Où est mon corps?

Par Zone Occupée

#Alphaloop – Tournée québécoise (2022)

Adelin Schweitzer

Né en 1978, Adelin Schweitzer vit et travaille à Marseille. Diplômé en 2004 de l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, il poursuit depuis une carrière internationale d’artiste polymorphe à la croisée des chemins entre performances immersives, expérimentations audiovisuelles et nouvelles technologies. Du Rimini Protokoll en passant par Tinguely, Marc Pauline du S.R.L ou encore Stelarc, Adelin s’inscrit dans une filiation artistique d’avant-garde. Puisant dans les imaginaires de la science-fiction et des sciences cognitives, l’artiste trace au fil du temps les contours d’un univers prospectif singulier. Il fonde en 2013 deletere, un laboratoire de production et d’expérimentation transmédia basé à Marseille et y poursuit depuis comme artiste associé son travail de recherche sur le chamanisme technologique et l’art expérientiel.

Collectif deletere

deletere est un laboratoire fondé en 2013 qui produit et diffuse des œuvres et des performances relevant de la pratique des arts numériques. L’objectif est ici de créer un espace de fabrique pour une pensée critique à l’égard des nouvelles technologies. En réponse à la colonisation massive de nos esprits et nos corps par le numérique, les artistes du collectif donnent naissance à des îlots de résistance, produisant un art expérientiel qui explore les états modifiés de la conscience. Le collectif entend ainsi offrir à tous.tes des alternatives à contre-courant des grandes tendances actuelles au consumérisme culturel et au divertissement de masse.

Claire Chatelet

Claire Chatelet est Maître de conférences en audiovisuel et nouveaux médias à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et membre du RIRRA 21. Sa recherche porte sur les nouvelles formes audiovisuelles et les enjeux esthétiques/esthésiques des nouveaux dispositifs de diffusion (réseaux sociaux, web, environnements de réalité virtuelle et réalité mixte…). Elle a notamment dirigé « Les dispositifs immersifs : vers de nouvelles expériences de l’image et du son? » (Cahier Louis-Lumière, 2020) et co-dirigé La Femis Présente : La réalité virtuelle, une question d’immersion? (Rouge profond, 2019). Elle est également photographe et conceptrice de projets interactifs pédagogiques.

OÙ EST MON CORPS?

À propos d’#ALPHALOOP

d’Adelin Schweitzer.

Par Claire Chatelet

 

Portée par sporobole, Crossed Lab et deletere, #ALPHALOOP d’Adelin Schweitzer a été présentée au public québécois de septembre à octobre 2022. Cette tournée panquébécoise a circulé de Rouyn-Noranda en passant par Sherbrooke, Chicoutimi, Matane, Québec jusqu’à Montréal. Ainsi les publics de Sporobole, du centre Bang, de l’Espace F, de l’Écart, de la Chambre Blanche et de la SAT ont pu bénéficier de cette œuvre.

Quels sont ces espaces multiples, tantôt imbriqués, tantôt juxtaposés, que je parcours physiquement et mentalement? Comment m’y situer, si ma perception éprouvée devient incertaine? Quel est ce réel qui m’échappe en se dépliant dans une fiction à laquelle je prends pleinement part? L’expérience proposée par Adelin Schweitzer avec #ALPHALOOP est profondément déstabilisante, à la fois par les sensations qu’elle procure et les réflexions qu’elle suscite. C’est une expérience unique et complexe, dont la complexité pourrait s’apparenter à celle des phénomènes baroques, tels qu’analysés par Gilles Deleuze à partir de la métaphore du pli. Dans l’enchevêtrement des récits, dans la juxtaposition des images et des sons, dans leur disjonction même, dans le redoublement des espaces, dans le dédoublement de mon corps, je me dissous dans « le pli qui va à l’infini, pli sur pli, pli selon pli », et me découvre dans l’altérité et la multiplicité.

Expérimenter le mouvant

En tant que participante et chercheuse, #ALPHALOOP m’a interpellée d’une manière forte et étrange. En m’impliquant physiquement, ma pensée semblait ne plus pouvoir être à distance, elle collait à mon corps et je n’avais aucune envie de l’en détacher. Il m’est donc apparu nécessaire pour aborder #ALPHALOOP de me départir de la méthodologie « classique » de l’analyse pour entrer dans une sorte de corps à corps avec mon objet d’étude. Pour le dire autrement, j’aspire dans ce texte à lier expérience intellectuelle et expérience pratique (esthétique), à les appréhender, non de façon dichotomique mais dans un continuum, selon une « expérience continuée », suivant d’une certaine manière la philosophie du pragmatisme telle que développée par William James, Charles Sanders Peirce ou encore John Dewey. Réfutant tout dualisme entre sujet et objet, création et réception, spectacle et public, ce dernier a en effet envisagé le principe relationnel comme le pivot de toute expérience. Il explique dans L’art comme expérience, que :

 

Le trait distinctif unique de l’expérience esthétique, c’est précisément le fait que pareille distinction entre le soi et l’objet n’y est pas reçue, vu que l’expérience est esthétique dans la mesure où l’organisme et l’environnement coopèrent pour instaurer cette expérience au sein de laquelle les deux sont si intimement intégrés que chacun disparaît.

 

Ce que je propose ici c’est de faire un état de mon expérience personnelle d’#ALPHALOOP, plus précisément de la relation qui s’est instaurée entre ce spectacle et moi-même, et de partager les pistes de réflexion théoriques que cette relation a ouvertes en moi, dans un cheminement qui part de l’objet pour aller aux concepts et non l’inverse. Il s’agit d’un exercice quelque peu expérimental, qui fait appel aux souvenirs, aux sensations, aux associations d’idées, et dans lequel il importe moins d’offrir des résultats théoriques définitifs que de montrer les processus inachevés d’une pensée, ou mieux les fragments d’une pensée du sensible, incarnée et en mouvement, en devenir.

Cet exercice aurait-il « inconsciemment » à voir alors avec la métaphysique de l’intuition de Henri Bergson? « L’analyse opère sur l’immobile, tandis que l’intuition se place dans la mobilité ou, ce qui revient au même, dans la durée. », écrit-il. Et de préciser : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable. » Même si c’est par simple affinité élective, j’aime à imaginer que cet exercice puisse se situer dans La pensée et le mouvant, pour reprendre le titre de ce remarquable essai, dans lequel Bergson appelle justement à inventer de « nouveaux concepts », « taillés à l’exacte mesure de l’objet ».

 

#Alphaloop – Tournée québécoise (2022)

L’objet et sa (dé)mesure

Quel est donc cet objet qui m’a incitée à me perdre, loin de mes repères, dans une démarche intuitive si peu familière et pourquoi m’a-t-il autant saisie? Comment trouver sa juste mesure, alors même qu’il apparaît démesuré?

#ALPHALOOP est une performance collective où l’on parcourt l’espace public équipé d’un ensemble casque audio et visio-casque qui alterne entre réalité virtuelle, réalité mixte et vidéo 360°. Durant cette déambulation, le groupe est accompagné par deux personnes jouant des personnages fictifs (LUI et le MéTA). LUI, équipé d’un micro HF, dirige l’expérience. Il raconte une histoire, propose de petits défis (courir, toucher l’autre, se tenir sur un pied…), d’abord pour éprouver nos sens, mais surtout pour nous permettre de nous approprier notre nouveau corps machinique, nous intégrant par là même dans une narration qui se déploie en temps réel ; l’autre personnage, le MéTA, modifie en direct, via une console de régie qu’il porte, les perceptions visuelles et auditives des participants appareillés. Ce projet, comme l’explique Adelin Schweitzer :

[…] aborde la thématique du sacré à travers le prisme de la pratique imaginée du techno-chamanisme, celle-ci affirmant qu’il n’y a pas d’opposition dualiste entre Nature et Technologie, pas de différence structurelle entre les ordinateurs et les autres manifestations « naturelles » de la réalité. Le spectacle s’inspire librement des théories développées par Timothy Leary sur le chamanisme cybernétique et s’articule autour d’un voyage de recherche sur les mythes et les cultures du Nord du Québec.

 

#ALPHALOOP s’inscrit par ailleurs dans la continuité d’un projet artistique intitulé A-REALITY, qui visait à travailler la question de la perception du réel en expérimentant l’idée de « réalité altérée ». Cette problématique d’une altération de la réalité, plutôt que de son augmentation, à l’encontre des discours actuels sur les avancées technologiques ouvrant à une prétendue eXtended Reality (réalité étendue) me paraît particulièrement productive, car elle oblige à s’interroger sur ce qui est à l’œuvre dans notre perception du réel et dans la construction de notre rapport au monde, sur les empêchements, les conditionnements, les biais, les limites, les frictions, le jeu, au sens mécanique du terme. Au contraire, l’eXtended Reality, vantée tant par les industriels, par les médias que par nombre d’acteurs du monde culturel, semble nous promettre une extension du réel sans borne, indiscernable, donc indéfinissable.

Quand cette dénomination d’eXtended Reality est arrivée sur le devant de la scène médiatique, je me suis interrogée avec ironie sur son choix, me rappelant l’une de ses filiations. Apparu en 1961, avec les travaux de Charles Wyckoff, spécialisé dans la photochimie des photographies prises à très grande vitesse, le terme « extended reality » ou « extended response » renvoie à un procédé photographique que le photographe inventa afin de montrer des phénomènes non visibles par l’œil humain, notamment les effets des explosions nucléaires réalisées dans l’océan Pacifique.

Le réel invisible, mais néanmoins concret, accédait ainsi à la visibilité par la révélation photochimique. Notre monde contemporain (post-post-moderne?) a sans doute peu de mémoire, ou du moins s’embarrasse-t-il peu du poids des mots : l’eXtended Reality actuelle, quelles qu’en soient ses dimensions, se dissout de toute façon dans le sigle fourre-tout, mais davantage vendeur, d’« X.R ». Or cette « réalité étendue » semble le plus souvent à voir avec l’hypervisibilité et la saturation qu’avec l’invisibilité et la révélation, comme en atteste d’ailleurs la rhétorique de la surenchère qui accompagne le développement de ses technologies, dites « immersives », sans que la question de l’immersion (sa réalité, sinon sa qualité) ne soit véritablement interrogée. Comme si la technique employée prédéterminait la relation à l’œuvre, voire sa potentielle puissance esthétique.

#Alphaloop – Tournée française (2020)

#ALPHALOOP s’appuie sur ces mêmes technologies, mais interroge leurs présupposés et leurs effets, en les détournant et en les intégrant dans une mécanique complexe qui fonctionne comme un révélateur (révélateur de son corps et de sa relation au monde). Ici il est bien question d’invisible, mais un invisible qu’il s’agit moins de faire voir que de faire sentir, ressentir. En effet, dans cette expérience véritablement sensorielle, mes yeux ne sont plus la mesure de toute chose. Répondant d’une manière singulière à l’injonction surréaliste consistant à désapprendre à voir, #ALPHALOOP rend à l’œil « son état sauvage » en convoquant le corps, en l’impliquant dans une « corporéité performative ». Paradoxalement, mon corps entravé – car appareillé – se libère, se manifeste : « l’interface incorporée » ne fait plus écran, elle ouvre de nouvelles modalités de perception et me fait appréhender différemment la nature de l’espace dans lequel je me situe et me meus ; un espace qui est à la fois un environnement réel, une image d’espaces, un espace d’images, un espace corporel et péricorporel. Le corps devient ici véritablement « l’œil du cyclone », et je peux l’éprouver comme centre, tel que le décrit William James :

« […] le monde dont on fait l’expérience [] se présente à tout moment avec notre corps pour centre, centre de vision, centre d’action, centre d’intérêt. »

 

#Alphaloop – Tournée québécoise (2022)

Une expérience avant-gardiste

Sans vraiment l’intellectualiser, juste après l’expérience de réception, je comprends pourquoi #ALPHALOOP me touche – ou plutôt sans vraiment le comprendre, j’ai l’intuition qu’il s’y rejoue quelque chose qui me touche, qui a à voir avec les conduites créatrices des avant-gardes artistiques des années 1920. C’est comme s’il concrétisait un certain nombre de leurs objectifs :

 

Symphoniser la sensibilité du public, explorant et réveillant par tous les moyens ses nerfs assoupis ; détruire le préjugé de la rampe, en lançant des filets de sensations qui enveloppent la scène et le public ; l’action théâtrale doit envahir le parterre [].

Créer entre la foule et nous-mêmes, au moyen d’un contact continuel, un , un courant de confiance sans respect, de façon à infuser dans les publics la vivacité dynamique d’une nouvelle théâtralité futuriste.

Ou encore : délivrer l’œil « de son voile d’atavisme et de culture », sinon « apportez des lunettes noires et de quoi vous boucher les oreilles ! ».

Cette problématique de la mise en question du regard et de la vision est en effet essentielle dans les pratiques et les discours des avant-gardes artistiques, où elle se trouve par ailleurs souvent couplée à une autre : celle de la machine. « La machine est devenue plus qu’un simple instrument de la vie humaine. Elle est réellement une part de la vie humaine, peut-être sa vraie âme », déclare Francis Picabia dans une interview donnée au New York Tribune Sunday en octobre 1915. En ce début de XXe siècle, « l’univers machiniste » en tant que source d’expériences visuelles nouvelles et modèle de fonctionnalité, modifie fondamentalement la sensibilité esthétique des artistes, mais également la pratique artistique elle-même, en ce sens que les artistes prennent désormais en compte la machine, ou plutôt la logique rationnelle du dispositif mécanique dans la détermination des formes esthétiques et des procédés créateurs. Ainsi se trouvent remis en cause à la fois le rôle de l’auteur et la place des spectateurs dans le processus de création. Tandis que l’artiste perd volontairement son statut privilégié en dynamitant les normes esthétiques et les critères d’évaluation traditionnels de l’art, en refusant d’avoir la maîtrise totale de la création, le public peut devenir partie prenante dans le processus de production de l’œuvre. Il ne s’agit plus pour lui de contempler l’œuvre dans une extériorité confortable, mais de participer activement au travail de création, être véritablement intégré donc au processus « poïétique ». N’est-ce pas précisément ce à quoi nous invite #ALPHALOOP?

 

#ALPHALOOP paraît en effet instaurer cette « nouvelle théâtralité » prônée par les futuristes, en mettant en jeu, via l’instauration d’un corps machinique, une entreprise de déstabilisation proprement avant-gardiste. Mon corps et mes sens sont mis au défi. Mon rapport à l’espace est bouleversé : au début de l’expérience, l’espace réel à droite est projeté à gauche, puis le sol se transforme en plafond ; plus tard, alors que mon corps est en mouvement, des images redoublent ou occultent mon champ visuel, la voix de LUI m’accompagne et m’aide dans ce processus de désapprentissage de mes repères. En désapprenant à voir, j’apprends à me familiariser avec mon corps. J’appréhende les contours d’un monde qui m’offre autant d’espaces enchâssés – enchâssés du point de vue visuel, mais aussi du point de vue narratif. C’est comme si j’entrais physiquement dans une métalepse narrative. Je suis confrontée à une représentation démultipliée, qui passe tout autant par la dimension audiovisuelle du spectacle grâce au visio-casque, par la dimension théâtrale et performative de ce dernier, que par le réel. Je suis dans l’espace physique, je le vois, mais il est lui-même fictionnalisé par une sorte de contamination narrative : les participants sont tout autant acteurs que « pratiqueurs », les spectateurs deviennent sans même le savoir des figurants, tous les éléments de l’espace public s’informent potentiellement en décors. Paradoxalement, c’est le réel qui apparaît comme un virtuel qu’il convient d’actualiser, ainsi la dichotomie classique réel/virtuel ne tient pas. Surtout ne pas me cogner au bord de ce monde, tout à la fois réel et virtuel, j’avance comme une aveugle pourtant voyante, mes mains, attributs réels et prolongement imaginaire de mon corps appareillé, deviennent repères et mesures de toute chose. Mes pieds sont mon seul point d’ancrage. Je suis ici maintenant, réellement dans mon corps et dans le même temps hors de lui.

 

Dans un étrange processus de dé-corporéisation et re-corporéisation, j’apprivoise l’espace avec mon corps, non pas dédoublé mais plutôt redoublé, attentive à tout changement, à toute altération de mon champ visuel et auditif. Mon champ perceptuel déborde, j’adhère à la représentation et à la fiction, parce que je fais corps avec elle. Je vis une représentation qui est tout à la fois théâtrale, audiovisuelle et chorégraphique. Je ne suis pas seule dans cette expérience sensori-motrice, je vois aussi les corps appareillés des autres participants qui marchent, qui courent, qui parcourent l’espace de leurs regards instrumentés, et ainsi prennent part individuellement et collectivement à la dramaturgie. Comme eux, je marche, je cours, j’écoute, je regarde, je sens autrement le monde physique qui m’entoure. Les multiples manifestations de celui-ci s’intègrent même à la fiction, par ce « mystère du synchronisme accidentel », ou suivant les mécanismes productifs de la sérendipité : je sens la chaleur du soleil et le souffle du vent sur ma peau, quand soudain l’espace réel disparaît et devient totalement virtuel. Je bascule dans un autre monde, mais sans heurt, comme si la rupture a priori brutale entre les deux mondes était effacée par la construction narrative, laquelle travaille davantage le continuum que la collision ou le hiatus. À l’instar d’Orphée revu par Jean Cocteau, j’ai traversé le miroir/l’écran, mais la traversée a été douce, parce que des passeurs m’ont délicatement accompagnée. Me voici donc dans un paysage qui semble étonnamment réel, presque tangible, cependant mes mains ne cherchent plus ni à toucher, ni à mesurer, ni même à contenir les potentiels obstacles, car je n’ai plus peur de me heurter au monde. Réchauffée par les rayons d’un véritable soleil, je me tiens debout sur une plage, dans une chaude lumière, une étendue d’eau calme à perte de vue. L’état d’intranquillité qu’avait provoqué en moi jusque-là l’expérience est suspendu. Le dispositif optique, qui en m’entravant avait fragmenté mon corps, s’efface. Je reprends possession de mon corps, je retrouve son unicité primordiale au moment même où mon corps réel (l’image de mon corps réel) disparaît, puisque je me trouve via le visio-casque isolée de l’espace physique qui m’entoure.

 

Où suis-je?

Je suis dans l’image, intégrée à une image, moins immergée qu’incorporée dans/par ce « paysage-récit », apaisée par des mots murmurés et répétés, semblables à de mystérieuses formules magiques qui suspendent le temps et la pensée.

#Alphaloop – Tournée française (2020)

Corps, interface, espace

Alors qu’une grande part des dispositifs artistiques de réalité virtuelle et de réalité mixte occultent d’une manière ou d’une autre le corps, ou l’instrumentalisent en mettant en jeu une interactivité plus fonctionnelle que symbolique, ou plus sensationnelle que signifiante, #ALPHALOOP au contraire fait du corps – appréhendé dans ses multiples dimensions (psychique, physique, virtuelle, individuelle, collective) – un élément essentiel de la création. Or, au-delà de ses enjeux esthétiques, ou mieux « esthésiques » pour reprendre la terminologie distinctive de Paul Valéry, la question du corps me paraît contenir des enjeux éminemment politiques, puisqu’il y est question d’abord de notre rapport au réel, donc de notre engagement dans le monde. « Le corps, en tant qu’il a des “conduites”, est cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde et par lequel en conséquence nous pouvons “ fréquenter ” ce monde, le “ comprendre ” et lui trouver une signification. », écrit Maurice Merleau-Ponty dans La phénoménologie de la perception. Toute l’expérience proposée par #ALPHALOOP concrétise cette pensée du corps, comme base de la relation au sensible, et partant de notre fréquentation et notre compréhension du monde.

 

Empruntant à la fois au cinéma, au spectacle vivant, aux expériences immersives, au happening, au conte, #ALPHALOOP oblige en effet à s’interroger sur les modalités de la perception et sur notre relation à l’espace. Mais il est ici question de multiples espaces, tantôt contigus, tantôt imbriqués, d’où la complexité de l’expérience. La traversée qu’il propose se manifeste ainsi par le passage de frontières, certes plus ou moins perméables, entre différents espaces (réel, virtuel, fictif, émotionnel, mais aussi représentationnel et narratif), espaces par rapport auxquels il importe de se situer. Or le seul élément tangible demeure notre propre corps appareillé. Suivant la pensée phénoménologique, si « le corps est la matrice de tout espace existant » est « le schéma corporel », « fondation d’espace », alors c’est bien à partir de celui-ci que l’on peut appréhender les multiples espaces – scénique, dramatique, diégétique, et dans une autre optique, vécu, perçu, physique – qu’offre #ALPHALOOP. C’est encore le corps qui réalise la jonction entre tous ces espaces que l’on pourrait en fait envisager comme des espaces topologiques, selon l’acception mathématique, dans la mesure où leur déformation continue n’induit pas de rupture et ne modifie pas les propriétés de l’objet, mais conduit à une série de diverses transformations. La topologie se fonde sur les notions d’ensemble, de limite, de continuité et de voisinage et étudie les rapports de position. Elle utilise également la notion d’homéomorphisme pour montrer que deux espaces topologiques sont le même, vu différemment. Les espaces finalement inséparables dans lesquels nous sommes intégrés dans #ALPHALOOP mettent en jeu la plupart de ces notions (ensemble, continuité, voisinage, position, point de vue), tout en interrogeant précisément la position du sujet qui perçoit, qui ne s’assimile pas au seul point de vue, mais s’éprouve au-delà (en deçà?) de la vision.

Pour Maurice Merleau-Ponty, le « corps propre », celui qui dévoile et en même temps soutient la subjectivité, est le principe de toute perception, c’est en lui que s’effectue et s’actualise toute spatialité et par conséquent toute visibilité. Ainsi l’espace subjectif est-il déterminant pour percevoir et se confronter au réel. « Il ne faut pas dire que notre corps est dans l’espace mais qu’il habite l’espace », précise le philosophe, afin de distinguer perception de l’espace et spatialité du corps. Ces deux phénomènes sont subtilement questionnés dans #ALPHALOOP, où l’on peut éprouver notre « corps propre » en habitant un espace, certes démultiplié mais profondément subjectif. Cette expérience d’un espace qualitatif, tout à la fois vécu et perçu, passe par la motricité, elle-même essentielle dans tout processus perceptif. Ce que l’on expérimente ici, et qui met en jeu à la fois les sens de l’extéroception, la proprioception et la kinésthésie, ce sont donc les relations complexes qui se jouent entre l’« espace égocentré » et l’« espace allo-centré », tels que définis par Alain Berthoz, c’est-à-dire pour simplifier, entre l’espace du corps percevant et du corps vécu et l’environnement extérieur. Par l’immersion multimodale que son dispositif (au sens technique – y compris optique – et narratif) induit, #ALPHALOOP ne fait-il pas aussi écho à la notion de « corps utopique » de Michel Foucault? :

Le corps, il est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser. Le corps, il n’est nulle part. Il est, au cœur du monde, ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j’avance, j’imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j’imagine. Mon corps, il est comme la Cité du Soleil : il n’a pas de lieu, mais c’est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.

Comme le remarque Philippe Sabot, à propos de la conception foucaldienne du corps utopique :

L’utopie n’est pas un pouvoir surajouté et pour ainsi dire contingent du corps ; elle est plutôt sa dimension constitutive, sa paradoxale réalité, à la fois inassignable et source originaire de tous les repères (spatiaux et temporels) et de toutes les activités du sujet []. Le corps utopique ou l’incarnation utopique du corps [] n’est pas ce corps empirique, topiquement situé, que j’observe dans le miroir chaque matin, mais ce corps tel qu’il m’échappe toujours et me met hors de moi.

 

Pourtant dans #ALPHALOOP, il s’agit tout à la fois de prise et de déprise, de recentrement et de décentrement : on semble paradoxalement être hors de soi et profondément en soi, peut-être parce que le corps est moins interfacé qu’« intrafacé », pour reprendre le concept développé par Alexander Galloway. Ce dernier explique que l’interface est un « état d’être à la frontière. Ce n’est pas une chose, mais toujours un effet ». Il propose alors le terme d’« intraface », pour signifier « une interface interne à l’interface », dans laquelle se situe justement l’esthétique et à partir de laquelle peut se mesurer la dimension politique de l’art. S’appuyant sur la notion de « seuil » empruntée à Gérard Genette, il définit cette intraface par le fait qu’elle révèle une zone d’indécision entre un dehors et un dedans, et précise : « Lintraface est indécise dans le sens où elle jongle en permanence entre deux choses en même temps : le centre et le bord [de l’image]. » Dans #ALPHALOOP, je suis au bord et au centre de l’image, expérimentant toute une série de relations indécises entre ces deux « territoires ». Or, si à l’instar de John Dewey on considère que « c’est à l’étendue et au contenu des relations que l’on mesure le contenu signifiant d’une expérience », alors le spectacle offert par Adelin Schweitzer est extrêmement signifiant, d’autant qu’il permet de « comprendre le lien intime entre agir et éprouver » sous-tendant toute véritable relation artistique. Ses enjeux sont donc autant esthétiques, que politiques et éthiques et semblent réaliser cette fonction sociale de l’art, mise en avant encore par John Dewey :

Le remodelage du matériau de l’expérience lors de l’acte d’expression n’est pas un phénomène isolé limité à l’artiste et à d’éventuelles personnes qui se trouvent apprécier l’œuvre. Dans la mesure où l’art exerce sa fonction, il contribue également à refaçonner l’expérience de la communauté dans le sens d’un ordre et d’une unité plus grands.

Et c’est précisément parce que l’expérience proposée s’inscrit esthétiquement et politiquement dans la société qui la produit, interrogeant les technologies et dispositifs qui la façonnent et la conditionnent, tout en proposant un spectacle à la fois intime et partagé, et loin de tout élitisme, éminemment partageable, qu’elle recouvre toute sa « puissance d’agir » et rencontre là encore les avant-gardes historiques dans leur ambition de relier l’art et la vie.

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