MARGUERITE DUPLESSIS, L’ANCÊTRE ACTIVISTE DES FEMMES AUTOCHTONES

Par Zone Occupée

Marguerite : Le Feu (2022)

Texte et co-mise en scène : Émilie Monnet ; Co-mise en scène : Angélique Willkie ; Une coproduction Onishka et Espace GO

Salma El Hankouri

Salma El Hankouri est chercheure interdisciplinaire, éducatrice et candidate au doctorat en Sciences humaines à l’Université Concordia.

 

Marguerite Duplessis,
l’ancêtre activiste des femmes autochtones

Par Salma El Hankouri

 

Marguerite : Le Feu est une pièce de théâtre multidisciplinaire présentée à l’ESPACE GO alliant performance et son, mise en scène par Émilie Monnet et Angélique Willkie. Elle commémore Marguerite Duplessis, une figure importante de l’histoire autochtone pourtant très méconnue du public; il n’y a aucune trace de sa communauté d’origine, de son vrai nom ou de sa langue maternelle(1). Âgée d’à peine 22 ans, Marguerite était la première femme autochtone qui a mené une lutte juridique contre sa mise en esclavage dans la Nouvelle-France de 1740. Elle a ensuite été emprisonnée à tort à Québec pendant le déroulement de son procès, puis déportée en Martinique.

Même si personne ne sait ce qu’il advient d’elle après ce voyage forcé vers les Caraïbes, Marguerite pose un geste fort qui retentit à travers les époques. Grâce à sa démarche contestataire visant à mettre en cause la légalité de la loi esclavagiste et coloniale, elle a réussi à sortir de l’oubli historique qui lui a été imposé par sa condition d’esclave et a laissé son empreinte dans des documents écrits.

Pendant une visite aux Archives Nationales de Québec en compagnie de l’historienne Dominique Deslandres, l’artiste anishinaabe-française Émilie Monnet relate sa rencontre avec Marguerite à travers la seule trace tangible et directe laissée par cette dernière : sa signature avec deux T déposée sur la requête judiciaire. Émilie décrit cette visite aux archives comme étant un moment clé dans le processus de recherche de l’artiste. Elle en dit ce qui suit :

« Ça me fait quelque chose de passer mes doigts sur ce parchemin. C’est la seule trace vraie qu’on a de Marguerite qui n’a pas été filtrée par les écrits officiels. »

Deux cent quatre-vingt-deux années plus tard, cette même trace laissée par Marguerite dans les archives a permis à des artistes autochtones et de couleur, dont Émilie, de faire remonter la mémoire de la femme autochtone activiste à la surface. Le défi qu’a relevé Émilie et ses collaboratrices de faire connaître Marguerite ne s’arrête pas là. Par le biais d’entrevues avec des historiens et artistes du chant, de la danse et de la musique, l’artiste a ouvert la porte à de nouvelles quêtes de vérité occultées par la colonisation, toutes aussi importantes les unes que les autres.

 

Marguerite : Le Feu (2022)

Texte et co-mise en scène : Émilie Monnet ; Co-mise en scène : Angélique Willkie ; Sur la photo : Madeleine Sarr, Aïcha Bastien N’Diaye et Émilie Monnet ; Une coproduction Onishka et Espace GO
Photographie © Yanick Macdonald

D’une part, l’histoire de Marguerite a permis de lever le voile sur la réalité répandue de l’esclavage des Autochtones qui est soit inexistante dans les annales historiques du Québec, soit minimisée(2). D’autre part, elle a permis d’entrevoir l’existence continue mais méconnue de liens forts entre les Autochtones et les communautés noires dans les différentes géographies coloniales françaises, dont le Québec, et ce depuis la création de la Nouvelle France.

Le trafic de personnes noires et autochtones entre le Canada, les Caraïbes et l’Afrique était bel et bien une pratique courante, quoique largement passée sous le radar. Les proximités entre Marie-Josèphe Angélique, esclave noire qui a été accusée à tort d’avoir mis le feu à Montréal, et Marguerite Duplessis ne relèvent pas elles non plus d’un hasard. Selon Émilie, les deux femmes habitaient des maisons avoisinantes sur la rue Saint-Paul dans le Vieux-Montréal des années 1730 et 1740, et elles se sont toutes les deux retrouvées devant le tribunal, l’une pour défendre son innocence et l’autre pour contester sa liberté.

Qu’elles soient des femmes autochtones ou noires qui ont lutté contre les injustices imposées par les régimes esclavagistes et (néo)coloniaux, Marguerite se pose comme leur défenseuse à toutes.

Quand je suis allée voir la pièce de Marguerite : Le Feu avec ma famille en mars 2022, j’ai pu dessiner plusieurs parallèles entre le courage de Marguerite et celui mes ancêtres, ces femmes autochtones d’Afrique du Nord qui ont résisté à l’avancée de l’empire colonial européen depuis le quinzième siècle, et qui ont pourtant été passées sous silence par les archives orientalistes d’Europe.

La violence coloniale vécue par Marguerite et interprétée sur scène par Émilie Monnet, Aïcha Bastien-N’diaye et Madeleine Sarr résonne au-delà des différences ethnoculturelles, historiques et géographiques qui séparent Montréal des terres amazighes(3) et nord-africaines. Le feu qui a brûlé à l’intérieur de Marguerite en ces froides journées d’octobre 1740 est le même feu qui a consumé les corps de milliers de femmes, d’hommes, et d’enfants nord-africains et amazighs, qui ont vu naître depuis octobre 1492 l’impérialisme européen moderne tel qu’on le connaît aujourd’hui et qui a soumis les peuples autochtones d’Amérique au même sort peu de temps après – lors des premières expéditions coloniales transatlantiques menées par Christophe Colomb sous l’égide de la monarchie catholique espagnole(4). L’automne de cette année-là, plusieurs milliers de personnes d’Afrique noire, musulmanes, juives, amazighs et morisques(5), ont lutté contre la mise en esclavage, la conversion forcée et la déportation. Plusieurs ont été transportés contre leur gré aux Amériques, notamment aux Caraïbes et en Amérique du Sud(6). Qu’est-il advenu d’eux? Avaient-ils la chance de retourner chez eux? Ont-ils tissé des liens avec les Autochtones? Personne ne le sait vraiment, et ces vides dans la mémoire collective mériteraient d’être comblés.

 

Marguerite : Le Feu (2022)

Texte et co-mise en scène : Émilie Monnet ; Co-mise en scène : Angélique Willkie ; Sur la photo : Madeleine Sarr, Émilie Monnet et Aïcha Bastien N’Diaye ; Une coproduction Onishka et Espace GO
Photographie © Yanick Macdonald

Néanmoins, l’histoire de Marguerite a réveillé en moi des questionnements sur les liens historiques qui auraient pu exister entre Autochtones et communautés racisées d’Afrique du Nord et de l’Ouest. Quelques semaines avant le spectacle, des fragments d’histoire que je ne connaissais pas m’ont été révélés sur les liens entre l’événement de la grande répression des Nord-Africains par l’Espagne qui a débutée en 1492 et la colonisation des Amériques par les empires coloniaux européens(7). Les biens matériels confisqués et le commerce de personnes nouvellement mises en esclavage auraient alors facilité à des explorateurs comme Christophe Colomb d’enclencher le processus de colonisation de l’Amérique, après plusieurs tentatives échouées par manque de financement(8). Était-ce cette expérience commune de la violence coloniale entamée en Afrique noire et en territoire nord-africain, puis menée par les empires coloniaux européens en Amérique qui, aujourd’hui, rend l’histoire de Marguerite si familière?

Les émotions de colère et de souffrance évoquées avec brio par les trois artistes dans la pièce permettent aux non-dits de l’histoire coloniale de prendre place parmi un public diversifié. Elle permet à chacun de s’approprier un morceau de la mémoire de Marguerite, de la cultiver et la partager afin que la lutte des femmes autochtones du passé et du présent ne soient plus oubliée. Pour ma part, je garde un fragment de l’histoire de Marguerite avec moi comme une source d’inspiration pour m’accompagner dans le travail de mémoire des femmes amazighes et rifaines(9) qui ont façonné l’histoire collective à laquelle j’appartiens.

Au final, ce qui fait la force de la triade d’Émilie Monnet, qui regroupe la série de balados sur son processus de recherche, la pièce de théâtre et le parcours sonore commenté dans le Vieux-Montréal, c’est que le procès de Marguerite n’est pas fini malgré sa défaite judiciaire en 1740. Il est toujours en cours. Justice continue à être rendue sur les scènes de théâtre à Montréal et Québec, et par le travail chevronné des historiens et artistes autochtones et noirs qui font remonter à la surface la mémoire oubliée et effacée de Marguerite, et de toutes les femmes autochtones et noires qui ont contribué à ce que la lutte contre les systèmes d’exploitation et d’oppression des femmes et des territoires ne soit plus engloutie par l’oubli.

Marguerite Le Feu (2022) © Yanick Macdonald
Marguerite Le Feu (2022) © Yanick Macdonald
Marguerite Le Feu (2022) © Yanick Macdonald
Marguerite Le Feu (2022) © Yanick Macdonald
Marguerite Le Feu (2022) © Yanick Macdonald

Références

(1) Il y a plusieurs hypothèses concernant l’origine de Marguerite : panisse, iowa, comanche, ou lakota. D’après le procès juridique, Marguerite a révélé qu’elle serait née d’un père français, le sieur Duplessis Faber. Voir Signa Daum Shanks, A Story of Marguerite: A Tale about Panis, Case Comment, and Social History, Osgoode Legal Studies Research Paper Series n°79, 2013.

(2) Le monde académique québécois tend à privilégier le discours selon lequel l’esclavage autochtone au Québec était de nature domestique comparé au Canada anglais, aux États-Unis et au Caraïbes. Voir Brett Rushforth, Bonds of alliance: indigenous and Atlantic slaveries in New France, UNC Press Books, 2012.

(3) Les Amazighs sont les cultures et populations autochtones d’Afrique du Nord, qui se retrouvent aujourd’hui au Maroc, en Algérie, Tunisie, Libye, et en Mauritanie.

(4) Matthew Carr, Blood and Faith: the purging of Muslim Spain. 1492-1614, Hurst et Co., London, 2009.

(5) Les Morisques est le nom donné aux personnes d’origine nord-africaine qui étaient de confession musulmane et juive et vivant dans la péninsule ibérique. Ces derniers ont été forcés à se convertir au christianisme par l’Espagne du 16e siècle à défaut d’être expulsés, tués ou même brûlés. Pendant plusieurs siècles, les Morisques étaient considérés comme des personnes de seconde classe par les Chrétiens blancs espagnols et étaient souvent réduits en servitude. Cependant, les Morisques se sont révoltés contre ces injustices à plusieurs reprises, mais ont fait face à de violentes répressions. Voir Mathew Carr, Blood and Faith: the purging of Muslim Spain. 1492-1614, Hurst et Co., Londres, 2009.

(6) M. A. Gomez, Black crescent: the experience and legacy of African Muslims in the Americas, Cambridge University Press, 2005.

(7) E. Shohat, « The Sephardi-Moorish Atlantic: Between Orientalism and Occidentalism », Between the Middle East and the Americas: The Cultural Politics of Diaspora, Michigan University Press, 2013, pp. 42-62.

(8) Maalouf, Amin, Léon L’Africain. Éditions Jean-Claude Lattès, 1986.

(9) Les Rifains sont les groupes amazighs situés au nord du Maroc actuel.

 

Sources

CARR, Matthew, 2009. Blood and Faith: the purging of Muslim Spain. 1492-1614, London, Hurst et Co.

GOMEZ, M. A., 2005. Black crescent: the experience and legacy of African Muslims in the Americas, Cambridge University Press.

MAALOUF, Amin, 1986. Léon L’Africain. Éditions Jean-Claude Lattès.

RUSHFORTH, Brett, 2012. Bonds of alliance: indigenous and Atlantic slaveries in New France, UNC Press Books.

SHANKS, Signa Daum, 2013. A Story of Marguerite: A Tale about Panis, Case Comment, and Social History, Osgoode Legal Studies Research Paper Series n°79.

SHOHAT, E., 2013 « The Sephardi-Moorish Atlantic: Between Orientalism and Occidentalism ». Between the Middle East and the Americas: The Cultural Politics of Diaspora. Michigan University Press, pp.42-62.

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