Ce numéro est le fruit d’une longue réflexion de la part du comité de rédaction, nous avons en effet rencontré plusieurs embûches lors de nos discussions collectives ne serait-ce que pour le choix du thème. Malgré la place omniprésente du contrôle humain sur les différents aspects du vivant, il n’en demeure pas moins complexe de présenter une recherche croisant science, technologie et art sous le prisme de l’évolution du contrôle.
Bien que je sois moi-même extrêmement curieux et motivé par toutes ces recherches et expérimentations entourant le machine learning, deep learning, l’intelligence artificielle, les capteurs, la robotique et l’art numérique, au moment d’écrire ces lignes mes réflexions se tournent davantage vers notre blocage spiritualo-historique en tant qu’espèce dotée de « raison ».
Je crois d’ailleurs que nous vivons toujours dans l’illusion d’une humanité disposant de l’« esprit », lui permettant d’aborder tous les problèmes et d’élaborer toutes les solutions pratiques ou morales. Cette idée demeure extrêmement répandue, et cela, malgré les inlassables échecs quotidiens vécus par nos expériences passées. Nous sommes bercés par cet héritage mythologique selon lequel l’homme, « à l’image d’une entité divine située en dehors du monde, généralement nommée Dieu, est libre de faire des choix bons ou mauvais. Pour qu’il fasse de bons choix, il suffit de le convaincre que des intérêts supérieurs, moraux ou de simple survie, lui imposent d’éviter les choix contraires, qualifiés de mauvais choix. La puissance de son esprit le mettra à même de définir les bons choix et de se laisser guider par eux. La mise en œuvre de ces choix s’ensuivra d’elle-même[1] ».
Et donc, dans cette logique, la création technologique produite exclusivement par l’homme ne peut qu’être obéissante et n’imposer aucun comportement qui ne serait non conforme aux visées telles que définies par la raison humaine.
À ce titre, deux courants de pensée se tutoient actuellement en ce qui concerne le devenir humain : la posthumanité et la transhumanité. Le posthumanisme, proposé par l’essayiste français Jean-Paul Basquiat, est fort intéressant et oriente notre vision vers une analyse matérialiste de l’évolution « anthropomorphique » : les techniques transforment l’homme tout autant, et sans doute plus encore, que ce dernier ne les transforme. L’homme et la technique co-évoluent, selon la logique purement darwinienne du hasard et de la sélection. Ce que Jean-Paul Baquiast appelle, selon le titre de l’un de ses ouvrages, le « paradoxe du sapiens ». Un sapiens que l’évolution anthropomorphique pourra, dans les décennies prochaines, transformer en « posthumain ». Un être augmenté en phase avec les robots dotés de conscience engendrés par les recherches en matière d’intelligence et de conscience artificielles.
Toute cette construction réflexive le pousse à renommer ce qu’il situe aux croisements de l’humain et de la technologie comme un néoconcept de « l’anthropotechnique ». Son travail tend à démontrer que les capacités cognitives des systèmes anthropotechniques sont par définition limitées. « Les capacités cognitives sont le propre des systèmes disposant de l’équivalent d’un cerveau capable de mémoriser et d’associer les informations sur le monde perçues par les organes sensori-moteurs du système (animal, humain, robot autonome, groupe quelconque réunissant ceux-ci). »[2]
Les recherches actuelles font la démonstration que, même lorsqu’ils disposent des instruments d’analyses et de traitements des données les plus rapides et complexes, les systèmes anthropotechniques ne peuvent en tant que systèmes cognitifs se représenter le monde extérieur que dans la limite de capacité de ces divers outils. Mais notre monde est en constante évolutivité et il est infiniment plus vaste et complexe qu’il n’y paraît. Prenez le cas de Google par exemple, personne ne pourra contester le fait qu’il s’agisse d’une bête monumentale aux contours flous, un hyperobject comme dirait Timothy Morton, qui possède techniquement réponse à presque tout sans toutefois ne rien comprendre au monde qui l’entoure.
L’humain augmenté est bel et bien là. Croisant chaque jour les milliers d’années d’évolution dans un développement technologique accéléré. Cet humain de demain sera-t-il conscient de ses supers pouvoirs et quel rôle l’art et l’artiste joueront-ils dans cette transformation de notre espèce ?
D’un côté, le posthumanisme et ses principaux acteurs devraient s’inspirer de la position de John Dewey, qui considère l’art comme le produit de l’action intelligente permettant la découverte ou la création d’une réalité qui suscite une expérience. L’art comme expérience et la créativité comme modèle de développement pour nourrir la rencontre entre l’humanité et la technologie afin de coconstruire l’hominidé du futur. Sans le pouvoir de création et sans une capacité à générer des émotions.
Et de l’autre, le transhumanisme agit plutôt en mouvement culturel et intellectuel international prônant l’usage des sciences et des techniques dans le but « d’améliorer » la condition humaine, notamment par l’augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains. Les transhumanistes considèrent certains aspects de la condition humaine, tels que le handicap, la souffrance, la maladie, le vieillissement ou la mort, comme inutiles et indésirables. Ce mouvement se veut radical et ancré dans le positivisme technologique. À l’aube d’une crise écologique planétaire, les transhumanistes pensent davantage à développer une nouvelle forme de colonisation en utilisant les « possibilités » du développement spatial qu’à contribuer aux améliorations de notre planète. Pour l’instant, ils ne peuvent oublier qu’ils sont terriens, et peu importe leur géolocalisation dans l’univers, ils devront emporter avec eux les bases mêmes de leur existence; la biosphère et ses composantes.
Certains artistes explorent actuellement le devenir de l’humain et posent les bases d’un questionnement fondamental. Sommes-nous désormais pleinement maîtres de notre destinée ?
Après avoir exploré les multiples couches de notre quotidien et l’évolution de notre rapport au matériel, est-il possible d’imaginer ce qui constitue aujourd’hui la base de l’humain de demain ? Qui sommes-nous et que sommes-nous en train de devenir ?
Bonne lecture!
Patrick Moisan
[1] Jean-Paul Basquiat, Le Paradoxe du Sapiens : Êtres technologiques et catastrophes annoncées. Éditions Bayol, 2010.
[2] Jean-Paul Basquiat, Le Paradoxe du Sapiens : Êtres technologiques et catastrophes annoncées. Éditions Bayol, 2010.