PEINDRE LA DÉCOMPOSITION, FAIRE DE L’HUILE UN ART VIVANT

Par Zone Occupée

Julien Boily – Obsèques (2009)

Huile sur toile, 61 x 79 cm (24″ x 31″)
Collection de l’Université du Québec à Chicoutimi

Les natures mortes de Julien Boily et Florence Victor

pAR Fannie Caron-Roy

 

Dans son Mur de poils de carotte (2000), présenté au Musée les Abattoirs de Toulouse en 2002 et en 2010, le Français Michel Blazy a enduit les murs des salles d’exposition d’une mixture à base de purée de carottes et de flocons de pommes de terre. La matière organique et alimentaire, qu’il soumet ensuite au passage du temps, devient ainsi le médium utilisé par l’artiste pour créer cette installation. L’espace présente progressivement de plus en plus de traces de moisissures, donnant à voir le pouvoir d’action de la nature et engendrant des effets visuels presque de l’ordre du sublime.

Considérant que le sublime, en tant que concept esthétique¹, est typiquement associé à des œuvres picturales, les paysages de tempête de William Turner (1775-1851) par exemple, c’est peut-être justement parce qu’il suscite un tel sentiment que le travail de deux peintres québécois parvient à valoriser, à l’instar de l’installation de Blazy, la décomposition de matières vivantes. La parution de la première monographie concernant le travail de l’artiste de Chicoutimi, Julien Boily, me donne l’occasion de revenir sur son œuvre intitulée Obsèques, issue de la série Memento mori (2009), dans laquelle un animal en putréfaction git sur la chaussée. Le processus de dégradation est encore plus avancé dans les toiles de la peintre montréalaise Florence Victor (2021), qui figurent des bocaux remplis de matières putrides.

Par les sujets qu’ils représentent et l’usage de l’huile mais, surtout, par le discours que leurs œuvres véhiculent, Boily et Victor revisitent tous deux le genre de la nature morte.

En effet, leurs tableaux esthétisent la matière en décomposition, de manière à célébrer la vie, la nature et la nourriture qu’elle produit.

L’historien de l’art et professeur à l’UQAM Patrice Loubier décrit très justement, dans le texte qui accompagne la monographie, comment l’œuvre de Boily s’inscrit dans la généalogie du genre de la nature morte, dont l’âge d’or se déroula dans les Anciens Pays-Bas au 17e siècle. Les natures mortes de Boily, qui intègrent souvent des dispositifs technologiques désuets, comme des cassettes VHS ou des écrans cathodiques, sont, aux dires de Loubier, réactualisées, adaptées « à un régime temporel bien différent de celui ayant caractérisé l’époque de [leur] apogée³ ». Ainsi, plusieurs œuvres de la production de Boily désignent des natures bel et bien mortes, en raison de l’obsolescence évidente des objets dépeints. Mais ce qu’offre Obsèques est à mon avis très différent et correspond peut-être encore davantage à l’essence même de la nature morte telle qu’elle a été élaborée au 17e siècle.

 

VHS Blues (Sanyo) (2011)

Huile sur toile, 100 x 168 cm (39″ x 66″)

La nature morte ou la vie suspendue

Le terme francophone utilisé pour désigner les natures mortes fut établi en 1667 par André Félibien, dans sa célèbre hiérarchie des genres picturaux. Or, les recherches de l’historien de l’art Jan Blanc⁴ ont permis de démontrer que l’expression transfigure en fait complètement le genre. Les Flamands et les Hollandais du Siècle d’Or, qui avaient fait de la nature morte une pratique à partir du 16e siècle, qualifiaient plutôt ces œuvres de « stilleven », un terme qui signifie : « vie fixée » ou « vie suspendue ». De cette expression provient la traduction anglophone « still life », beaucoup plus littérale que l’appellation francophone « nature morte » qui, non seulement ne traduit pas l’expression néerlandaise, mais la dénie complètement. En effet, plutôt que de conférer vitalité aux objets représentés, elle les met à mort. Jan Blanc constate dans son livre que l’usage même de ce terme nous a fait perdre de vue le sens donné à ces œuvres d’art à l’origine. Pour les peintres de l’époque, les stilleven célébraient l’existence par une représentation magnifiée des couleurs et des formes des choses de la vie quotidienne.

Avec Obsèques, Boily offre des funérailles à un animal mort ; en témoignent les marguerites qui parsèment le corps en décomposition. Bien que les fleurs et la peau éventrée soient inanimées, elles constituent plutôt des fragments de vie, à l’instar des éléments qui composent les natures mortes du 17e siècle. En effet, à côté des bouteilles de plastique, de la canette de bière et des déchets d’une populaire chaîne de restauration rapide, véritables pièces de culture (et non de natures mortes et dépourvues d’âme), la dépouille de l’animal apparaît comme une forme de « vie suspendue » à un stade de décomposition.

La peinture montre que la matière vit encore par sa lente transformation qui la ramènera à la terre, et ce même si le titre de l’œuvre – comme le titre de la série – évoque la finalité.

Le Memento mori, issu de la locution latine qui signifie « souviens-toi que tu vas mourir », est une thématique qui traverse l’histoire de la peinture. La représentation de crânes humains, de sabliers ou de fleurs fanées avait comme effet de rappeler au regardeur la finitude et le caractère éphémère de l’existence humaine, et sous-tendait aussi, par le fait même, l’importance d’honorer la vie.

Cet hommage à la vie émane d’Obsèques, mais aussi de l’exposition Essaie d’être heureux de Florence Victor, qui a eu lieu du 17 au 29 septembre 2021 à l’Espace projet Produit Rien à Montréal. Sur des fonds indéfinis, des bocaux remplis de mélanges colorés abstraits sont l’unique sujet des œuvres au format carré. Ces rendus polychromes sont le résultat d’un processus véritablement mené en atelier. Victor a déposé des restes de table – des carottes, de la laitue, des poivrons, etc. – dans des verrines remplies d’eau, qu’elle a laissées reposer pour observer le phénomène de décomposition à l’œuvre. Elle en a ensuite peint le résultat : des masses de couleurs hétérogènes et généralement vives. Si les restes de table ont donné vie à d’autres matières, leur processus de transformation n’était pas interrompu au moment où elles ont été immortalisées par l’artiste. Victor est parvenu à capter un stade de leur existence qu’elle a fixé sur ses toiles ; en témoigne le mouvement qui se dégage de ses coloris, qui semblent de fait prendre vie. En outre, contrairement aux natures mortes du Siècle d’or qui figurent sur un fond noir, les bocaux de Victor sont présentés sur un fond blanc et bleu clair, un ton peut-être plus approprié pour traiter de la vie qu’incarnent ces matières dégradées.

 

Florence Victor – Œuvres présentées à l’exposition « Essaie d’être heureux »

Exposition doctorale de recherche-création présentée à l’espace projet Produit Rien du 17 au 29 septembre 2021

Esthétisation de l’abject

Au demeurant, dans les œuvres de Boily et Victor, la décomposition est célébrée comme une forme de vie. Et elle l’est d’autant plus qu’elle est visuellement magnifiée. Ce n’est effectivement pas un sentiment de dégoût qui est suscité par l’observation des bocaux de Victor. Les couleurs créent des harmonies et – je dirais même – un effet apparenté au sublime. Les bocaux sont montrés à une très grande échelle. Les tableaux de 54 pouces de côté leur donnent presque une mesure humaine, ce qui a pour effet d’assujettir le spectateur au pouvoir de la nature qui se déchaîne à l’intérieur. En même temps, de ces compositions statiques se dégage un grand calme. Le bocal qui contient les matières organiques dédouble le cadre des tableaux et devient presque la fenêtre dont parle Alberti⁵. Les fonds pâles participent aussi à cet effet. Les tableaux se fondent ainsi dans le white cube de l’exposition et font des récipients de verre des œuvres en soi que le regard du spectateur est appelé à contempler. Bref, les bocaux offrent une expérience presque méditative, que participe à créer l’usage de l’huile.

 

FLORENCE VICTOR – ŒUVRES PRÉSENTÉES À L’EXPOSITION « ESSAIE D’ÊTRE HEUREUX »

Exposition doctorale de recherche-création présentée à l’espace projet Produit Rien du 17 au 29 septembre 2021

Le choix de cette technique, au-delà d’inscrire Boily et Victor dans les pas des artistes du 17e siècle, introduit dans les œuvres, en raison du travail minutieux qu’elle demande, un rapport au temps lent et presque figé. Cet effet est peut-être encore plus prégnant dans l’œuvre de Boily, qui témoigne d’un souci du détail particulièrement important. L’œil du spectateur placé devant Obsèques est amené à en parcourir les plus infimes parties, pour se déposer plus longuement sur les entrailles rougeoyantes. Le traitement de la carcasse n’est pas, lui non plus, répugnant. Les nuances du pavé où est déposée la moufette, traitées avec une esthétique presque impressionniste mêlant le rose, le mauve et le gris, font d’ailleurs écho à la chair meurtrie, un choix qui la met visuellement en valeur.

Bref, si ce n’était des déchets qui côtoient le cadavre, Obsèques laisserait un sentiment de sublime beauté.

La réitération de la palette de couleur de la représentation de l’animal à celle de la surface où il est posé rappelle, on ne peut omettre de le mentionner, le Bœuf écorché (1655) de Rembrandt (1606-1669), œuvre dont Obsèques est certainement héritière en d’autres aspects. Les teintes de beige, rouge et ocre qui composent l’animal suspendu se retrouvent aussi dans l’arrière-plan. Malgré cette uniformité des coloris, la chair morte est magnifiée par l’intensité dramatique dont la scène est porteuse. La bête, présentée au regardeur de manière frontale, suspendue à un gibet, évoque les représentations de la Crucifixion. L’animal est ainsi identifié au martyr, destiné à souffrir pour la consommation et le Salut humain⁶.

 

Memento Vastum (2012)

Huile sur panneau marouflé, 122 x 152 cm (48″ x 60″)

Souviens-toi que tu as donné la mort

La fortune graphique du Bœuf écorché est vaste et s’étend à l’art moderne dans les œuvres de Chaïm Soutine (1893-1943) ou de Francis Bacon (1909-1992). Bien qu’Obsèques ne présente pas, contrairement aux œuvres de ces derniers, une théâtralité exagérée créée par un clair-obscur ou des contrastes de couleurs violents, on ne peut s’échapper du sentiment de tristesse qui nous assaille en observant le tableau, suscité par le rapprochement de la dépouille avec les déchets plastique. La moufette, dont le décès a été causé par l’usage répandu de l’automobile, est présentée comme une victime de notre surconsommation, une martyre en somme. Boily rend ainsi à cet animal, peu valorisé – sinon dénigré – dans l’imaginaire, sa dignité.

Mais l’artiste transfigure ce faisant le sens du memento mori lui-même : plutôt que de se souvenir qu’il est mortel, le spectateur d’Obsèques voit qu’il a, par sa consommation excessive de matières transformées, tué la vie.

Si la juxtaposition de l’animal avec les ordures crée un contraste, elle fait néanmoins aussi émerger des relations. Bien que la moufette ne soit pas un animal que nous consommons d’ordinaire, la dépouille en vient à être identifiée, par ce rapprochement, à un morceau de consommation humaine. À cet égard, Obsèques voue un grand respect à l’animal, respect qui fait écho aux tendances actuelles de la recherche en animal studies ou, plus encore, aux rites des Premières nations. Célébrant les animaux qu’ils chassent et consomment, les Autochtones se font généralement un devoir de ne rien gaspiller de leur proie. Ainsi, le spectateur devant l’œuvre de Boily est confronté au désastre de la surconsommation humaine, dont l’animal mort est aussi un déchet collatéral.

 

Julien Boily – Nature morte de barquettes de styromousse (2012)

Huile sur panneau marouflé, 152 x 366 cm (60″ x 144″)
Musée d’art contemporain de Montréal

Gaspillage

Comme l’obsolescence programmée, le gaspillage alimentaire est un thème qui revient dans d’autres œuvres du peintre chicoutimien, comme la Nature morte de barquettes de styromousse (2012), désormais dans la collection du Musée d’art contemporain de Montréal. Patrice Loubier a remarqué que la forme du sac contenant les déchets irrécupérables rappelle la corne d’abondance ; un commentaire à n’en pas douter sur le rythme de consommation effréné que pratique le Nord-Américain moyen⁷. Alors qu’elle était exposée dans Les Consommables au Centre d’art actuel Langage Plus, à Alma en 2012, l’œuvre côtoyait d’ailleurs, sur le mur adjacent, l’huile Memento vastum. Certes, ce tableau traite davantage de l’obsolescence des objets technologiques, en réunissant un crâne, une chandelle éteinte et un ordinateur, mais son titre, qui peut être traduit par l’expression « souviens-toi des déchets », émet un discours plus large qui peut aussi tenir lieu de commentaire sur les barquettes de styromousse vues à droite.

Bien qu’un tel discours social et écologique ne soit pas l’enjeu principal des recherches de Florence Victor, il est néanmoins intrinsèque à son œuvre. Essaie d’être heureux, c’est la dernière phrase du poème intitulé Desiderata écrit par l’États-Unien Max Ehrmann (1872-1945). Dans ce texte, l’auteur enjoint à se respecter, mais aussi à respecter les autres, car l’homme est un enfant de l’univers comme les arbres et les étoiles. La façon dont Victor magnifie la matière en décomposition rappelle à l’humain de prendre soin de son environnement. Le fait d’utiliser son propre compost pour créer ses expériences en atelier est évidemment une prise de position de l’artiste sur la question du gaspillage alimentaire ou de la surconsommation. Enfin, elle récupère également des tableaux, rejets d’atelier qu’elle sable et qu’elle utilise comme supports pour ses nouvelles œuvres : sa façon à elle de participer à l’effort collectif.

En somme, l’animal mort côtoyant les déchets d’une consommation passée de Boily, tout comme les bocaux de pourriture de Victor, nous confronte au gaspillage humain et à l’impact néfaste de notre surconsommation sur notre environnement. Les deux artistes génèrent cette réflexion par le biais d’une représentation de la putréfaction et de la pourriture qui, s’approchant presque d’une esthétique sublime, magnifie la décomposition et rend visible le pouvoir de la nature. Tout bien considéré, le choix de la peinture n’équivaut pas à un retour à un art mort et désuet⁸ ; Julien Boily et Florence Victor font plutôt vivre la matière à travers la peinture.

 

Références

¹ Il fut théorisé au 18e siècle par Edmund Burke dans son traité d’esthétique A Philosophical Enquiry into the Origin of Our Ideas of the Sublime and Beautiful (1757). L’auteur le décrit comme une « terreur délicieuse » issue de l’observation d’un phénomène beaucoup plus grand que nous, un sentiment qui s’oppose à celui, plus agréable et doux, suscité par le beau.
² De la nature morte à l’image numérique : le présent au prisme de l’inactuel dans l’art de Julien Boily (2021). Préface d’Audrey Careau, texte de Patrice Loubier, Alma, Éditions SAGAMIE.
³ Ibid, p. 14.
Blanc, Jan (2020). Stilleven. Peindre les choses au 17e siècle, Paris : Éditions 1 : 1.
Ce concept phare de l’art de la Renaissance apparaît dès 1435 dans le traité De Pictura rédigé par Leon Battista Alberti : « Je parlerai donc, en omettant toute autre chose, de ce que je fais lorsque je peins. Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire […] ». ALBERTI, Leon Battista (1993). De la peinture, 1435 / De pictura, 1435. Livre 1, 2e édition. Traduit du latin et annoté par Jean Louis Schefer ; introduction de Sylvie DeswarteRosa, Paris : Macula, Dédale, Coll. « La littérature artistique ». [1435], p. 115.
⁶ Cottet, Serge (2018). « Un œil de trop dans Le Bœuf écorché de Rembrandt », La Cause du Désir, 2018/1, n° 98, p. 200.
De la nature morte à l’image numérique : le présent au prisme de l’inactuel dans l’art de Julien Boily (2021). Préface d’Audrey Careau, textes de Patrice Loubier, Alma : Éditions SAGAMIE, p. 13.
⁸ Patrice Loubier parle même, plutôt que d’un retour, d’un « pas de recul ». Ibid, p. 23.

Obsèques, 2009, huile sur toile, 61 x 79 cm (24″ x 31″), Collection de l’Université du Québec à Chicoutimi.
VHS Blues (Sanyo), 2011, huile sur toile, 100 x 168 cm (39″ x 66″)
FLORENCE VICTOR – ŒUVRES PRÉSENTÉES À L’EXPOSITION « ESSAIE D’ÊTRE HEUREUX » Exposition doctorale de recherche-création présentée à l’espace projet Produit Rien du 17 au 29 septembre 2021
FLORENCE VICTOR – ŒUVRES PRÉSENTÉES À L’EXPOSITION « ESSAIE D’ÊTRE HEUREUX » Exposition doctorale de recherche-création présentée à l’espace projet Produit Rien du 17 au 29 septembre 2021.
FLORENCE VICTOR – ŒUVRES PRÉSENTÉES À L’EXPOSITION « ESSAIE D’ÊTRE HEUREUX » Exposition doctorale de recherche-création présentée à l’espace projet Produit Rien du 17 au 29 septembre 2021.
Memento Vastum, 2012, huile sur panneau marouflé, 122 x 152 cm (48″ x 60″)
Nature morte de barquettes de styromousse, 2012, huile sur panneau marouflé, 152 x 366 cm (60″ x 144″), Musée d’art contemporain de Montréal.
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