Tous trois étudiants à l’UQAC au BAC interdisciplinaire en arts, Gabrielle Turbide, Pierre-Olivier Déry et Jean-Félix Landry, proposent une œuvre à la fois ludique et déconcertante : une installation multisensorielle originale, ayant comme point de départ les cornichons. Marinade fut présentée du 28 août au 3 octobre 2021 au Centre d’exposition Inouï, à Saint-Siméon.
Minimaliste, l’installation se déploie dans une pièce sobre, presque immaculée, dans laquelle trônent douze socles de grandeurs différentes, espacés de manière à ce que l’on puisse déambuler entre eux. Sur chaque socle est disposé un bocal transparent, rempli à moitié de marinade d’un vert criard. Au-dessus de chaque contenant, un cornichon accroché à un fil transparent opère un mouvement de va-et-vient vertical. Orchestrée par un microcontrôleur Arduino, cette valse commune est permise par un système de poulies mécanisées. Accroché au plafond, il est bien visible, s’exécutant à répétition devant les regards ahuris.
Au stade embryonnaire de sa conception, l’essence de l’œuvre est déjà alimentée par une réflexion bidimensionnelle : les artistes se penchent sur le processus de conservation des aliments, la manière de le déconstruire ainsi que sur le contexte d’hyper salubrité ambiant des espaces communs, intensifié par la pandémie. Ils s’inspirent à la fois d’une intuition expérimentale en alliant l’excentricité du médium qu’est le cornichon et l’aspect clinique du cadre, réglé au quart de tour, dans lequel il évolue. Partie intégrante du projet, l’esthétisme du péremptoire et la clarté du lieu qui le contextualise s’organisent autour d’un effet de sens cohérent. Le trempage incessant des légumes dans leur jus renvoie à cette ère de désinfection constante qui est la nôtre. Inspiré du mouvement devenu presque ostentatoire durant la COVID-19, des mains sous les machines pleines de gel antibactérien, cela opère en toute subtilité.
Il y a dans Marinade la représentation d’une certaine aliénation, par la mise en scène pervertie d’un aliment.
Les rouages dénudés opèrent à la vue de tous, inarrêtables, pendant que le jus vinaigré attend, impassible… mais ô combien odorant. Véritable berceau des plongeons funèbres, impossible de le perdre de vue : il est presque fluorescent en comparaison avec le reste de l’installation.
Loin d’être anodine, la substance éponyme de l’œuvre agit comme point focal. Ses effluves aigres créent une stimulation olfactive dont on ne peut faire fi. L’ingrédient principal de celle-ci, le vinaigre, en fait sa particularité dû à ses propriétés : Michel Foucault, dans Histoire de la folie (1964), recense que déjà au Moyen-âge, on a recours au liquide odorant parce qu’il « est par nature détersif et révulsif ». Le trempage étourdissant dans les bocaux répond à une logique de stérilisation exagérée, appuyée par la blancheur presque clinique du décor. Le vinaigre en est la métonymie : « en tant qu’acide [il] dissipe les obstructions, détruit les corps en train de fermenter », énonce encore Foucault.
Plus encore, par l’hermétisme de son contenant et les propriétés mêmes de sa composition, la marinade est le lieu où le cornichon se transforme, se conserve… mais aussi où il étouffe lorsqu’on l’immerge de manière forcée. À la fois incertaine et candide, la chorégraphie des concombres hors du liquide agit donc comme perturbateur ; elle vient déranger le processus habituellement stagnant qu’est la mise en conserve. Un jeu d’opposition se met en place, fondé sur le parallèle entre la rigueur de la programmation et l’impossible prévisibilité des ingrédients périssables.
Conditionné par le milieu dans lequel il trempe, le cornichon est dénaturé, impliqué dans un mouvement involontaire. Celui-ci évoque une certaine violence par sa répétition : pendus à des hameçons métalliques qui soutiennent leurs corps entiers, les douze pickles replongent sans cesse, têtes premières, dans leur jus imbuvable. Ces concombres marinés font l’objet d’un détournement : on bouscule leur forme originelle d’amuse-bouche pour les travestir en bêtes de foire, dans une sorte de décadence contrôlée.
Voué à pourrir, le cornichon est victime d’une manipulation qui ne fait qu’accélérer sa péremption. Sa mise en acte agit comme perturbateur : extirpé du formol, il est exposé ostensiblement hors de son bocal, sans pour autant être libéré. Se construit un effet dichotomique autour de l’aliment, tiraillé entre un processus de mise en pot inachevé et son exhibition, dont la cadence d’apparence douce est rigide car contrôlée de A à Z. Le cornichon est dans un rapport chimérique avec sa forme, déchiré entre son aspect originel et la chorégraphie artificielle à laquelle il doit se plier, hameçonné de force.
Nous sommes concombres et devenons cornichons. Marinade d’une société en changement
« Nous sommes concombres et devenons cornichons. Marinade d’une société en changement » résument les artistes quant à l’installation, lors de leur vernissage. Cette phrase est en écho direct avec l’effet de cynisme mordant qui transpire de l’œuvre, une fois l’amusement et la surprise initiale dissipés.
Concombre devenu cornichon, le pickle n’est donc qu’un mariné impuissant, figé. Dénué d’agentivité, il est le produit des transformations qu’on lui impose, dépendant. L’effet engendré par l’œuvre agit ainsi comme une lunette dystopique sur la société, traduisant un risque d’existence purement utilitaire, statique.
Or, sans basculer vers le pessimisme, l’installation joue plutôt avec la représentation de la nourriture pour penser la condition humaine avec humour, afin que la marinade soit celle d’une société en changement, non passive ou homogène. Devenue le porte-étendard d’une danse mi-aquatique, mi-aérienne, la gourmandise d’apéro est, grâce à l’installation dans laquelle elle évolue, une figure d’hybridité.
[…] il existe une gestalt de l’objet de lecture dans laquelle la nourriture, le comestible, est partie prenante. La nourriture peut y occuper plusieurs positions, soit celle de contenant, de support, de contenu ou de référence.
Dans son article La Faim de lire, littéralement, Vivian Labrie propose une thèse selon laquelle l’aliment peut être abordé « […] comme un objet porteur d’un sens qui peut dépasser la stricte fonction de l’alimentation biologique ». La nourriture, d’après elle, se consomme comme la littérature, et vice-versa. Si l’ingestion du message n’est pas faite par consommation directe, les cornichons du trio d’artistes se font porte-paroles d’un effet de sens artistique.
« […] il existe une gestalt de l’objet de lecture dans laquelle la nourriture, le comestible, est partie prenante. La nourriture peut y occuper plusieurs positions, soit celle de contenant, de support, de contenu ou de référence. » C’est ce qui se produit sur le plan conceptuel avec Marinade, par la cohérence entre l’art visuel et le monde alimentaire, périssable.
Déplacés hors du contexte qu’on lui connaît habituellement, la gourmandise d’apéro acquiert un statut nouveau : l’installation en fait une figure d’hybridité, alors qu’elle est catapultée au cœur d’une expérience multisensorielle. Un changement de posture est engendré : la chair devient nourricière par la métaphore, elle échappe à l’ingestion, mais jamais à la désinfection violente du vinaigre. Toute cette mise en acte donne au spectateur une vision presque anthropomorphique du cornichon. La lenteur de la déambulation, sans autre but que de servir un effet de tension entre pourriture et conservation, s’inscrit dans la pratique de Pierre-Olivier Déry et Gabrielle Turbide, toutes deux caractérisées par la mise en scène d’objets du quotidien, selon une logique de répétition.
Microcosme contrôlé, l’installation est par ailleurs le miroir d’une réflexion à plus grand rayonnement, sur les mécanismes qui peuvent parfois alimenter une certaine torpeur, individuelle ou collective. La nourriture, au-delà du simple principe d’apport nutritif, a aussi des propriétés réflexives, introspectives, qu’il convient d’explorer afin de méditer sur notre propre posture, nos biais et nos habitudes.
Dans quelle marinade sommes-nous trempés ?