SURVIVRE, POUR QUOI FAIRE ?

Par Zone Occupée

Jean-Pierre Vidal

Jean-Pierre Vidal est sémioticien et professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969. Il a aussi été chercheur et professeur accrédité au doctorat en sémiologie de l’Université du Québec à Montréal. Outre de nombreux articles dans des revues universitaires québécoises et françaises, de Mallarmé à Stephen King et de Flaubert à Volodine, il a publié deux livres sur Robbe-Grillet, quatre recueils de nouvelles ainsi qu’un essai, et un recueil d’aphorismes en ligne. Il collabore à diverses revues culturelles et artistiques et est, depuis plus de dix ans, conseiller scientifique auprès du Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

« D’ailleurs, c’est toujours les autres qui meurent. »

Épitaphe gravée sur la tombe de Marcel Duchamp, à Rouen.

 

Il est bien difficile de se défaire de son espèce. Bien plus que de son sexe biologique, de son genre, de sa race, son ethnie, sa nationalité, sa parenté, son enfance. L’individu reste pris toute sa vie dans une gangue d’autres divers dont il ne peut clairement identifier qu’un petit nombre. Nous sommes dès la naissance habités, hantés même parfois, par l’Autre. Le dernier roman, remarquable, d’Yvon Paré, Les revenants, traite notamment de ce thème qu’il lie, par ailleurs, à la conscience du pays.

Seuls quelques allumés de la liberté individuelle absolue ne savent pas ça ou ne veulent pas le savoir.

Mais plus lourde que toute hérédité, l’espèce commande à vos instincts les plus nobles; c’est elle au fond qui vous rend amoureux, et l’injonction biblique « aimez-vous les uns les autres » n’est jamais qu’un palimpseste sous lequel s’en lit une autre, la même, en quelque sorte arpégée : « croissez et multipliez ». Survivre est une loi de l’espèce, de toutes les espèces, comme si la vie, acharnée à se perpétuer sous toutes les formes qu’elle peut revêtir, était secrètement aux commandes, à la régie finale, comme dirait Gainsbourg. Les amours les plus fous, les plus éthérés sont eux aussi travaillés, hélas, par cet instinct génétique.

Survivre est un pluriel

Nul individu jamais ne survit et c’est pour cela que tous, du moindre lombric au plus bouffi des ego postmodernes, n’aspire qu’à cela, ne rêve que de cela. La conscience individuelle ne va pas sans la certitude inavouée de son immortalité. Oui, assurément, ce sont toujours les autres qui meurent. Mais, aussi bien, et ce n’est pas vraiment un paradoxe, ce sont toujours les autres qui survivent. Parce que la mort, quel que soit le nombre de ceux qu’elle fauche, est un phénomène fondamentalement individuel. On est toujours seul dans sa mort, même si on la reçoit au sein d’un massacre, comme on est toujours seul dans sa naissance même en plein cœur d’un baby-boom.

Ces deux évènements, qui encadrent toute vie humaine comme une parenthèse, forment deux bulles dont l’éclatement s’appelle épreuve de l’altérité pour la première, la vie, avec la construction réciproque du moi et de l’autre qui en découle, disparition totale dans une altérité indistincte et totale pour la seconde, la mort. Confisquant le sacré qui naît de cette altérité, les religions ont inventé son contraire : la fusion dans un grand tout hors humanité qu’elles appellent Dieu et la vie éternelle qui l’accompagne, abolition de toutes les espèces et de toutes les singularités dans un paradoxe qui n’en finit plus.

De même que les Grecs nichaient leur conception de la liberté au sein de leur fatalisme, et faisaient de cet autre apparent paradoxe le ressort de leurs tragédies où toujours un héros ne devient véritablement humain que lorsqu’il s’assume libre de choisir… le destin que les dieux lui ont tracé, de même notre amour n’est jamais aussi fort que lorsqu’il se sait habité par… la loi de l’espèce. Quand un instinct obscur nous pousse à élire librement l’autre à qui nous vouer.

 

C’est aussi un étrange singulier

Quand il est question de survie, le fier post-humain lui-même sent tressaillir en lui quelque chose de préhumain qui le pousse à survivre envers et contre tous et tout, et même en dehors de l’ordinateur qui lui tiendrait lieu de corps. Survivre, ça n’est jamais que se survivre, rebondir après soi-même, garder dans sa sphère égotiste, dans sa chair, ici et dans ce nouveau maintenant que l’on s’est soi-même donné, ce que le croyant déporte ailleurs, dans une autre vie. Le survivant, comme celui qui se désire élu de Dieu, enjambe l’apocalypse. Pour lui, la fin des temps se plie à l’hyperbate, cette figure de style qui dit que quand c’est fini, c’est pas fini. Ou comme dirait cette publicité empressée de nous ajouter une prime : « mais attendez… il y a encore autre chose! ». Le survivant réduit l’éternité à un second sursis. L’humain ne réduit-il pas tout à lui ou à son image? Pour concevoir l’inconcevable donnons-lui les traits d’un dieu et à celui-ci les nôtres juste un peu grossis, comme les dieux grecs ou déformés en notre contraire à tous égards, comme le dieu chrétien que nous proposons comme porteur de nos fantasmes d’éternité, d’ubiquité, de toute-puissance, d’exactement tout ce que nous ne possédons pas.

 

 

Le mot le dit : « survivre », c’est vivre de surcroit, par ailleurs, en outre. C’est dépasser l’espace de sa vie quand l’art, dont c’est sans doute la fonction principale, ne suffit plus à le faire. Survivre, c’est s’abstraire. De l’ici maintenant effondré qui peut bien emporter l’autre, tous les autres dans son écroulement. Comme la naissance et la mort, la survie est, par nature, individuelle.

 

Et toute survie pose la question de l’autre, à nouveau.

C’est Robinson Crusoé entreprenant, sur son île, de tout repartir, en commençant par la capture de l’autre et sa domestication. On efface tout et on recommence. La survie ne se conçoit pas sans cette table rase sans laquelle on ne peut pas recommencer, mais en s’efforçant de recommencer dans la différence la plus radicale, pour éviter le pire auquel on vient de survivre. Les illuminés de la culture woke sont, à leur manière, des survivalistes millénaristes, des post-apocalypticiens.

Survivant de soi-même

Dans la tradition chrétienne, Adam offre volontiers une côtelette à ce qu’il veut croire être dieu pour que cette entité, cette force, veuille bien lui en fabriquer une compagne grâce à qui repartir le bal des folies humaines. Une compagne ou un alter ego, un complément indispensable, une altérité fécondante; et la question du sexe biologique ou même du genre n’a pas grand-chose à voir avec ça, malgré les apparences. On ne croit et on ne multiplie, comme disait l’autre, que dans et de l’altérité, qu’elle soit cellule, organisme, poussière d’étoile ou semblable.

Refusant la mort qui le renverrait à la grande soupe indistincte, le survivant ne souhaite que se perpétuer, même si c’est, comme le héros de La route de Cormac McCarthy, en confiant, dans l’incertitude la plus totale, sa progéniture à des parents substituts, des parents de passage à qui il n’a pas le choix de faire confiance.

« L’homme est un loup pour l’homme », disait Plaute, en latin, il y a plus de deux mille trois cents ans. Il faudrait plutôt dire aujourd’hui « l’homme est un survivant de l’homme » : c’est la raison d’être des réseaux sociaux que cette volonté éperdue de s’abstraire de la masse indistincte, de se faire remarquer, fût-ce par une insignifiance, une sottise, une décharge de haine, et quitte à n’être capable de dire de soi que ce que tous les autres peuvent dire d’eux-mêmes : leurs repas, leurs activités, leurs fétiches divers, etc. Les réseaux sociaux, c’est la lutte perpétuelle pour la survie de l’individu effacé dans la masse.

Il y a belle lurette que le capitaine ne coule plus avec son navire et qu’il y abandonne sans regret les femmes et les enfants, un exemple récent nous l’a encore montré. C’est que, ô Malthus, la masse nous pousse à ce réflexe de survie qu’on appelle l’égoïsme total, radical, aveugle.

Le complexe de l’arche de Noé. Survivre, c’est se préférer, et si l’on conçoit que ceux dont la vie est un enfer se jettent dans la survie à corps perdu – trop souvent au sens propre d’ailleurs, la Méditerranée peut l’attester –, que le commun des mortels, bien calfeutré dans le confort de l’Occident, puisse en faire un idéal, voilà qui sent la préférence indue, comme tous ces jobards qui rêvent d’éternité, quitte à se faire machine ou à s’économiser en tout au point de mener une vie lugubre dont on se demande, dès lors, ce qui peut bien les pousser à vouloir la mener plus longtemps encore.

Imaginez un peu : survivre avec… un survivaliste? Une complotiste? Un troll? Une post-humaine? Un ou deux fiers occupants d’Occupation double? Une trumpiste hystérique? De quoi se flinguer, non?

Tous à la parade

« L’apocalypse confine au carnaval », écrivait Victor Hugo dans une des pages écartées du manuscrit des Misérables. Et de fait, ce qui unit l’une et l’autre, la catastrophe et la fête, le dévoilement et le masque, c’est la parade, une apparition qui se met en scène et se magnifie.

 

La survie est une parade, au double sens du mot : elle dévie le coup du destin qui condamne et elle prétend tout représenter dans son déploiement égoïste.

 

Il nous faudrait le courage de refuser l’une et l’autre, l’apocalypse de la mort et de tous les dieux aussi bien que la frénésie de la fête, le sens final autant que le spectacle de soi. Pour que, dans sa modestie, se vive enfin la vie seule. La vie, rien d’autre. Jamais rien d’autre.

Il nous resterait au moins encore des choses à discuter jusqu’à la fin des temps, car qui peut oser prétendre qu’il sait ce que c’est que la vie?

Il reste que, je le sais quant à moi, ça n’est jamais un monologue.

Survivre n’est jamais qu’une illusion égoïste, psychotique même.

Ou un obscur instinct qui se soucie de l’individu humain comme de sa première particule subatomique.

 

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