Permutations et mutations : de l’utilisation du hasard et de la combinatoire en art

Par Zone Occupée

François-Joseph Lapointe – NB1001

François-Joseph Lapointe

François-Joseph Lapointe est professeur titulaire au Département de sciences biologiques à l’Université de Montréal. Dans le cadre de ses recherches scientifiques, il s’intéresse principalement à l’application des méthodes statistiques et de la théorie des graphes en systématique moléculaire, en phylogénomique et en génétique des populations. En parallèle, il utilise également la biologie moléculaire comme outil de création artistique. Dans le cadre de sa pratique, il transpose les processus stochastiques de la biologie moléculaire au domaine de la danse et de l’art visuel. Pour son plus récent projet, il séquence son microbiome afin de générer des égo-portraits métagénomiques.

Permutations et mutations : de l’utilisation du hasard et de la combinatoire en art

Par François-Joseph Lapointe

Selon le Sefer Yetsirah (Livre de la Création), le monde fut fabriqué par l’Être Infini à partir d’une permutation de lettres et de chiffres. Notamment, les 10 chiffres (sefirot) utilisés par les hébreux sont reliés par exactement 22 lignes qui représentent les lettres de l’alphabet hébraïque dans l’Arbre de la Vie. La combinaison des 22 lettres prises 2 à 2 permet, quant à elle, à identifier 231 portes qui donnent accès au Tetragrammaton, ou YHVH. Poussant la combinatoire encore plus loin, on peut calculer le nombre total de permutations des 22 lettres (1 124 000 727 777 607 680 000), un nombre si imposant que la bouche ne peut le dire, que l’oreille ne peut l’entendre. La tradition kabbaliste est à l’origine de ce courant mystique basé sur une méditation de toutes les combinaisons possibles de lettres qui, en théorie, permettrait d’accéder aux mystères de la Vie, toujours de plus en plus près de l’Être Infini.

Pour certains mystiques, l’origine du monde se résumerait à ce problème combinatoire. Selon le kabbaliste Abraham Aboulafia, qui porte également le nom de l’ordinateur dans Le Pendule de Foucault d’Umberto Eco, il serait possible d’atteindre l’extase spirituelle par la permutation infinie des lettres hébraïques. Il n’est donc pas étonnant que les artistes aient voulu accéder à l’extase de la création en s’inspirant du même système permutationnel.

 

François-Joseph Lapointe – NB850

Ramon Lulli, grand mystique catalan du XIIIe siècle, est reconnu comme l’un des pères de l’analyse combinatoire, de la probabilité et de l’informatique. Son Ars Magna  influença directement Leibniz, l’auteur de Ars Combinatoria publiée quelque 400 ans plus tard, ainsi que de nombreux artistes contemporains. Pour Lulle, c’est l’énumération exhaustive de toutes les combinaisons de lettres et de symboles inscrits sur des cercles concentriques qui permet d’accéder à la connaissance universelle, la quête de la vérité absolue. Cette vision mystique de la combinatoire comme outil de compréhension du monde, outil de communication avec le divin, n’est pas sans rappeler le Yi King chinois.

Le hasard, un thème récurrent, s’infiltre également en filigrane au cœur de toute l’œuvre de Stéphane Mallarmé. Harnacher le hasard, l’épuiser, l’énumérer exhaustivement pour le maitriser, voilà ce qui le tourmente, ce qui le stimule. Un coup de dés ne vient qu’affirmer par un procédé typographique les motivations profondes du poète; l’utopie du Livre est en la démonstration. Pour certains, Mallarmé s’inscrit dans l’histoire de l’art comme précurseur de Wagner et son concept d’œuvre d’art totale. Pour d’autres, l’ébauche du Livre s’inscrit plutôt dans les cadres de l’art combinatoire. Le Livre n’est pas une œuvre littéraire, pas seulement ça. Ce n’est pas dans les mots qu’il prend vie, mais dans les nombres. On ne peut circonscrire la véritable signification du Livre sans l’interpréter dans un contexte mathématique, c’est la combinatoire avant la lettre. De par son utilisation du hasard et des permutations, Mallarmé annonce la venue des Tristan Tzara, Raymond Queneau et autres dadaïstes ou oulipiens.

Car oui, les artistes du mouvement Dada (dont la légende nous dit que le nom aurait été généré en ouvrant au hasard les pages d’un dictionnaire) sont de véritables expérimentateurs pour qui le hasard ne renvoie pas à l’individu, mais plutôt à une propriété de la nature que les artistes cherchent à domestiquer, à imiter.

Le hasard est une recette, un algorithme de création poétique.

Le dada, dans sa forme la plus avant-gardiste, réhabilite ainsi l’importance de la spontanéité, mais le hasard ne constitue pas une nouvelle doctrine qui glorifie l’inattendu. Le poème dadaïste représente l’archétype de l’approche permutationnelle en littérature, méthode qui sera reprise et déclinée de multiples façons par les oulipiens qui expérimentent avec le tautogramme, l’anagramme, le palindrome, le lipogramme, la transduction ou le monovocalisme, des exercices de style qui appartiennent au domaine des littératures à contraintes. Exercices de style, c’est aussi le titre d’un ouvrage de Raymond Queneau, un des maîtres incontestés du genre, qui proposa 99 versions d’un même récit qui diffèrent par leur seul style. Queneau, et tous les autres membres fondateurs de l’OUvroir de LIttérature Potentielle (OULIPO), ont travaillé sous contraintes mathématiques, ou probabilistes, dans le but de produire des textes à partir de règles formulées explicitement et impliquant une intentionnalité particulière.

Or, il existe une contrainte plus intéressante que les autres: c’est la contrainte combinatoire. Pour cet exercice, le rôle de l’auteur se limite à la rédaction d’une série de mots ou de phrases qui sont réorganisés par le lecteur, qui devient ainsi co-auteur du texte final. Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau est une œuvre combinatoire composée de 10 sonnets, chacun comportant 14 vers. Le lecteur, ou opérateur, sélectionne au hasard n’importe quel des premiers vers d’un des dix sonnets, n’importe quel des seconds vers, n’importe quel des troisièmes vers, et ainsi de suite, de façon à créer aléatoirement l’un des cent mille milliards de poèmes possibles. Queneau explique qu’en comptant 45 s pour lire un sonnet et 15 s pour changer de volets, à 8 heures par jour, 200 jours par an, on a pour plus d’un million de siècles de lecture.

 

François-Joseph Lapointe – NB650

L’utilisation des contraintes, du hasard et de la combinatoire en littérature est fréquente, mais elle est aussi très en ancienne en musique, Mozart lui même ayant eu recours à un procédure aléatoire pour composer des valses. S’inspirant du Coup de dés de Mallarmé, Pierre Boulez a introduit une part d’aléatoire dans plusieurs de ses compositions, notamment sa 3e sonate pour piano, une œuvre qui autorise l’interprète à changer l’ordre des fragments, voire d’en ignorer certains. Faisant écho à la musique sérielle de Stockhausen, à la musique stochastique de Xenakis et à la musique systématique de La Monte-Young, l’introduction du hasard en composition musicale ne représente qu’une des formalisations possibles de la musique, l’art le plus facilement transposable au domaine des mathématiques.

John Cage, plus que tout autre, a repoussé les limites du hasard, de la contingence et de l’aléatoire en art.

C’est à Black Mountain, durant l’été 1942, que fut présenté Untitled Event, reconnu à juste titre comme le premier happening de l’histoire par les historiens de l’art, évènement fondateur auquel John Cage participa. Lors d’un happening, les intervenants possèdent un ou plusieurs temps d’action déterminés selon les lois du hasard. La lecture des différentes propositions artistiques est ainsi multipliée par la rencontre fortuite de plusieurs actions présentées simultanément, de telle sorte que chaque spectateur doive choisir ce qu’il regarde, ce qu’il entend, ce qu’il comprend, ce qu’il ressent. Le travail de Cage oppose les notions de signification et de communication. Toute son œuvre a pour objectif de déplacer la responsabilité du créateur vers celle du spectateur, de manière à imposer une liberté.

La simultanéité de différentes propositions artistiques lors d’un happening n’est qu’une des multiples façons d’atteindre cet objectif ultime.

De même, l’utilisation du Yi King chinois lui a permis de composer de nombreuses œuvres musicales générées par des tirages aléatoires. Or cette utilisation du hasard lors du processus de composition ne réussit que partiellement à répondre aux objectifs de Cage. Il va plus loin que ses prédécesseurs en introduisant le concept d’indétermination, le simple hasard n’étant pas assez puissant. C’est l’indétermination qui représente le véritable objectif où l’art et la nature se rejoignent dans leur manière d’opérer.

 

François-Joseph Lapointe – NB400

Le célèbre chorégraphe Merce Cunningham, en collaboration avec John Cage, a souvent fait appel à la chance lors du processus de création ou lors de représentations publiques de ses œuvres. Le hasard l’amène à réaliser des enchaînements auxquels la logique ou sa seule inspiration ne l’auraient sans doute jamais conduit.  On comprendra cependant que l’utilisation du hasard chez Cunningham se limite à la composition chorégraphique, à la combinaison des phrases qu’il a élaborées, et non à la génération d’un vocabulaire de mouvements qui lui, n’est pas laissé au hasard.

Très souvent, Cunningham a fait appel au hasard pour déterminer l’interprétation d’une œuvre indéterminée le soir même de la performance.

Notamment, Scramble est construit en 18 séquences autonomes de durées variables, dont l’ordre interchangeable varie à chaque représentation, tandis que Changing Steps consiste en dix solos, cinq duos, trois trios, deux quatuors et deux quintettes qui peuvent être dansés dans n’importe quel ordre, n’importe quel espace, n’importe quelle combinaison. Dans une de ses dernières pièces Split Sides, les interprètes, les costumes, la musique, l’éclairage et l’ordre des sections sont déterminés de façon aléatoire à chaque soir où la pièce est présentée.

 

Pour terminer, on ne pourrait passer sous silence l’une des plus récentes utilisations du hasard en art contemporain, soit l’installation Genesis du bioartiste Eduardo Kac. Cette œuvre transgénique a été réalisée avec des bactéries E. coli modifiées par l’artiste, de la lumière ultraviolette et des ordinateurs connectés à Internet. On y présente sur le mur à droite un extrait du livre de la Genèse affirmant la supériorité de l’homme sur les autres créatures, tandis qu’à gauche les lettres composant ce texte sont converties en séquence d’ADN. L’image circulaire apparaissant au centre est la projection en direct d’une vue au microscope d’une colonie de bactéries modifiées afin qu’elles intègrent le code biblique. Les internautes ont la possibilité d’allumer à distance des lampes ultraviolettes braquées sur les cultures, provoquant ainsi des mutations génétiques chez les bactéries, ce qui transforme l’ADN et par la même occasion modifie la citation biblique. À cet effet, les mutations de Genesis tout comme les permutations du Sefer Yetsirah convoquent la combinatoire mathématique dans le but d’accéder aux mystères de la Création.

 

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