« Robert Fedler[1], c’est le gars qui prend d’la place. »
Jeanne Gravel te décrit un bonhomme connu par tout le monde dans la place où tu viens de t’installer il y a quelques semaines.
« Y’est méchant, Fedler? »
« Non, pas vraiment. Il peut même être généreux, quand ça lui chante. C’est juste que… même sa générosité, il l’impose. Du genre à commander une margarita pour la personne au comptoir qui est en train de boire une bière avec sa gang. »
Tu vas finir par le rencontrer, Fedler. Ici, tout le monde se connaît. L’espace vital, faut que tu te le crées.
Tu te mets à te demander si t’es pas comme Fedler. T’as toujours peur de prendre trop de place. Ça te vient peut-être de ton enfance, avec le monde qui s’imposait à toi. Là, tu te rappelles d’une prof de psycho quand t’étais en Idaho. Elle t’avait expliqué que le fait d’avoir peur de s’imposer, c’est un peu comme avoir peur d’être imposteur : si tu te poses la question, c’est probablement que t’as pas ce problème. Au fond, les imposteurs se posent pas trop la question…
Penser à cette psy-là te fait aussi penser à une autre affaire qu’elle t’avait racontée. Un couple avec des problèmes d’attachement. La madame manipulait le monsieur qui s’en rendait pas trop compte. En fait, le monsieur se demandait si c’était pas lui qui avait un problème puisque la madame lui disait tout le temps : « Toi aussi, tu fais ça! ». La psy te disait aussi que c’était probablement plus difficile pour un homme d’admettre qu’il est victime de violence psychologique. « Ah, c’est ça que c’était? » Eh oui !, c’était ça, selon cette psy. Le monsieur avait quitté la madame après la fois où elle a commencé une phrase avec : « Après tout ce que j’ai fait pour toi… ». C’était le signal. Le monsieur s’était ouvert les yeux. Lui, il aurait jamais dit ça à quelqu’un d’autre. Au final, il s’était rendu compte qu’il y avait pas assez de place pour deux personnes dans ce couple.
Jeanne te tire de ta rêverie en tirant sur ta robe.
« Hein, quoi? »
Ça te fait drôle, le contact physique, après des mois à pas voir personne. En fait, c’était pas un contact. Jeanne t’a pas touchée toi, juste ta robe. Elle est venue dans ta petite bubulle. Parlant de bulle… Tu te remémores ces moments où t’étais seule dans une foule. C’est ton « scénario clé », ça, comme dirait Jerry Roth. Citant Benoît Ruth, Roth parlait des éléments clés d’une culture. Comme tu sais plus trop c’est quoi ta culture, tu penses à un scénario clé pour toi, en tant que personne. Tu te rappelles la fois où t’attendais d’avoir une table dans un resto et que tu t’étais fermé les yeux pour mieux t’immerger dans l’ambiance sonore. On peut pas vraiment se fermer les oreilles, mais on peut se les ouvrir. Et, cette fois-là, en t’ouvrant grand les oreilles, tu t’es sentie bien, comme si t’étais vraiment chez toi.
Mais, là, t’es chez Jeanne. Et elle essaie d’attirer ton attention.
« Ah, oui!, Fedler! »
« Non, je parlais d’un autre gars. Tu devrais le rencontrer. Vous vous ressemblez dans votre façon de donner de la place aux autres. »
C’est intéressant, ça. Jeanne te connaît pas tant que ça. Elle a déjà compris que c’est une valeur, pour toi, de laisser de la place aux autres. Encore une fois, la prof de psycho te revient à la mémoire : c’est correct de laisser ta place. C’est aussi correct de te donner ta place à toi-même. Jeanne te parle aussi d’une théorie d’Édouardine U. de La Salle. Anthropologue, comme Roth à qui tu pensais tantôt, de La Salle avait créé une théorie du temps dans la communication non verbale. Avec Marjory Batemead, de La Salle avait étudié des interactions entre des pères et leurs enfants à Java, en Polynésie française, et en Irlande. Certains pères laissaient plus de temps à leurs enfants, d’autres contrôlaient plus. C’est clair qu’il y a différentes catégories de temps, comme on a différentes façons de percevoir l’espace. Chez nous, le temps individuel prend la place du temps physique. En s’enfermant dans « des cocons de verre et d’acier », on oublie parfois la différence entre les saisons. On se confine au point de ne plus percevoir le temps qui court en tant que cycle.
Tu parles alors à Jeanne de Johanne Fabienne Głogów, une autre anthropologue qui avait étudié le temps et la présence. Ses idées sur la contemporanéité du terrain ethnographique et sur le déni de la synchronie en écriture emmènent Jeanne dans un autre monde, celui de l’altérité et du dialogue. On vit dans plusieurs espaces à la fois, on se rapproche par le discours. T’es ici et ailleurs, en parlant. Le souvenir de paroles ancestrales te guide dans tes propos. Ensemble, Jeanne et toi définissez un horizon commun, perçu dans des perspectives différentes. Vous êtes toutes deux aussi proches de cet horizon fuyant.
Toutes les deux, vous vous rendez soudain compte de ce que vous êtes en train de construire, sans prendre la place de l’autre. Votre conversation n’appartient ni à l’une, ni à l’autre. Aucune des deux n’a décidé du sujet. Vous vous prêtez au jeu de dériver avec le courant, donnant des petits coups de pagaie à l’occasion, sans dicter le flot de paroles qui vous unit. Vous êtes présentes, ensemble. Même lieu, même temps. Même en ligne, ça peut se sentir, cette présence-là. C’est pas une question de proximité physique. C’est une compréhension de notre interdépendance. Comme cette idée que notre prochaine respiration puisse contenir des molécules du parfum de Cléopâtre, on respire le même air, qu’on soit dans la même pièce ou qu’on soit à distance.
T’admets à Jeanne le bien que te fait cet échange. T’as vécu des moments pendant lesquels l’« autre personne » prenait toute la place. Pas toujours en parlant plus. Souvent en choisissant le sujet de la conversation. Pas facile d’interagir avec une personne qui s’impose. À l’extrême, ça va jusqu’à la déclaration de guerre. T’as beau être pacifique, si l’« autre » te déclare la guerre, t’es pas mal rendue en guerre avec la personne. Même chose avec tellement d’asymétries, dans la vie : la voisine qui fait du bruit pendant que t’essaies de dormir, la police qui utilise un gaz lacrymogène dans une foule, la fausse alarme qui te fait sursauter, la filature de la détective qui te voit sans être vue… Tant de limites à la capacité d’action de certaines personnes. Le contraire du « vivre et laisser vivre », peu importe la bienveillance de chacune.
Tu partages avec Jeanne un cadeau qu’on t’a offert il y a plusieurs années. Un simple concept qui t’aide depuis lors à mettre les choses en perspective. Tout bête au fond. Comme un bon design, suffisait d’y penser. À cette époque, t’avais reçu un message d’une maison d’édition qui publiait un manuel de l’autrice Ginette Carleton, bien connue pour son livre « La société du casse-croute », au sujet de la transformation de la société vers un modèle rappelant la restauration rapide. Sans aucune trace d’ironie, la maison d’édition t’offrait un certificat cadeau pour MacDonald (sic) si t’acceptais d’utiliser un chapitre du manuel dans une entrevue télévisée. Abasourdie par un tel manque de jugement, t’avais écrit à Carleton pour l’alerter de cet étrange agissement de la part de sa maison d’édition. Carleton t’avait remerciée en relevant le fait qu’un tel geste démontrait une mécompréhension de son œuvre. Avec un simple petit message, t’avais eu un potentiel d’« impact » sur les gestes d’une autre personne, sans forcer qui que ce soit ou t’accorder une attention indue.
Croisant une collègue la même journée, t’avais raconté cette petite anecdote. Elle s’était écriée que ton acte n’avait aucune importance, que tu luttais contre le mauvais problème, que tu devrais plutôt t’attaquer à la discrimination dont ton autre collègue avait déjà été victime, etc. Dépitée, t’avais poursuivi ta journée en te posant des questions assez profondes sur ton rôle dans la société, la place que tu pouvais y occuper. Et c’est en soirée que t’as reçu le cadeau en question. Ton amie Kristianne, à qui t’as décrit la réaction de ta collègue, t’as rassurée en t’expliquant qu’en envoyant un message à Carleton, t’avais fait ce qui était dans ta « sphère d’action ». C’était ça le concept tout simple qui avait amélioré ta vie. Kristianne elle-même a beaucoup œuvré auprès des personnes les plus démunies. Sans jalouser ton amie, tu te sens impressionnée par son « impact » social. En te parlant de ta « sphère d’action », elle te permettait de percevoir à la fois l’étendue et les limites de tes gestes. C’est pas seulement sympathique, de rester humble. C’est efficace.
En t’écoutant attentivement, Jeanne se met à sourire à pleines dents. Elle a conçu un petit stratagème. Il y a des gens comme ta collègue qui veulent orienter les actions des autres sans se rendre compte qu’on peut pas avancer bien loin sans collaborer. Elle organise une petite rencontre en visioconférence avec de telles personnes, y compris le susmentionné Fedler. En les invitant, Jeanne leur demande une liste de toutes les choses qui devraient changer pour aller vers un monde meilleur. Une fois que tout le monde est arrivé sur Zoume, et que quelques personnes aient ri d’elle pour avoir oublié d’allumer son micro, Jeanne présente la liste de tout ce qui doit changer selon les personnes invitées. Pas mal de choses en commun, dans cette liste. Aussi des choses contradictoires.
Jeanne crée des sessions scindées dans Zoume et donne, au hasard, des bouts de la liste à chaque groupe avec comme tâche de trouver des solutions à au moins un des problèmes. Dans la plupart des groupes, les gens passent leur temps à se plaindre que l’activité a aucun sens, que c’est pas la bonne façon de régler les vrais problèmes, que la liste d’un autre groupe a plus de sens, etc. Plusieurs personnes sont parties en « claquant la porte » tandis que les autres étaient trop occupées à chialer sur le pourquoi du comment que les choses devraient changer.
Au bout de quelques minutes, Jeanne ramène tout le monde ensemble.
« Qu’est-ce que vous avez trouvé? »
Fedler : « Moi, ce que je trouve, c’est qu’on s’attaque pas aux vrais problèmes. En 1995, j’avais fait la première page du journal parce que j’avais organisé une campagne pour changer la réglementation sur les animaux de compagnie. C’est comme ça qu’il faut faire les choses si on veut que ça avance. »
S’ensuit des interventions de quelques personnes qui citent des problèmes qui étaient pas sur la liste, qui se plaignent que d’autres personnes du groupe ont pas bien suivi les instructions ou qui décrivent des solutions qu’elles avaient elles-mêmes déjà trouvées à la plupart des problèmes sur la Terre, si au moins les autres acceptaient de leur faire la place qui leur revenait.
Jeanne reprend la parole. « Maintenant que vous pensez à tout ce qui peut changer sur la planète et à toutes les façons de faire évoluer les choses, essayez de penser à comment on peut donner de la place aux autres pour que tout le monde puisse faire sa part. Prenez toutes les actions nécessaires pour changer le Monde. C’est comme une grosse boule de nœuds. Divisez ça par 7,8 milliards de personnes sur la Terre. Ça vous donne le rôle de chaque personne. »
On finit toujours par se trouver une place, sans empiéter sur celle des autres.
[1] La plupart des noms et des autres détails ont été changés, remixés. Même « toi », c’est pas toi. Si tu te reconnais, c’est vraiment pas mon problème.