Par Zone Occupée

Nélanne Racine – De la série Une chambre à soi (2021)

Crayons de bois et gouache
Ⓒ Paul Cimon

essai poétique

Par Marie-Andrée Gill

 

Marie-Andrée Gill est une autrice, poète, scénariste et animatrice de balados de la Nation des Pekuakamiulnuatsh. Son écriture se situe entre kitsch et existentiel et se déploie dans l’intime et la relation au territoire comme guérison. Son travail s’inspire du quotidien et de la culture pop pour faire une transition vers un monde décolonial.

Sept-îles. Accompagnée de mon fils, j’embarque Joséphine et une pouceuse, Alice. On roule vers Nutakuan, on mange de la gomme et Pipin nous explique tous les lieux qu’on traverse : « La chute Manitou es-tu déjà allée? », « Ça c’est la maison Tshishe Mishtikuashisht », « C’est à cette place là qu’on trouve des dollars de mer en masse », « Havre St-Pierre là y’a un bon resto de fruits de mer ». Nikshi, 15 ans, nous met du Charles Aznavour et du Cat Stevens. On chante les paroles imprimées dans nos têtes par tant d’écoutes de ces classiques qui traversent les générations.

 La route vers Nutakuan est douce, longue et simple. Nous sommes quatre et quelque chose se passe : nous sommes bien, en sécurité, nous roulons en flottant pour aller donner des ateliers de poésie au festival Innucadie.


– Je sens que je retourne chez moi. C’est ma famille adoptive ici à Nutakuan. Maniakat m’a accueillie comme sa fille, à l’époque où j’allais au pensionnat.

 

Ce matin
Il neige à gros flocons
Je m’attarde à mon rêve
Je suis au pensionnat

Septembre, je pars avec mes parents
Sur le territoire
Je suis le saumon qui remonte les chutes
Et fraie les eaux pour la pondaison

Cette fois, impossible
Car je dois apprendre à lire et à écrire
Mon savoir devra apprendre à prendre le temps
Je dois être absente
De l’enseignement de mon identité

Aujourd’hui est aujourd’hui
J’enseigne mon identité
Dans une salle de classe

Je redeviens moi
Dans un rire

 

Chaque fois que je vais quelque part avec elle, ça adonne que c’est comme une partie de son œuvre poétique qui s’active avec les lieux. Mushuau-nipi, Malio, Matimekush, Uashat : partout, elle a parlé avec les vieux, qui sont l’inspiration pour ses poèmes.

 

Mon peuple est rare,
mon peuple est précieux
comme un poème sans écriture

 

– Ici, j’ai souvent vu des vieux assis sur le sable, qui regardent l’horizon. J’ai entendu plein de leurs histoires. Je les ai traduites, je les ai apprises.

 

L’horizon te fait don
D’une terre
Sans fin du monde

 

C’est l’été et les nuits sont douces et brumeuses. Alice s’est naturellement intégrée à nous, on l’a adoptée. Tous les matins, on part de notre tente prospecteur, on va chercher Joséphine au gite et on essaie de gérer les groupies qui veulent tous avoir une petite partie d’elle dans leurs souvenirs. Je les comprends. Elle incarne tout simplement les mots « charisme » et « générosité ». En plus, elle a une de ces mémoires acoustique et photographique comme j’ai rarement vu. Elle porte tellement d’histoires que désormais je connais aussi.

 

Ne me tue pas d’être vivante
Ne me tue pas de sourire
Ne me tue pas d’aimer
Ne me tue pas d’être humaine

Tue-moi
Si j’oublie

 

Le soir, Pipin est pas couchable.  Elle me dit : « Tu veux aller te coucher?  Mais dis-moi Marie, c’est pas de sitôt qu’on va être réinvitées à faire un after dans un bar clandestin à Natashquan, non? »

 

J’ignore si demain me gardera intacte
Je dis que l’espoir de se laisser être
Éloigne le désespoir

 

Elle est parfaite comme elle est. Plurielle et intègre, aînée et ado pour toujours. Humble, présente et consciente :

 

Je n’en veux pas à la vie
De vieillir
Je ne connais pas
L’heure de mon départ
Il y a des matins
J’ai la nostalgie des rêves
Que je n’ai pas rêvés

 

Nikshi lui demande : « Peux-tu m’apprendre comment sacrer en innu-aimun? »

Elle répond : « Ben oui c’est sûr! Je vais t’en dire quelques-uns, écoute bien… »

C’est une semaine pleine de rires, de saumons et de rencontres. Il faut déjà se préparer à redescendre la 138. Nikshi nous mettra une playlist de Johnny Cash que nous chanterons doucement entre deux histoires de vie de Joséphine.

(Tous les poèmes sont de Joséphine Bacon.)

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