TÔUTTT EST DANS TÔUTTT[1]
Pour ceux et celles qui craignaient ne pas recevoir la 19e édition de Zone Occupée, vous voilà rassurés. Malgré la pandémie et les mesures de confinement, nous avons poursuivi notre travail pour vous offrir une édition toute neuve du magazine. En fait, sans vous le cacher, notre équipe travaille déjà depuis presque 10 ans en mode COVID. Jusqu’à aujourd’hui, nous n’avons pas connu d’autre méthode de fonctionnement que le télétravail. C’est pourquoi Zone Occupée ne possède pas de bureau ni d’espace commun, tous les collaborateurs interagissent grâce aux outils de communications numériques, et ce, depuis les tout débuts. C’est peut-être là que réside l’un des secrets de notre longévité.
Pour les deux prochains numéros, l’équipe de rédaction désire explorer le concept de Nature au sens écologique du terme. L’un s’attardera à la notion de ressources et l’autre à celle de distance. Ce diptyque s’inscrit dans la suite logique des trois précédentes éditions dédiées à l’archéologie du présent. Nous voulons concentrer notre réflexion sur le rapport que nous entretenons avec la globalité de l’objet Nature.
Ressource
Au moment d’écrire ces lignes, l’humanité tout entière observe l’inconnu avec désarroi et se demande de quoi sera fait demain. Un virus, minuscule, microscopique, met à genou l’espèce qui, depuis 30 000 ans, se revendique comme souveraine de ce monde. La domination de l’économie et de ses « églises », Dow Jones, TSX, Nikkei 225, CAC40 et compagnie, s’effondre en créant panique et incompréhension. Pas de canon, pas de bruit, pas de bombe nucléaire, encore moins de débarquement armé, seulement la peur a suffi à les faire s’effondrer. Pourtant, cette pandémie n’est pas une surprise pour les scientifiques et les chercheurs. Pour preuve, Pandémie sur Netflix passée sous les radars en janvier dernier. Cette série documentaire, largement basée sur les plus récentes recherches dans le domaine, prend un tout autre sens maintenant. Ce n’est pas le premier évènement du genre, ni le dernier, mais celui-ci prend une ampleur nouvelle, car il est largement médiatisé par les réseaux sociaux et leurs avatars. Il est vrai que la grippe espagnole fut elle aussi très médiatisée au début du siècle dernier, mais les outils de l’époque ne permettaient pas de rendre cette dimension à la fois dramatique, loufoque et malheureusement absurde par rapport aux comportements humains. Ce que font merveilleusement bien les réseaux sociaux. Ce sont donc des images d’inconnus se ruant dans les supermarchés pour acheter, de façon parfois violente, des paquets de papier toilette qui remplacent celles habituelles de chatons. Il semblerait qu’il s’agisse là de la ressource essentielle à la survie de l’humanité. Premier constat désolant de cette pandémie, notre civilisation repose sur l’abondance du papier hygiénique et, cela, peu importe le nombre d’épaisseurs. En tout cas, selon moi, c’est la quintessence de l’individualisme car, sans lui, l’homme occidental moyen semble redevenir une bête. Serait-ce cette peur profonde de régresser vers l’archaïque Néandertal qui mue les individus à se ruer dans les supermarchés de la sorte ? À vrai dire, notre ancêtre commun n’aurait certainement pas choisi l’inestimable rouleau double épaisseur, mais plutôt la nourriture et le feu. Ressources beaucoup plus essentielles à sa survie et à celle des siens. Aurons-nous la sagesse, la sapience pour survivre à nous-mêmes ? Malheureusement, c’est plus souvent la nécessité qui nous pousse à agir que la sagesse.
Il me revient tout à coup à l’esprit cette phrase de François Villon : « Nécessité faict gens mesprendre. Et fain saillir le loup des boys. » Elle est tirée du fameux testament du poète médiéval qui rapporte l’histoire du brigand Diomedés à qui Alexandre le Grand demande de répondre de ses crimes devant la justice. Le pirate lui explique alors que, s’il en avait eu les ressources, il aurait été lui même empereur. Devant cette évidence, Alexandre le récompense au lieu de le faire enfermer. Villon termine son poème de la façon suivante :
Tout est une question d’échelle. Si les actes de l’un furent jugés répréhensibles, les actes de l’autre, même s’ils étaient tout aussi immoraux, lui permirent de créer un empire. C’est dramatique de voir aussi clairement notre propre incapacité, c’est-à-dire être constamment confrontés aux limites de nos ressources personnelles et collectives plutôt qu’aux potentiels qu’elles offrent. Mais à certains moments, la nécessité fait ressortir le meilleur de nous. Il n’y a plus en ce moment de clash des générations qui tienne face à la COVID, nous devons tous puiser à même nos ressources pour sauver ceux qui sont les plus vulnérables. Les réseaux qui existaient auparavant doivent se mettre à jour et nous devons tous utiliser les outils numériques pour répondre aux besoins qui explosent. Tous nos moyens sont mobilisés; même ceux que nous ne croyions pas avoir. Ainsi la peur, lorsqu’elle est bien canalisée, est un vecteur de création extraordinaire. Elle nous oblige à puiser dans nos ressources cachées. Dernier rempart de ce que nous appelons la civilisation, elle est une forme de garantie sur l’immuable idée que nous avons de ce que devrait être le monde civilisé. Elle agit comme une barrière qui constitue la mince ligne qui sépare la folie de la raison et elle est drôlement perméable. D’où tout ce ridicule nous démontrant que l’humanité est une espèce émergente, qui a encore beaucoup à apprendre si elle arrive à survivre suffisamment longtemps dans l’échelle du temps de la vie pour y laisser sa marque. Nous avons encore à apprendre à voir grand, plus grand que nous. L’incompréhension ou l’aveuglement volontaire face aux changements climatiques sont issus de cette incapacité à concevoir la globalité des choses, de même que les réactions chaotiques face à la COVID-19. Nous sommes des enfants qui jouent avec leur planète comme le feraient les petits avec leur hochet. Il est plus que temps de grandir et cette pandémie a le potentiel de nous amener à agir avec un peu plus de discernement. Et à revoir les fondements de notre rapport avec la nature que l’humanité a depuis toujours identifié à la peur.
L’humain a eu besoin jusqu’à maintenant de classifier son environnement pour le cerner et mieux le maîtriser. Il est alors considéré selon ce qu’il possède d’objets, de substances ou de matières utiles à la satisfaction des besoins de notre espèce. Naturelles, minérales, biologiques, renouvelables, non renouvelables, humaines; ces termes, qui qualifient les ressources qui nous entourent, démontrent bien l’ethnocentrisme qui caractérise notre pensée. Dans l’évolution de cette pensée occidentale, l’homme s’est construit comme étant exogène à la nature. Il est au centre et elle autour. Elle devient alors pour lui un objet de peur et de désir, de haine et de curiosité, mais surtout une chose que l’on doit contrôler et exploiter, quadriller et utiliser, jusqu’à en faire la pourvoyeuse de richesses par excellence. Mais voilà, tout change à partir du moment où elle se rebelle; changements climatiques, pandémies, catastrophes naturelles, etc. Comment comprendre ces cataclysmes ?
Dans son livre La pensée écologique, le professeur et philosophe Timothy Morton nous invite à penser plus grand, pour comprendre l’interconnectivité qui nous relie avec tous ces dérèglements : « La pensée écologique est un virus qui contamine tous les autres domaines de la pensée. (Alors même que virus et virulence sont bannis de l’idéologie environnementale). L’écologie n’a pas seulement pour objet le réchauffement climatique, le recyclage ou l’énergie solaire – qu’elle n’a pas seulement à voir avec les relations quotidiennes entre humains et non-humains. Elle a à voir avec l’amour, la perte, le désespoir et la compassion. Avec la dépression et la psychose. Avec le capitalisme et ce qui pourrait exister après le capitalisme. Avec l’étonnement, l’ouverture d’esprit et l’émerveillement. Le doute, la confusion et le scepticisme. Les concepts d’espace et de temps. Le ravissement, la beauté, la laideur, le dégoût, l’ironie et la douleur. La conscience et la perception. L’idéologie et la critique. La lecture et l’écriture. La race, la classe et le genre. La sexualité. L’idée du moi et les étranges paradoxes de la subjectivité. Elle a à voir avec la société. Elle a à voir avec la coexistence[2] ». Or, pour y arriver, nous devons revoir nos schémas de pensée et appréhender le monde avec des lunettes différentes. Comment y arriver ? C’est ici que toutes les formes d’art deviennent essentielles, car elles permettent cette rupture avec la pensée ultra formatée des humains que nous sommes. Finies les catégories, finie la dualité. Moins c’est plus. Il y a moins de chaque chose, car chaque chose est interconnectée. Il y a donc forcément moins d’humain dans ce que nous sommes. C’est peut-être cela qui nous effraie tant. Pour citer encore Morton : « La conscience du maillage ne révèle pas le meilleur chez les gens. Il y a une joie terrifiante à prendre conscience de ce que H.P. Lovecraft appelle le fait “de n’être plus un être déterminé distinct des autres”. Il est important de ne pas paniquer et, chose étrange à dire, de ne pas surréagir à la déchirure du réel. Si elle a toujours été là, ce n’est pas si grave, n’est-ce pas ? [3] ».
Nous puisons notre sentiment de puissance dans notre indéfectible foi en l’humanité comme pinacle de la vie, le plus élevé des échelons de l’évolution. Est-ce du narcissisme scientifique ou tout simplement de l’ignorance ?, je ne saurais y répondre. Notre réflexion est peut-être depuis trop longtemps basée sur le concept de dualité. Eux et nous, le bien et le mal, la nature et la culture, le jour et la nuit, l’intangible et le matériel, le pile ou la face, l’homme et la femme, l’animal et l’humain, la droite et la gauche, le père et la mère, le blanc et le noir, le corps et l’esprit, le temporel et l’intemporel, le vrai et le faux, le rationnel et l’irrationnel, la terre et la mer, tout et son contraire; Dieu et Marx à la limite. L’économie et le reste…
J’ai récemment relu certaines des nouvelles de H.P. Lovecraft. Il écrivait d’ailleurs que : « L’émotion la plus ancienne et la plus forte chez l’homme est la peur, et la peur la plus ancienne et la plus forte est la peur de l’inconnu. » Selon lui, l’horreur cosmique c’est qu’il n’y a pas de présence déifiante qui régisse le monde. L’insignifiance constitue la seule réalité. La seule chose qui réduit à néant l’esprit des personnages de l’auteur est cette prise de conscience de l’insignifiance magistrale de nos existences. Ces derniers ne sont pas armés, pas plus que nous ne le sommes d’ailleurs, intellectuellement, conceptuellement et moralement pour comprendre l’immensité, l’univers et ses phénomènes. La Nature n’est plus celle pensée par l’humain, elle échappe à l’entendement de ce dernier. C’est d’ailleurs l’image que projette son monstre fondamental Cthulhu, entité cosmique qu’aucun langage ne saurait décrire, véritable contradiction de toutes les lois de l’univers.
Pour reprendre l’idée avancée par Timothy Morton dans La pensée écologique, la Nature n’est pas ce qu’elle prétend être. Ce n’est pas un tableau pittoresque du XVIIIe siècle que nous contemplons à volonté. Pas plus que cette image idéale lointaine et étrangère de la forêt arthurienne remplie de mystères et de secrets. Il s’agit d’un grand tout chargé d’interconnectivités. En prendre la véritable mesure n’implique pas seulement d’ouvrir les yeux, mais aussi de briser notre lecture actuelle de la réalité. Se considérant lui-même comme le point fixe qui permet de voir la profondeur des choses, l’humain peine à embrasser toute l’étendue de sa propre existence. Le premier geste à poser en ce temps de confinement serait peut-être de revenir à Spinoza et à son Éthique, pour mieux comprendre la fin de la dualité de pensée et plonger pleinement dans l’unicité. J’avoue que la lecture est aride, mais Bruno Giuliani en propose une réécriture pour notre époque intitulée Le bonheur avec Spinoza-L’éthique reformulée pour notre temps [4] ». On y comprend alors que face à l’immensité de la vie, face à la fin de cette polarité, il est difficile d’accepter l’immensité de l’inconnu et de ne plus être au centre. L’unicité comme vecteur de pensée nous oblige alors à ne plus voir le monde comme pourvoyeur de ressources, mais comme un tout infini englobant toutes les finitudes. Les ressources se trouvent alors partout, même en nous. Il n’y a pas de transcendance autre que dans l’immanence. Ce qui fait que la base de tout est appelée Dieu par Spinoza, la Nature par les uns voire l’Énergie par les autres. La substance de ce tout est là et tout ce qui n’est pas là traverse l’infinité et ne fait qu’un. Ainsi, face à la peur, il y a la joie. La joie de savoir qu’il n’y pas de différence entre COVID, environnement, univers, Nature et nous. Finalement, c’est Raoul Duguay qui avait raison : tôuttt est dans tôuttt [5] ».
J’imagine Spinoza et Lovecraft assis l’un en face de l’autre, à deux mètres de distance évidemment, et prenant le thé. L’un parle de la peur et l’autre de la joie, l’un de l’infiniment grand et l’autre de l’infiniment petit. Et, pourtant, ils parlent de la même chose : le Grand Tout. L’insondable immensité de la vie. La vie comme seule ressource qui compte.
Un thé au jasmin qui embaume la pièce.
Et puis Cthulhu qui sommeille sous leurs pieds…
Bonne lecture !
Jean-Rémi Dionne, rédacteur en chef
[1] Extrait de la chanson Tôuttt est ô bôuttt de Raôul Duguay.
[2] Morton, Timothy. La pensée écologique. Zulma essais, trad. Cécile Wajsbrot, 2019, p. 14.
[3] Ibid, p. 60.
[4] GIULIANI, Bruno. Le bonheur avec Spinoza-l’Éthique reformulée pour notre temps. Éditions Almora, 2017.
[5] Raôul Duguay révèle l’origine de l’expression « tôuttt est dans tôuttt » : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/medium-large/segments/chronique/40842/raoul-duguay-touttt-est-dans-touttt