Dans mon précédent éditorial, j’avais beaucoup exploré les textes et les idées. Il faut bien dire que, comme tout le monde, j’en avais le temps. Le confinement du printemps aura fait de la lecture un compagnon indispensable et des auteurs des compagnons dont on ne peut se passer : H.P. Lovecraft, Baruch Spinoza, Timothy Horton, sans oublier Mary Beard sur l’empire romain et sur le féminisme, la trilogie berlinoise, un peu de Chateaubriand et Houellebecq et Vanessa Springora et Paul Kawczak, et encore et encore. Une belle brochette de name dropping me direz-vous et je vous le concède. Je me suis bien rempli l’intellect en tout cas pendant ce fameux printemps 2020. Et puis, il y avait ce côté découverte du temps que nous pouvions organiser à notre goût. C’était pas mal ça aussi. Comme plusieurs personnes qui avaient la chance de ne pas être en première ligne, je me suis dit : « Vive le télétravail. Je peux faire une brassée de lavage et monter un Excel sur les budgets. Je suis plus efficace et heureux ainsi, voici la nouvelle organisation du boulot. » J’y ai cru dès le début. J’écris et j’ai oublié de mettre le linge à sécher. Donnez-moi une minute…
J’en étais où? Ah! Oui! La suite. Et puis ensuite, l’hiver frappant à nos portes ce qui s’était adouci se durcit. Nous revenons à une forme de cloisonnement après un court été d’espoir, mais celui-là il est différent. Il n’est plus exceptionnel et magique, il n’est pas la solution annoncée lors du premier confinement, il est obligé, la magie opère moins et tabasse un peu plus, parce qu’à empêcher les gens de se voir, c’est une sacrée partie de leur existence qui s’effondre. Ainsi donc, j’ai envie de porter un regard plus personnel et rétrospectif pour cette édition sur la notion de proxémie.
J’ai toujours secrètement idéalisé l’image du misanthrope. Le personnage se tenant loin des autres et préférant la solitude et la contemplation. C’est l’image du Rousseau de fin de vie parcourant les jardins du château d’Ermenonville. À une époque de ma vie, j’avais même prévu y fêter Noël. La majorité du temps, les gens que je croise au hasard sont pour moi un fardeau social insupportable, non pas insurmontable mais Ô combien ennuyant. Pourquoi? Parce que je leur porte peu d’intérêt. Comme à peu près tout le monde, j’aime en privé, je déteste en cachette et j’apprécie en public. Je suis certain que cela ne vous est pas étranger. Nous sommes tous d’excellents amis, parents et menteurs et le virus et le confinement sont venus chambouler un équilibre précaire entre nos degrés d’amour et de détestation. Je dois revoir, un peu comme tout le monde, mes balises de sociabilité et, pour y parvenir, repartir du début, et le début de cette histoire ne se situe pas au printemps dernier mais six mois plus tôt, alors que je m’effondre et sombre dans un épisode de burnout de treize mois. Dans mes lectures plus récentes, Yoga d’Emmanuel Carrère m’est apparu non pas comme une révélation mais comme une biographie fictive qui serait la mienne. Je n’ai pas la prétention d’inscrire le parcours de ma vie dans le sillage de ce grand écrivain, je ne me suis pas découvert une bipolarité, ni été interné ces derniers mois. Mais le récit réel ou halluciné de son effondrement et de sa lente reconstruction est un lieu familier. Tout comme lui d’ailleurs, je me permettrai ici une ellipse narrative beaucoup moins polémique que la sienne, je l’espère. Je ne parlerai pas de ce qui m’a fait basculer ou de ma santé mentale. Bien que ce dernier sujet soit d’une importance capitale, surtout en ces temps de grands bouleversements. Non, je parlerai de ce j’ai découvert sur l’empathie et ses méandres générationnels. J’ai appris ces derniers mois que j’étais un être social. Je l’ai appris parce qu’on m’a forcé à en prendre conscience à cause de la nature des événements.
Depuis tout petit, je suis réservé et timide. J’ai récemment mis la main sur mes bulletins du primaire. En effet, mes parents m’ont demandé de vider ma chambre d’enfant. Je m’adresse aux trentenaires et quarantenaires, plusieurs ont encore cette pièce presque intacte chez leurs géniteurs : des vieux posteurs, des chandails troués, quelques boîtes à papier d’impression remplies de n’importe quoi. J’ai mis la main sur tout cela et j’avoue avoir fait des découvertes révélatrices. Selon les analyses de la psychologue, lorsque j’étais au primaire, j’avais tendance à avoir beaucoup d’amis mais peu à la fois. Toujours selon ce rapport, j’avais, et je crois que j’ai encore aujourd’hui, cette tendance à garder une distance dans mes amitiés. Je demeure un solitaire de pensée et d’organisation. En public, j’ai l’exubérance de l’imposteur. En privé, j’ai toujours les mêmes doutes que l’enfant du bulletin scolaire. C’est peut-être la peur de l’engagement qui me caractérise. Je suis de la génération des quarantenaires insécures, qualifiés d’adulescents, qui traînent un c.v. de huit pages et qui ont pu bénéficier de programmes jeunesses jusqu’à 35 ans. Alors, lorsque tous les liens sociaux sont rompus, où trouver le réconfort?
Alors même que j’écris ces lignes, j’écoute l’album The Chopin project d’Òlafur Arnalds. Ce musicien islandais, je l’ai découvert durant ma maladie du début de mon errance jusqu’à aujourd’hui. En ce moment, c’est la pièce Reminiscence qui accompagne mes pensées. Et c’est d’ailleurs ce qui s’éveille en moi, des réminiscences. Platon y voyait l’éveil par l’âme des possibles latents, j’y entrevois un lieu où se trouvent des réponses. Je me souviens d’une lumière crue qui traverse les fenêtres. Je suis encore endormi mais je descends les marches en bois franc parce que je sais que je dois me lever. J’entends que mon père a mis un disque de Cat Steven sur le tourne-disque qui trône sur un meuble incontournable de notre maison. L’odeur des croissants me happe au milieu des marches. Ma mère et mon frère dorment encore, et je sais que je vis un moment unique : mon père, moi et Cat Steven. Je finis de descendre l’escalier et, en catimini, je me glisse vers la cuisine. Je vois mon papa de dos, athlétique comme le cycliste de compétition qu’il est à l’époque, préparer une pâte à crêpe. J’espère à ce moment ne pas le déranger dans son initiative dominicale de cuisiner un déjeuner au lit pour ma mère; sa femme. Car elle est sienne, et je ne sais pas à mon âge ce qu’est être amoureux. Pour moi elle n’est qu’une mère. Je m’approche sans bruit, mais il m’entend. Il se retourne et me voit. Silence, je suis intimidé. Un clin d’oeil et il m’invite à l’aider, Cat Steven joue Father and son, et il me prend dans ses bras. Dans la période la plus sombre de mon naufrage, alors même que mes réflexes sociaux les plus élémentaires s’étaient atrophiés, mon père m’a visité pratiquement tous les jours. Pas pour me parler de ce que je vivais ou me donner des conseils, mais pour prendre un café quelques minutes et m’apporter un truc à manger, être présent sans toutes les distances et les couches de vie qui nous font parfois oublier l’essentiel. Ces moments étaient crus, sans fard, comme la lumière de ce matin de mon enfance dorée. C’est dans le plus beau des instants et le pire moment de ma vie que je me suis senti le plus proche de lui.
Mes parents sont mariés depuis 45 ans, ils ont travaillé pour le même employeur toute leur vie durant, ils habitent la même maison depuis ma naissance. Des modèles assurément. Mais au moment de ma chute, c’était le fait d’une seule génération. L’inatteignable pour la mienne. Dans la solitude de mes combats face à l’injustice, je me retrouvais toujours à un certain moment au statu quo « boomerien ». OK Boomer!, l’expression d’une rupture sans équivoque, franche et nette. La pierre d’assise d’une vision générationnelle de l’une face à l’autre. Bien sûr, ce sont les boomers qui ont pris le contrôle et qui reproduisent des relations de pouvoir d’un autre temps. Comme s’ils voulaient encore faire la démonstration à leurs parents disparus qu’ils sont devenus des grandes personnes respectables. Ils se tournent du mauvais côté, ils tutoient la dictature et fréquentent l’oubli. Car ils ont oublié le fondement même de nos libertés et le combat qu’il est nécessaire de poursuivre pour les maintenir. Ils ont exploité jusqu’à la nausée la fracture avec leurs prédécesseurs. Repus de leur ignorance, ils nous abreuvent de leurs fake news et de leurs certitudes. Elle est loin l’empathie! Parce que les marqueurs de lieux, de mémoires et la proxémie présentent des enjeux référentiels de transmission générationnelle. Mon grand-père a eu onze enfants. Il a fait de son mieux ou de son pire, tout dépend du point de vue. Il existe toujours une rupture entre cette génération et leurs enfants qui ne sera jamais guérie. Mon grand-père n’a jamais pris le temps d’essayer de comprendre ses enfants, il n’a jamais mis de côté le contexte dans lequel il avait été élevé, la misère essentiellement, afin de valoriser les expériences de vie qui s’offraient à ses descendants et dont il était possiblement jaloux. À vrai dire, moi aussi je suis jaloux de ce que fut cette époque, de la possibilité qui était offerte à toute une génération de croire en un monde meilleur et d’y contribuer. D’une génération à l’autre, il faut dire que les contextes sont différents et que la perspective historique, même si elle est relative, joue un rôle majeur.
La distance émotive entre les boomers et la génération précédente est à elle seule un continent à explorer. Le XXe siècle a été un siècle de violence et de haine; le XXIe s’ouvre de bien male façon. Il nous incombe d’infléchir l’histoire, car nous en sommes les acteurs et, pour y arriver, nous devons mettre fin aux fractures et aux distances qui existent entre nous. Le monde est fractionné comme jamais et nous assistons à une polarisation sans précédent. Le machiavélisme est devenu la norme, même Machiavel en serait dégoûté! Nous vivons dans une ère qui rejette de plus en plus le dialogue. Si nous sommes ce que nous choisissons d’être, alors en tournant le dos à la raison et en acceptant l’inacceptable nous sommes tous coupables. Au printemps est apparu sur les réseaux sociaux l’expression « boomer remover » pour qualifier la pandémie de COVID-19. L’âgisme, la discrimination systémique tout comme la bêtise sont encore largement répandus, comme le souligne Stéphane Baillargeon dans un article du Devoir d’avril 2020. Il rapporte aussi les propos de la professeure des sciences de la santé, Sarah Fraser, qui affirme que cette crise est un tournant dans nos sociétés et que nous devons repenser nos liens avec le vieillissement.
Ma lente reconstruction s’est faite à partir de l’empathie de ceux et celles qui m’entouraient. Mais aussi de cette reconnection générationnelle avec mon père. La chute des barrières entre nous m’a fait prendre conscience que je suis un être social bien que solitaire. Que je suis sociable d’amitié et de génération et que j’ai le devoir d’abattre les limites qui me coupent de l’autre. Briser la solitude, renouer avec notre passé et notre présent. Parler, dialoguer, questionner et refuser le tout inclus. S’informer pour vrai. Inclure les exclus. Boomers, génération X, Millénariaux, Z et autres étiquettes devons mettre fin à la distance. C’est peut-être un des plus grands défis intergénérationnels de notre histoire contemporaine, à savoir sauver les autres, non pas en faisant acte de présence mais en s’ingéniant à faire tomber les murs de l’incompréhension et des stéréotypes par la simple force de l’empathie.
La distance est le pire des maux, sauf si l’on veut prendre du recul.
Bonne lecture,