d’administration de Langage Plus, il est aujourd’hui enseignant à la formation continue du Collège d’Alma et au Cégep de Saint-Félicien, notamment en cartographie et en biologie de la faune.

Les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui sont nombreux, avec d’une part l’actualisation rapide des capacités technologiques et, d’autre part, la transition socio-écologique qui traîne de la patte. Bien malin celui qui pourra dire où l’avenir nous mènera !

Les anciennes civilisations utilisaient des mythes et des légendes pour infuser dans la société des logiciels sociaux, comme des référents partagés permettant de catalyser des actions collectives ou des rituels, pour rapprocher les hommes et la nature, les inspirer et les faire mieux se comprendre et s’apprivoiser. Au fil du temps, j’ai eu la chance d’en découvrir quelques-unes qui m’inspirent encore aujourd’hui dans ma propre quête de sens et ma soif de connaissance. Les histoires partagées facilitent l’appropriation de certaines notions insaisissables, parce que difficiles à appréhender autrement, comme c’est le cas pour la géographie régionale.

J’aime l’idée que le lac Saint-Jean aurait été sculpté par la main droite d’un géant légendaire couché sur le dos dans son lit, celui du fleuve Saint-Laurent.

L’image du corps pour appréhender le territoire est souvent utilisée par les peuples autochtones afin de rendre compréhensibles différents phénomènes que l’humanité rencontre sur son chemin. C’est une façon habile d’en comparer sa constitution à celle du lieu qu’on occupe.

Conter le passé sur les doigts du géant

Au fil de l’histoire, notre relation au territoire a changé. Survolons ensemble quelques étapes clés du développement de notre perception sur le sujet.

La main du géant possède cinq doigts, comme cinq grandes rivières. Le premier c’est l’index, le doigt du Mistassini, un chasseur-cueilleur qui nomme les choses, très connecté avec le fonctionnement de son milieu. Car pour survivre, il doit d’abord connaître sa communauté et reconnaître les ressources disponibles dans la forêt, dans la rivière et dans les airs. Avec la sédentarisation, l’esprit intuitif du chasseur a progressivement laissé sa place à l’esprit plus terre-à-terre de l’agriculteur propriétaire d’un terrain, divisé selon les normes et coutume de l’époque, souvent un carré ou un rectangle bien défini. C’est le majeur, le 2e doigt, qui incarne la force brute grâce à son activité agricole, créant toutes sortes de nouvelles occupations, des métiers et des strates sociales issus de la production alimentaire.

Puis inspirons-nous d’Ératostène, astronome, géographe, philosophe, mathématicien et directeur de la célèbre bibliothèque d’Alexandrie. C’est lui qui a inventé la géographie en estimant avec une précision surprenante la circonférence de la terre avec des moyens techniques plus que limités. Cette perspective est celle du 3e doigt, le scientifique, qui est le génie dans l’ombre, celui qui est derrière notre révolution industrielle, l’annuaire qui laisse planer l’idée que la terre est un fournisseur illimité de ressources. C’est aussi notre mariage entre l’industrie et les grands centres qu’on alimente chaque jour via nos voies ferrées.

Heureusement, au bout de la main, il reste encore la fragilité et la beauté du monde qui se révèle parfois au bout du bras canadien. Le petit doigt, ce sont entre autres nos astronautes qui reviennent sur terre transformés pour nous parler de leur expérience unique avec Gaïa. Alors que les problématiques environnementales deviennent de plus en plus perceptibles, certains individus s’enferment dans une vision à trois dimensions, une approche qui ne considère que les doigts les plus forts. Mais le petit doigt fait de plus en plus mal.

Faisant nous-même partie du problème et de la solution, nous manquons souvent de recul pour interpréter et surtout partager de façon neutre et impartiale les réalités physiques et biologiques complexes observables sur le terrain. C’est peut-être là qu’intervient le pouce, puissant mais court, il peut agir comme pivot pour aider la main à se retourner et à s’ouvrir sur le monde, paume vers le ciel. Ce virage est une étape essentielle vers un développement futur inclusif, respectueux et proactif face aux perturbations bien concrètes que l’homme a engendrées par sa présence.
Alors qu’Ératosthène a calculé, sans l’aide de la technologie, les mensurations de cette gigantesque cellule sur laquelle nous vivons, la représentation exacte de cette énorme sphère sera toujours un casse-tête pour l’esprit humain. Comment aplanir et planifier dans la complexité un monde irrégulier qui est aussi dynamique et changeant ? Comment permettre à l’ensemble de la population civile de saisir cette fragilité et de prendre part à ce grand virage, à cette transformation vers un tout collectif et soutenable ? Comment articuler la co-création d’un futur souhaitable ?

Laisser l’avenir s’exprimer sur une carte partagée du présent

L’humain, pour comprendre et utiliser une carte, doit pouvoir retrouver ses repères afin de reconnaître sa maison et finalement délimiter son terrain, domaine ou habitat favori. Sur cette interface, l’esprit s’oriente en suivant le tracé d’une route d’eau, de terre, de bitume ou encore le long d’un chemin de fer ou d’une grande plaine fertile. Les marins, premiers hommes du monde, utilisaient quant à eux une longue vue pour voir au loin disparaître les bateaux dans l’horizon, indice visuel de la sphéricité de la planète. Ces voyageurs de la mer savaient bien qu’à bord d’un vaisseau, il faut une grande capacité d’anticipation, savoir naviguer dans l’invisible et prévoir l’imprévisible.

De leur côté, les mathématiciens et les géographes utilisent des projections ou des systèmes de références bien établis, pour analyser des données spatiales à grande échelle et les mettre à disposition des navigateurs. Ces derniers se fient aux systèmes conventionnels leur permettant de diriger leurs vaisseaux et se rendre à bon port, même s’il y a toujours certains risques qui peuvent difficilement être anticipés. Plus les zones à traiter sont grandes, plus les systèmes de projection doivent être raffinés et sophistiqués pour réduire les inévitables distorsions. Car traduire l’état sphérique du monde réel dans une représentation théorique et plane implique toujours une certaine déformation.

Depuis toujours les organisations à travers le monde tentent de créer une représentation fidèle de celui-ci, limitées d’une part par leur capacité de projection et, d’autre part, par leurs besoins réels sur une partie spécifique de notre planète. Même si les modèles météorologiques et climatiques sont aujourd’hui parmi les plus raffinés et les plus complets qu’on possède, ceux-ci ne visent pas à actualiser notre rapport au territoire et à la nature. Bien des gens ne s’y fient pas, d’autres en font leur boussole. Heureusement, le passé est garant du futur ! C’est donc avec beaucoup d’espoir que j’apporte à votre attention une projection cartographique revisitée, qui pourrait bien servir de base pour une nouvelle perspective intégrée et partagée. Je parle ici de la grille hexagonale développée en 2018 par la compagnie Uber, qui s’inspire des travaux du célèbre inventeur et polymath américain Richard Buckminster Fuller, actualisant l’approche client qui lie la demande à l’offre dans le domaine des transports.

Pour Fuller, nous vivons sur un vaisseau spatial qu’on appelle la Terre et qui dispose de systèmes d’urgences bien protégés, certes, mais qui seront rapidement épuisés si l’humanité ne prend pas conscience de ses limites. Qu’on soit pour ou contre Uber, cette compagnie assume sa raison d’être : permettre à tous ses usagers d’avoir accès à un transport s’ils sont sont prêts à payer le prix fixé. C’est cette pression de performance qui force l’entreprise à constamment se dépasser. De la même manière, nous devons innover pour protéger, voire améliorer, les services écologiques accessibles à la population via des mécanismes de régulation.

C’est la segmentation de l’espace et la mesure rigoureuse de ces services qui pourrait nous permettre de mieux analyser et intervenir en la matière ici sur notre territoire.

La fixation du taux offert aux conducteurs était un casse-tête pour Uber, et c’est précisément ce pourquoi elle a dû innover pour explorer une façon nouvelle de réguler son déploiement.

Très tôt dans son développement, les administrateurs ont rencontré un problème de surcharge et mis en place un mécanisme artificiel pour accroître le taux versé aux conducteurs dans les secteurs où la demande dépasse l’offre, par exemple lors du Nouvel An, afin de pouvoir attirer plus de conducteurs dans les zones névralgiques où le service est compromis. De la même façon qu’Ératosthène a dû diviser la terre en deux pour arriver à estimer la circonférence de la terre, Uber a dû diviser le problème en plusieurs parties pour arriver à mieux comprendre les failles de son propre fonctionnement. Le travail, plutôt colossal, était de subdiviser les grandes villes en îlots uniformes où des taux différentiels étaient appliqués pour réguler l’offre et la demande et éviter ainsi la surcharge. En mettant des ingénieurs à contribution, on a commencé à chercher une nouvelle approche, toujours à la recherche de plus de fiabilité et de robustesse, et ce, à plus grande échelle. L’entreprise est venue à la conclusion que le service n’était pas destiné aux villes ou aux quartiers mais bien aux utilisateurs, des humains qui expriment en temps réel des besoins, et que c’est à cette échelle qu’il fallait rechercher une solution.

La géométrie de base nous apprend qu’il n’y a que trois choix possibles pour couvrir une surface continue avec une forme répétée : le triangle, le carré et l’hexagone. Sans détailler l’ensemble des points positifs et des inconvénients, la grille hexagonale présente trois avantages importants qu’on peut résumer ainsi :

1) Complexité du voisinage : la grille hexagonale est la seule qui présente un type unique de relation de voisinage, six voisins immédiats partageant un côté et avec toujours la même distance d’un centre à l’autre de ses cellules, facilitant ainsi le traitement de l’information.

2) Sous-division organique : même si la couverture n’est pas parfaite comme dans le cas du carré, l’hexagone offre la possibilité de simplifier la segmentation dans des secteurs uniformes et homogènes et de la raffiner dans les secteurs urbains où l’index peut atteindre une limite inférieure de 1 m2.

3) Distorsion atténuée : la projection d’une grille hexagonale sur l’entièreté du globe a déjà été réalisée par Richard Buckminster Fuller. Appelée Dymaxion, cette projection icosaédrique possède l’avantage de réduire au maximum la distorsion terrestre en positionnant toutes les arrêtes de l’icosaèdre dans la mer, là où la distorsion n’affecte vraisemblablement pas le service de l’entreprise.

L’équipe d’ingénieurs chez Uber a finalement conçu H3, une grille hexagonale couvrant toute la surface du globe avec ses 122 cellules. Afin de produire une couverture continue, 12 pentagones ont été introduits dans le modèle

La Grille H3, qui a été mise à la disposition du public en open source, permet d’utiliser la partition pour générer un modèle très robuste, permettant aux utilisateurs du service de voir clairement et en temps réel les endroits où la demande est la plus élevée et d’observer un gradient lisse du taux offert aux conducteurs sur le secteur desservi. Aucune division artificielle du territoire n’est requise, ce qui facilite beaucoup le travail des ingénieurs qui peuvent maintenant utiliser l’outil pour mieux visualiser et comprendre la dynamique d’offre et de demande dans l’espace et le temps.
Si on transpose ceci dans le domaine de l’environnement, il serait possible de produire des outils permettant aux usagers du territoire d’évaluer et de signaler des problématiques liées à la qualité de l’eau ou du couvert végétal, à la présence d’habitats fauniques ou tout autre donnée jugée pertinente, afin de générer un portrait ascendant centré sur l’utilisateur et intervenir plus globalement dans des secteurs critiques. Il y a aussi la possibilité d’actualiser les méthodes d’inventaire de la flore et de la faune pour permettre à la population de mieux comprendre les enjeux environnementaux et l’influence de l’homme sur la qualité des habitats et la biodiversité. Cet outil virtuel favoriserait la connaissance des projets visant à rétablir des continuums écologiques et sociaux sur le territoire et d’en améliorer l’accès pour les citoyens, mais, surtout, aux communautés écologiques de se perpétuer tout en limitant la mortalité routière et les conflits d’usage qui existent entre la faune, la flore et la société.
Je rêve d’une solution qui permettrait de mieux répartir les efforts des professionnels et des décideurs qui travaillent dans le domaine de l’environnement, en adaptant un outil compatible, hautement pédagogique, simplifié et transposable à l’ensemble du globe. Ce printemps, il est grand temps d’y réfléchir ensemble !

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