La nature morte ou la vie suspendue
Le terme francophone utilisé pour désigner les natures mortes fut établi en 1667 par André Félibien, dans sa célèbre hiérarchie des genres picturaux. Or, les recherches de l’historien de l’art Jan Blanc⁴ ont permis de démontrer que l’expression transfigure en fait complètement le genre. Les Flamands et les Hollandais du Siècle d’Or, qui avaient fait de la nature morte une pratique à partir du 16e siècle, qualifiaient plutôt ces œuvres de « stilleven », un terme qui signifie : « vie fixée » ou « vie suspendue ». De cette expression provient la traduction anglophone « still life », beaucoup plus littérale que l’appellation francophone « nature morte » qui, non seulement ne traduit pas l’expression néerlandaise, mais la dénie complètement. En effet, plutôt que de conférer vitalité aux objets représentés, elle les met à mort. Jan Blanc constate dans son livre que l’usage même de ce terme nous a fait perdre de vue le sens donné à ces œuvres d’art à l’origine. Pour les peintres de l’époque, les stilleven célébraient l’existence par une représentation magnifiée des couleurs et des formes des choses de la vie quotidienne.
Avec Obsèques, Boily offre des funérailles à un animal mort ; en témoignent les marguerites qui parsèment le corps en décomposition. Bien que les fleurs et la peau éventrée soient inanimées, elles constituent plutôt des fragments de vie, à l’instar des éléments qui composent les natures mortes du 17e siècle. En effet, à côté des bouteilles de plastique, de la canette de bière et des déchets d’une populaire chaîne de restauration rapide, véritables pièces de culture (et non de natures mortes et dépourvues d’âme), la dépouille de l’animal apparaît comme une forme de « vie suspendue » à un stade de décomposition.
La peinture montre que la matière vit encore par sa lente transformation qui la ramènera à la terre, et ce même si le titre de l’œuvre – comme le titre de la série – évoque la finalité.
Le Memento mori, issu de la locution latine qui signifie « souviens-toi que tu vas mourir », est une thématique qui traverse l’histoire de la peinture. La représentation de crânes humains, de sabliers ou de fleurs fanées avait comme effet de rappeler au regardeur la finitude et le caractère éphémère de l’existence humaine, et sous-tendait aussi, par le fait même, l’importance d’honorer la vie.
Cet hommage à la vie émane d’Obsèques, mais aussi de l’exposition Essaie d’être heureux de Florence Victor, qui a eu lieu du 17 au 29 septembre 2021 à l’Espace projet Produit Rien à Montréal. Sur des fonds indéfinis, des bocaux remplis de mélanges colorés abstraits sont l’unique sujet des œuvres au format carré. Ces rendus polychromes sont le résultat d’un processus véritablement mené en atelier. Victor a déposé des restes de table – des carottes, de la laitue, des poivrons, etc. – dans des verrines remplies d’eau, qu’elle a laissées reposer pour observer le phénomène de décomposition à l’œuvre. Elle en a ensuite peint le résultat : des masses de couleurs hétérogènes et généralement vives. Si les restes de table ont donné vie à d’autres matières, leur processus de transformation n’était pas interrompu au moment où elles ont été immortalisées par l’artiste. Victor est parvenu à capter un stade de leur existence qu’elle a fixé sur ses toiles ; en témoigne le mouvement qui se dégage de ses coloris, qui semblent de fait prendre vie. En outre, contrairement aux natures mortes du Siècle d’or qui figurent sur un fond noir, les bocaux de Victor sont présentés sur un fond blanc et bleu clair, un ton peut-être plus approprié pour traiter de la vie qu’incarnent ces matières dégradées.