NADIA LORIA LEGRIS : La poétique du flétri

Par Zone Occupée

Nadia Loria Legris – Portraits (2018)

Exposition Marques et Métamorphoses, Éphémérités
Maison des arts et de la culture de Bromptonville
Impression jet d’encre

Brigitte Graff

Belge d’origine, Brigitte Graff est impliquée dans le milieu de la culture sherbrookoise depuis plus de 35 ans. Chorégraphe, interprète et pédagogue, elle a également été directrice générale de deux centres culturels d’arrondissement. Elle est actuellement travailleuse culturelle indépendante. 

Nadia Loria Legris

Originaire de Montréal, Nadia Loria Legris vit et travaille à Sherbrooke. Titulaire d’un  baccalauréat en études françaises, d’un diplôme de 2e cycle en pratiques artistiques  actuelles de l’Université de Sherbrooke et diplômée en pratique rituelle et célébrations (école Ho Rites, Montréal), elle adopte une approche interdisciplinaire dans la réalisation  de ses projets. Membre du regroupement des arts interdisciplinaires du Québec (RAIQ),  elle maîtrise une pluralité de techniques et de matériaux et son travail s’inscrit dans une pratique en art actuel. Nadia Loria Legris cumule également une vaste expérience  d’interventions artistiques et de projets en médiation culturelle. Récipiendaire en 2021,  d’une bourse de recherche et création dans le cadre du Programme de bourses aux  artistes de la Ville de Sherbrooke.

Nadia Loria Legris

La poétique du flétri

Par Brigitte Graff

 

Démarche artistique

Activiste à la fin des années 70, Nadia Loria Legris a choisi de transformer ses  préoccupations environnementales et sociales en pratique artistique. C’est dans l’esprit  d’amener l’émerveillement plutôt que la seule revendication qu’elle travaille à créer un  lien sensible avec la nature. Son attention se concentre plus spécifiquement sur ces parties du vivant que l’on jette, néglige, gaspille. 

Artiste interdisciplinaire (botanique, écologie, social), Nadia Loria Legris interroge notre  rapport au vivant et à notre environnement. Elle s’intéresse aux fragilités et aux marques  provoquées par le passage du temps ainsi qu’aux empreintes engendrées par notre mode  de vie. 

Les sphères de l’intime et du politique sont toutes deux présentes dans son travail.  L’artiste cherche les espaces, les interstices et les constellations qui nous définissent et  nous relient. Elle s’intéresse aux échanges qui en découlent, aux processus qu’ils  enclenchent et aux interfaces qu’ils créent. En ce sens, l’engagement social, participatif  et relationnel l’interpelle et l’art infiltrant en est le catalyseur.

« Nous entendons par art infiltrant, des pratiques d’art qui opèrent à même le réel par un  investissement d’énergie dans le corps social. Les processus de l’art infiltrant privilégient  une diversité d’approches esthétiques ou disciplinaires (installation in situ, in socius,  performance, manœuvre, intervention urbaine, etc.) et une attitude constructive et  ouverte; ils mettent à profit des compétences qui ne relèvent pas exclusivement du champ  artistique. À travers une logique de l’apprivoisement, et tout en prenant en charge les considérations éthiques qu’elles soulèvent, ces pratiques participent à intégrer l’art dans  différentes sphères du quotidien. »

Définition de l’art infiltrant selon le 3e impérial,  centre d’essai en art actuel. 

L’artiste utilise la photographie, la sculpture, le dessin, les techniques numériques et les  pratiques relationnelles afin de témoigner de nos liens avec les écosystèmes naturels ou  construits.

 

Nadia Loria Legris – Installation (2021)

Exposition Temps suspendu
Maison des arts et de la culture de Bromptonville
Encres végétales et pelures

Processus de création

Source de vie et de dérive, l’artiste mobilise l’attention sur la chaîne alimentaire, la  nourriture, ses aliments et ses rebuts dans diverses formes et stades de transformation.  Au cœur de sa production artistique, ces artefacts contemporains se retrouvent comme  éléments principaux ou secondaires dans ses créations et dans ses œuvres. 

Ses recherches en art actuel impliquent les végétaux rejetés, perdus, gaspillés de notre  alimentation et de notre environnement et de la mise en évidence de ceux-ci dans  l’espace public afin de créer des interactions entre les individus de la communauté. Sa  pratique se nourrit d’explorations et de transformations au fil du temps. L’artiste  dissèque, morcelle, épluche, fait bouillir, déshydrate les matières organiques pour  observer leur plein potentiel plastique. Les œuvres créées sont le fruit d’un dialogue et  d’une présence à l’imprévisibilité du vivant. 

Tout est prétexte à récupération pour la création : moisissures, pourritures,  meurtrissures, pelures, fond de café soluble, etc. Bref, ce qui se retrouve dans son univers  domestique ou son environnement proche. L’installation participative, réalisée dans le  cadre de son diplôme de 2e cycle en pratiques artistiques actuelles à l’Université de  Sherbrooke, illustre bien ses recherches et sa démarche. 

« Pour ce faire, elle a d’abord détourné des matières végétales destinées à la poubelle  grâce à la collaboration de différents acteurs locaux : épiceries, entreprises alimentaires  et organismes. S’ensuivent diverses explorations plastiques : fabrication de pâte végétale,  déshydratation, etc., qu’elle observe et note minutieusement. Entre ses mains, les  matières recueillies deviennent tour à tour matière de création, matière à réflexion, mais  aussi matière à interactions afin que ces ressources puissent de nouveau alimenter la  communauté. » (1)

Nadia Loria Legris – Compost 3

Déchets recueillis, transformés, exposés

Ainsi, faire entrer des déchets dans une galerie d’art contrevient doublement au bon sens. Les déchets suscitent habituellement le dégoût et/ou le déni alors que la galerie d’art est  perçue comme un lieu ayant une aura de noblesse et d’esthétisme. Par l’exposition en  galerie, l’artiste présente ces déchets végétaux comme un artefact de notre époque et  aussi une œuvre à part entière. À cette fin, l’installation à Sporobole comprenait une série  de cinq cadres flottant en plexiglas exposant des feuilles de laitue détournées et déshydratées ainsi qu’une composition au mur de trois cents pièces rondes (verdures  détournées transformées en pâte végétale puis modelées pour créer une sorte de 

monnaie verte). Le traitement était assurément conforme à ce que l’on s’attend dans une  galerie d’art, les pièces étaient mises en valeur de manière équivalente au traitement  qu’aurait reçu une sculpture ou un tableau. L’artiste accomplit sa démonstration quant  au potentiel artistique de matières rejetées.

Poétique du flétri

Peut-il y avoir une poétique du flétri qui mérite notre regard et notre admiration? S’agit il d’esthétisme ou de partage du sensible? Dans le livre, Le partage du sensible de l’auteur,  Jacques Rancière, l’art traite autant de l’expérience collective (politique) que de  l’esthétique. 

Le vivant se transforme, se dégrade, fermente, meurt. Selon les idées véhiculées  socialement, l’art est perçu comme immortel et ne peut admettre en son cercle des  œuvres périssables surtout si elles proviennent de l’univers domestique. Notre désir  constant de jeunesse, de perfection et d’immortalité plastifie notre déni de la fragilité et  du vieillissement. 

Dans sa série Compost, l’artiste explore la photographie de composts plaçant le  domestique au rang d’œuvre et proposant du même souffle un nouveau type de nature  morte. Constante, l’artiste fait une fois de plus la démonstration du pouvoir esthétique  de ces matières rejetées, de leur place en galerie et dans le monde de l’art actuel.

 

Nadia Loria Legris – Installation

Exposition Matière à relations
Sporobole
Photo ©Gunes-Hélène Isitan

 

Témoigner des transformations du vivant

La sphère de l’alimentation, univers domestique partagé par tous, est le point d’entrée  du propos de l’artiste. Suite à deux années d’exploration sur le thème des végétaux  perdus par le gaspillage alimentaire, Nadia Loria Legris a choisi d’utiliser la photographie  pour témoigner sans intervenir sur l’aspect transitoire de la matière végétale. Ces  photographies prises sous l’angle de portraits se veulent un témoignage de notre  humanité, de notre fragilité et de celle de notre Terre. Elle a ainsi photographié des fruits  et légumes en décomposition en mettant l’accent sur les marques que la vie en  mouvement y laisse, résultat d’un minutieux travail des champignons et bactéries  microscopiques. Sensible à ces métamorphoses, l’artiste s’est rendue disponible à  l’imprévisible, observant les changements prenant forme peu à peu jusqu’à ce qu’une  dentelle de formes, couleurs et textures surprenantes apparaisse.

Repas, résidus et matériaux de création

Cette exposition est le fruit d’une exploration vécue lors d’un projet intergénérationnel  réalisé avec la communauté pour créer des liens et des échanges créatifs. C’est autour  d’un grand repas que devait débuter le projet. Les pelures et épluchures générées par la  préparation de celui-ci devaient servir à la fabrication de teintures et encres pour ensuite  servir de médium de création pour les œuvres faites en groupe. Les matières ont été  collectées dans la communauté et transformées en encre et teinture puis utilisées lors  d’une correspondance de quelques mois entre les jeunes d’une école secondaire et des  dames d’une résidence de personnes âgées.

Faire place aux moisissures

Dans l’atelier de l’artiste, rien n’est jeté avant d’être exploré. C’est ainsi que les  moisissures, les résidus d’encres et de teintures végétales font depuis peu l’objet  d’explorations plastiques. Créant ainsi un nouveau cycle de création à partir de résidus  organiques. 

 

Nadia Loria Legris – Moisissures

Moisissures, encre, verge d’or et cire.
Impression textile

Mise en perspective

Pour l’artiste, parler de grands enjeux environnementaux et sociaux passe par le  domestique et le quotidien en interaction avec les individus et les communautés. Elle  aborde sa pratique artistique sous le concept d’écosophie selon le penseur Félix Guattari. En effet, l’artiste intègre les préoccupations sociales et environnementales actuelles par  sa préoccupation du zéro déchet et de l’économie circulaire dans la réalisation de ses  œuvres, notamment en réutilisant les matières rejetées d’une première série d’œuvres. Elle s’intéresse à la matière organique en tenant compte des multiples interactions  générées pour amorcer un dialogue sensible et artistique. Elle met en avant-plan la  fragilité du vivant et des liens qui nous unissent. Finalement, elle aborde la matière  organique rejetée comme digne d’attention, elle en expose la fragilité et la beauté  changeante. C’est par cette sensibilité au vivant dans sa diversité, dans ses possibilités et  dans ses qualités que l’artiste choisit d’agir et de créer. Ses œuvres s’inscrivent dans un  mouvement d’urgence dont le sujet a une portée mondiale. 

 

Références

(1) https://nadialorialegris.com/matiere-a-relations/

 

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Zone Occupée