Édito

 

Le 11 septembre 2001, j’étais un jeune étudiant en science politique de l’Université Laval. Je cherchais à l’époque à mieux comprendre le monde qui m’entourait. À la suite de mes études en sciences de la nature, j’avais pris conscience de l’importance de la science, mais aussi de son lien avec nos sociétés. Un de mes enseignants de l’époque nous avait souligné qu’en cette année non électorale, la politique américaine serait somme toute relativement tranquille. Selon lui, nous aurions ainsi l’occasion de nous concentrer sur le fonctionnement des institutions sans les distractions des primaires ou des mid-terms. Jeune étudiant en début de formation, ma connaissance de l’objet science politique était encore assez parcellaire. Je cherchais à comprendre la nature de cette science. Encore aujourd’hui, je demeure perplexe sur son étendue.

Ayant étudié au cégep en sciences de la nature, le passage aux sciences humaines revêtait pour moi deux éléments particuliers. D’une part, la recherche d’une meilleure compréhension de ma société et, d’autre part, l’acquisition et l’application de notions scientifiques afin que cette compréhension soit la plus juste possible. Le passage au troisième millénaire semblait à mes yeux un signe d’une avancée dans les sociétés humaines. Un moment historique pourrait enfin s’appuyer sur des constats scientifiques rigoureux et rationnels, ce qui nous permettrait d’évoluer collectivement en tant qu’humanité guidée par une vision partagée mondialement, et non plus par des politiques nationalistes qui ont ravagé le XXe siècle. En 2001, l’International Human Genome Sequencing Consortium publiait une première version partielle du génome humain, une avancée scientifique sans précédent. Évidemment, à 20 ans, j’étais d’un naturel optimiste et peut-être un peu trop positif quant au rôle de la science dans nos sociétés. À ma défense, les perspectives d’une embellie ne semblaient pas trop mauvaises.

Revenons maintenant à ce matin du 11 septembre 2001. Tout le monde se souvient du moment précis où il se trouvait au moment des attentats. Pour ma part, j’étais assis dans une vaste classe du pavillon De Koninck de l’Université Laval assistant, sans trop d’intérêt, à un cours de statistique 101 donné par un enseignant qui tentait par tous les moyens de nous intéresser aux « stats ». Malgré les années, je pourrais encore expliquer le problème de statistique que ce pauvre professeur s’échinait à nous expliquer. Il s’agissait de la différence des occurrences d’accidents de travail entre les athées et les croyants. L’objectif de son argumentation était de nous concientiser sur l’importance de prendre en considération toutes les hypothèses possibles dans une analyse statistique, et plus largement dans l’analyse de nos sociétés. Il ne fallait donc pas exclure l’hypothèse d’un dieu bienveillant auprès de ses fidèles qui aurait favorisé ces derniers. L’intrusion de ce raisonnement irrationnel dans une approche scientifique, c’en était trop pour moi qui avait, en tant que collégien, pratiqué le calcul intégral; à savoir passer par la notion de primitive d’une fonction, cette opération qui, à partir d’une fonction f, donne une fonction F dérivable et dont la dérivée est égale à f : F′(x) = f(x).

J’ai donc quitté le cours vers 9 h 15, préférant regagner mon appartement et me plonger dans une quelconque lecture. À l’époque, je devais lire Le Prince de Machiavel, Léviathan de Hobbes et De la démocratie en Amérique de Tocqueville. J’avais quand même du pain sur la planche. Tout comme le bon élève que j’étais, en arrivant à mon appart, je me suis affalé sur le sofa et me suis questionné sur le livre que je devais aborder en premier. C’est en ouvrant le téléviseur (sic), voyant les images à jamais gravées dans l’histoire d’un XXe siècle finissant et d’un nouveau millénaire se pointant à l’horizon, que j’ai finalement compris que mon cours sur la politique américaine ne se résumerait pas à l’étude des institutions politiques des États-Unis. J’ai eu une pensée pour mon professeur qui devrait alors modifier entièrement le plan de son corpus. Accessoirement, sans m’en rendre compte, tout le reste de mes études allait en être durablement marqué.

Trève de plaisanterie, avec le recul, je commence à comprendre que c’est ma vision du monde qui en sera à jamais transformée. Alors même que j’étudiais les organisations politiques et les sociétés qui y sont associées, et que j’assistais à un phénomène politique d’une ampleur démesurée, j’ai moi-même perdu de vue l’essentiel. Les indices étaient pourtant là, dès les mois qui ont suivi le 11 septembre, des évènements auraient dû me faire comprendre que nous perdions peu à peu le sens commun. Les repères les plus simples, les plus logiques, s’effaçaient devant le désir soudain d’imposer par la force des idées. Rappelez-vous des armes de destruction massive en 2003. Argument phare de Collin Powel et de l’administration Bush pour l’invasion de l’Irak. La présentation de Powell au conseil de sécurité de l’ONU était absolument rocambolesque et pourtant… Un mois plus tard, en mars, l’invasion aura lieu. Ce même Powell affirmera en 2013 que Saddam Hussein ne possédait aucune arme de destruction massive. Fake news!

Parallèlement à ce fait politique, un événement catastrophique est passé inaperçu ou presque. Car, c’est aussi en l’an 2000 que l’iceberg B-15 s’est détaché de la barrière de glace de Ross dans l’Antarctique. Avec ses 11 000 km² de glace, soit l’équivalent ou plus de l’Île de la Jamaïque, il s’agit du plus gros iceberg dont l’existence ait été enregistrée. Pour comparaison, l’iceberg A-76 qui s’est détaché en mai 2021 équivaut à environ 4500 km². Cet évènement est encore aujourd’hui étudié par les scientifiques pour comprendre les mécanismes du réchauffement climatique.

Pourquoi parler de tout cela dans un éditorial sur la notion de survie? Pourquoi parler de l’Amérique de Bush dans un éditorial de Zone Occupée en 2021 et de la fonte de l’Antarctique? En 20 ans, c’est-à-dire la moitié de ma vie, je suis passé d’une vision positive du développement de l’Humanité à un constat de survie de celle-ci. Parce que le déclin de l’empire américain est bel et bien réel et que le géant au pied d’argile entraîne avec lui beaucoup plus que sa propre chute. Parce qu’il faut regarder en arrière pour comprendre ce qui nous arrive actuellement. Ma vision est évidemment très occidentalo-centriste, mais plus largement, nous voyons poindre partout sur la planète des gouvernements de plus en plus autoritaires et déconnectés, incapables d’envisager un avenir commun et collectif. Des élucubrations de Powell à un Donald Trump halluciné, nous sommes dans un même délire : le déni du réel. L’aveuglement volontaire caractérise malheureusement le modus operandi des pays qui gouvernent le monde. Qu’est-ce que c’est finalement la survie? C’est le fait de se maintenir en vie malgré l’imminence de la mort. Mes yeux de politologue voient plus que jamais l’évidence que les démocraties occidentales sont en mode survie depuis 20 ans. Elles n’arrivent plus à inspirer confiance et respect. Le cynisme a érodé jusqu’au ridicule nos modes de gouvernance. Mais surtout, je m’aperçois du délitement dangereux de nos sociétés et de l’effritement de nos institutions démocratiques occidentales. Le bug de l’an 2000 a bel et bien eu lieu finalement. Nous avons perdu le Nord.

Au moment où j’écris ces lignes, l’Humanité est parvenue à faire fonctionner un hélicoptère sur la planète Mars. Pourquoi? Pour la survie de l’humanité? Ou pour quitter un monde en déliquescence? Dans les deux cas, nous mettons notre énergie à la mauvaise place. La survie est essentielle lorsque les repères les plus basiques ne sont plus visibles et compréhensibles. La question que je me pose maintenant n’est pas de savoir si nous allons survivre, mais plutôt ce qu’on espère laisser survivre. Pour ce faire, la survie doit passer par un dialogue et par un choix, non plus sociétale mais Humain. Le dialogue ne peut s’établir que par une vision commune. Et c’est ici que l’Art entre en jeu.

La survie est une question de résilience mais aussi de créativité. La représentation visuelle et mentale sert depuis toujours à la transmission des savoirs. J’ai entendu quelqu’un récemment souligner que ce sont les poètes qui parlent le plus de la réalité et non pas les politiciens. Nous devons mettre fin à la polarisation de nos sociétés. C’est un outil de survivance nécessaire qui nous permet d’aborder l’inabordable et de comprendre l’incompréhensible. En d’autres mots, l’art et la culture nous permettent d’exister et de surmonter l’oubli du temps. À la question de savoir à quoi sert l’art? Nous avons envie de répondre : à notre simple survie!

Bonne lecture !

Jean-Rémi Dionne

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