Ramon Lulli, grand mystique catalan du XIIIe siècle, est reconnu comme l’un des pères de l’analyse combinatoire, de la probabilité et de l’informatique. Son Ars Magna influença directement Leibniz, l’auteur de Ars Combinatoria publiée quelque 400 ans plus tard, ainsi que de nombreux artistes contemporains. Pour Lulle, c’est l’énumération exhaustive de toutes les combinaisons de lettres et de symboles inscrits sur des cercles concentriques qui permet d’accéder à la connaissance universelle, la quête de la vérité absolue. Cette vision mystique de la combinatoire comme outil de compréhension du monde, outil de communication avec le divin, n’est pas sans rappeler le Yi King chinois.
Le hasard, un thème récurrent, s’infiltre également en filigrane au cœur de toute l’œuvre de Stéphane Mallarmé. Harnacher le hasard, l’épuiser, l’énumérer exhaustivement pour le maitriser, voilà ce qui le tourmente, ce qui le stimule. Un coup de dés ne vient qu’affirmer par un procédé typographique les motivations profondes du poète; l’utopie du Livre est en la démonstration. Pour certains, Mallarmé s’inscrit dans l’histoire de l’art comme précurseur de Wagner et son concept d’œuvre d’art totale. Pour d’autres, l’ébauche du Livre s’inscrit plutôt dans les cadres de l’art combinatoire. Le Livre n’est pas une œuvre littéraire, pas seulement ça. Ce n’est pas dans les mots qu’il prend vie, mais dans les nombres. On ne peut circonscrire la véritable signification du Livre sans l’interpréter dans un contexte mathématique, c’est la combinatoire avant la lettre. De par son utilisation du hasard et des permutations, Mallarmé annonce la venue des Tristan Tzara, Raymond Queneau et autres dadaïstes ou oulipiens.
Car oui, les artistes du mouvement Dada (dont la légende nous dit que le nom aurait été généré en ouvrant au hasard les pages d’un dictionnaire) sont de véritables expérimentateurs pour qui le hasard ne renvoie pas à l’individu, mais plutôt à une propriété de la nature que les artistes cherchent à domestiquer, à imiter.
Le hasard est une recette, un algorithme de création poétique.
Le dada, dans sa forme la plus avant-gardiste, réhabilite ainsi l’importance de la spontanéité, mais le hasard ne constitue pas une nouvelle doctrine qui glorifie l’inattendu. Le poème dadaïste représente l’archétype de l’approche permutationnelle en littérature, méthode qui sera reprise et déclinée de multiples façons par les oulipiens qui expérimentent avec le tautogramme, l’anagramme, le palindrome, le lipogramme, la transduction ou le monovocalisme, des exercices de style qui appartiennent au domaine des littératures à contraintes. Exercices de style, c’est aussi le titre d’un ouvrage de Raymond Queneau, un des maîtres incontestés du genre, qui proposa 99 versions d’un même récit qui diffèrent par leur seul style. Queneau, et tous les autres membres fondateurs de l’OUvroir de LIttérature Potentielle (OULIPO), ont travaillé sous contraintes mathématiques, ou probabilistes, dans le but de produire des textes à partir de règles formulées explicitement et impliquant une intentionnalité particulière.
Or, il existe une contrainte plus intéressante que les autres: c’est la contrainte combinatoire. Pour cet exercice, le rôle de l’auteur se limite à la rédaction d’une série de mots ou de phrases qui sont réorganisés par le lecteur, qui devient ainsi co-auteur du texte final. Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau est une œuvre combinatoire composée de 10 sonnets, chacun comportant 14 vers. Le lecteur, ou opérateur, sélectionne au hasard n’importe quel des premiers vers d’un des dix sonnets, n’importe quel des seconds vers, n’importe quel des troisièmes vers, et ainsi de suite, de façon à créer aléatoirement l’un des cent mille milliards de poèmes possibles. Queneau explique qu’en comptant 45 s pour lire un sonnet et 15 s pour changer de volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture.