L’objet impossible : un essai sur l’approche matérielle

Par Zone Occupée

Pierre-Olivier Tanguay – Détails de l’exposition CE QUI RESTE

Centre des arts de Chicoutimi du 6 au 20 mars 2022
©Paul Cimon

Pierre-Olivier Tanguay

Pierre-Olivier Tanguay est un artiste multidisciplinaire qui vit et travaille au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Sa pratique se concentre sur la sculpture, le dessin et l’installation. Dans ses œuvres, il sonde les mécanismes du mythe et s’intéresse à leurs potentiels autant esthétiques que symboliques. Le récit visuel devient, pour lui, le moyen de rassembler les fragments intelligibles que l’humain possède de la réalité. De cette relation conflictuelle entre le monde perceptible et physique, il fait naître des scènes polysémiques et truffées d’oppositions. L’artiste a participé à plusieurs événements artistiques, résidences et expositions collectives dans différents centres d’artistes au Québec. En 2018, il a présenté sa première exposition solo Représailles au Centre SAGAMIE d’Alma et y a lancé le livre-objet TRACES D’ATELIER : Un commissariat écrit et visuel de Pierre-Olivier Tanguay de l’artiste Cindy Dumais et édité par LaClignotante. 

Yanik Potvin

Yanik Potvin est détenteur d’un certificat en biologie de l’Université du Québec à Montréal, d’un baccalauréat en anthropologie spécialisé en ethnolinguistique de l’Université de Montréal ainsi que d’une maîtrise en arts visuels de l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a travaillé comme archéologue professionnel entre 2004 et 2018. Depuis 2012, son travail a été présenté dans plusieurs régions du Québec, en Alberta, en France, en République tchèque, en Suède, en Grèce et aux États-Unis. Ses œuvres se retrouvent dans les collections de l’Université du Québec à Chicoutimi, du Kohoutov Ceramics Studio en République tchèque, du centre Medalta en Alberta, du Musée des Maîtres Artisans du Québec, ainsi que dans plusieurs autres privées. Il est membre fondateur du groupe META (2019), axé sur la recherche en céramique. Depuis 2014, il est chargé de cours au département des arts, des lettres et du langage (DALL) de l’UQAC. Il est actuellement doctorant en études et pratiques des arts à l’UQAM. Il vit et travaille à Hébertville, Québec.

L’objet impossible : Un essai sur l’approche matérielle

 

Par Pierre-Olivier Tanguay

sous la direction de Yanik Potvin

Du 6 au 20 mars 2022 était présentée, au Centre des arts de Chicoutimi, l’exposition CE QUI RESTE, de l’artiste chicoutimien Pierre-Olivier Tanguay. Fruit d’un travail collaboratif avec le chercheur Yanik Potvin et le Centre de production en art actuel TOUTTOUT, les œuvres exposées s’inscrivent dans un projet, initié en 2019 dans le cadre de l’entente de partenariat territorial du Saguenay-Lac-Saint-Jean, soutenu par le Conseil des arts et des lettres du Québec et la Ville de Saguenay.

Alliant technologies numériques et techniques traditionnelles, les pièces composant CE QUI RESTE auront évolué à travers différentes étapes décisives tout en générant de nombreuses découvertes et des pistes de réflexion fascinantes sur les plans techniques, plastiques et théoriques.

Exposition

Dès l’entrée dans la salle d’exposition du Centre des arts, l’attention des visiteurs est attirée par des artefacts sombres issus de techniques mixtes de céramique cuite au bois jonchant une grande table. Surplombant ces objets, une étoile blanche et dorée, composée de bombes en porcelaine, chapeaute mystérieusement l’exposition. Au mur, appuyée sur son faîte, une gigantesque croix brûlée à trois branches semble attendre patiemment. À la hauteur du regard, d’autres objets iconiques ainsi qu’une série de pieds noirs évidés, déposés sur des tablettes, nous transportent dans un espace interstitiel, prisonnier des matières autant que des formes qu’elles épousent et imitent.

L’objet impossible

Avec CE QUI RESTE, Tanguay nous amène à réfléchir par l’observation à la facture de ses composantes, à comment elles sont faites. On peut penser à l’action de façonner et de fabriquer à travers de multiples lentilles jouant sur notre regard, nous plongeant dans des perspectives différentes, teintant ainsi les relations que nous percevons dans le flux d’information nous inondant lorsque nous observons le réel.

À l’égard du travail réalisé par Tanguay pour plusieurs pièces de l’exposition, deux de ces lentilles retiennent l’attention : l’hylémorphisme (de hyle-, signifiant matière et -morphe, forme) et la morphogénèse (de morphe-, forme et –genèse, formation).

Toutes deux portent un regard singulier sur notre façon d’apprécier la matière transformée, à travers des gestes la façonnant de diverses manières. Si l’une est concernée par la transition entre l’idée de la chose et son actualisation dans la matière, l’autre se concentre sur les façons qu’a la matière de devenir une forme, naturellement ou artificiellement. Il serait donc parfaitement naturel de les opposer, leur réconciliation semblant impossible de prime abord, car envisageant la création à sens contraire. Il est vrai que l’esprit tel qu’il est construit n’apprécie pas que des mécanismes opposés puissent fonctionner simultanément et de concert. Pourtant, dans l’exposition CE QUI RESTE, Tanguay nous présente des œuvres permettant de concevoir cette cohabitation.

 

Pierre-Olivier Tanguay – Détails de l’exposition CE QUI RESTE

Centre des arts de Chicoutimi du 6 au 20 mars 2022
©Paul Cimon

 

Hylémorphisme

L’hylémorphisme est une construction de la société occidentale et industrielle, en plus d’être un héritage de la pensée aristotélicienne structurant encore à ce jour nos sociétés et leurs procédés de fabrication. Elle soutient que l’objet est constitué de la rencontre entre la forme et la matière, reproduisant cette opposition fondamentale entre l’acte et la puissance, présente dans la métaphysique d’Aristote. Dans ce rapport, la forme donne à l’objet sa qualité essentielle, son être propre. La matière quant à elle n’est vue que comme une potentialité que la forme viendra fixer pour lui donner essence. (Zarader, 2015)

Lorsqu’on rapporte ce principe à la création artistique, on aborde une relation où l’esprit dicte à la matière une forme afin d’en faire une œuvre. La matière n’étant qu’un parmi plusieurs véhicules pouvant donner vie à l’idée, on conçoit alors la création comme étant un acte démiurge de l’Homme sur la matière et les matériaux s’offrant à sa volonté.

La création d’une œuvre se déroule généralement en deux étapes, l’idéation et la réalisation. La première est l’action intellectuelle faisant réellement naître l’œuvre. La seconde, celle des gestes qui réalisent l’idée, n’est dans la logique hylémorphique qu’une simple formalité. On conçoit la création comme une idée et une manière d’y arriver, les propriétés de la matière n’étant que des contraintes à considérer lors de la réalisation.

Difficile d’imaginer autrement la mise en œuvre d’une proposition en dehors de ce schéma. Le travail de Tanguay n’y échappe nullement. Remontant à la base du projet de recherche-création soutenant l’exposition, la volonté de l’artiste était celle d’une idée d’œuvre et d’une démarche pour la concrétiser. Les formes imaginées par les différentes matières étaient déjà établies, le projet s’inscrivant à sa source dans un procédé de prototypage propre au design industriel.

PROCÉDÉS DE FABRICATION

L’emploi d’outils numériques s’est présenté à l’artiste comme une nécessité pour la réalisation des pièces de CE QUI RESTE, étant pour lui les étendards d’une production industrielle teintée par la dichotomie de l’hylémorphisme. Par l’utilisation de modèles numériques, de machines-outils (CNC) et d’autres appareils de prototypage, Tanguay a tenté, dans une certaine mesure, de se substituer à des moyens et à des savoir-faire plus conventionnels, pour réduire la distance idée/forme.

Fondamentalement, les outils ont pour but de permettre aux êtres vivants de dépasser les limites de leurs corps. Rapportant la notion d’outils au faire, ils permettent d’amplifier le pouvoir d’influence de l’idée sur la matière, simplifiant tout en rendant plus efficace, précise et productive la phase de réalisation. Cependant, en gagnant en efficacité et en précision, l’artiste s’éloigne d’un contact rapproché avec la matière, perdant dans le processus numérique une potentialité de transformation plus intuitive.

 

Pierre-Olivier Tanguay – Détails de l’exposition CE QUI RESTE

Centre des arts de Chicoutimi du 6 au 20 mars 2022
©Paul Cimon

MORPHOGÉNÈSE

Une deuxième approche, tirée de la biologie, est transposée à la création : celle de la morphogénèse, soit des processus de conception inspirés des dynamiques de genèse naturelle. On retrouvera des exemples de morphogenèse dans les sociétés animistes autant que dans les secteurs technologiques complexes, tels la recherche-développement de nouveaux matériaux ou l’ingénierie biomimétique. À noter ici qu’il est question d’artefacts produits via des procédés non pas ancrés dans un mimétisme naturel, mais utilisant plutôt des mécanismes apparentés au développement de nouvelles formes de vie dans le monde naturel. Dans cette logique, on conçoit une morphologie singulière où les frontières se fondent entre la forme et la matière et deviennent inexistantes. L’être n’est pas une entité indépendante de son environnement, il est au contraire constamment modelé et remodelé par lui, et inversement (Gay, 2018).

Appliqué à la création, projetant que les frontières entre l’esprit, le corps et la matière sont des limites bien moins définies que ce qui est traditionnellement reconnu, le flot d’informations et de gestes, au contraire d’être unidirectionnel – de l’esprit vers la matière – devient alors un dialogue évolutif complexe entre les éléments impliqués.

L’énergie transmise dans le geste de modeler la matière n’est pas seulement celle de l’esprit conscient, mais aussi celle de notre corps en relation aux propriétés des matériaux. Il n’a pas été nécessaire à l’homme d’attendre la compréhension chimique des pigments pour les mélanger. Au contraire, il existe une compréhension très intuitive, presque viscérale des phénomènes. Cette connaissance innée de la physique est un héritage évolutif que l’on entretient constamment en interagissant dans notre environnement. Dans cette relation, ce ne sont plus des interactions que le praticien entretient avec la matière, mais plutôt une correspondance. (Ingold, 2016)

 

Pierre-Olivier Tanguay – Détails de l’exposition CE QUI RESTE

Centre des arts de Chicoutimi du 6 au 20 mars 2022
©Paul Cimon

 

COHABITATION DES DEUX APPROCHES

Tanguay pensait au départ pouvoir extraire une forme numérique sans interférences, pour la traduire en objet tangible. Or, la perfection numérique n’étant possible que dans son existence virtuelle, l’artiste s’est vite retrouvé confronté aux forces vives de la matière, se butant à la “volonté” propre de l’argile.

En effet, les tangentes respectives de l’esprit et de la matière ont commencé à s’écarter dès les phases de modélisation et de réalisation des moules. Les premières divergences observées n’ont pas été considérées comme une manifestation de la matière. Elles étaient pour l’artiste des imperfections, des anomalies qui disparaîtraient avec l’affûtage du procédé.

Dans le processus d’obtention des tirages provenant des moules, étape nécessitant le coulage de barbotine dans des formes de plâtre, la manifestation d’une résistance a été immédiate. L’argile possédant sans équivoque sa volonté propre, les tentatives d’obtenir des tirages parfaits, ne se sont finalement traduites qu’en étrangetés déformées.

Il aurait été naturel pour l’artiste d’écarter ces tirages imparfaits afin de récupérer la précieuse argile pouvant resservir à de nouveaux coulages. La préservation de ces incidents a permis aux objets encore humides et malléables de figer en gardant la trace pétrifiée d’une argile refusant l’ultime emprise des moules. Ayant gardé un semblant de forme, ces objets rescapés, avec le temps, sont devenus des constructions plus complexes, du fait de ce dialogue entre l’intention de l’artiste et celle de la matière. Pour lui, c’est l’idée qui nous fait agir, mais c’est par le « faire » que nous pensons. L’action et la pensée deviennent alors indifférenciables lorsqu’on réfléchit à l’intention (Ingold, 2016).

La vraie ligne de faille est apparue lorsque l’argile a été soumise aux intempéries du feu. La cuisson céramique est un point de non-retour : la matière ne peut revenir à ses propriétés initiales une fois cuite. Il existe bien des méthodes de cuisson céramique avec une plus grande forme de contrôle, mais certaines plasticités ne peuvent être obtenues que par la cuisson traditionnelle au bois. Dans ce type de cuisson, le céramiste doit passer par une forme d’abandon, n’étant plus en contrôle des poteries placées au milieu du tombeau enflammé qu’est le four. L’évolution de la matière à ce stade devient une complexe interaction entre tous les éléments. Le rapport de force entre la matière et le créateur se retrouve débalancé. Le feu est une troisième force en jeu, que l’artiste nourrit : il confie momentanément la forme et la matière aux flammes.

Le feu étant toujours décrit avec les attributs du vivant, il s’inscrit comme un excellent exemple d’un élément où s’installe un dialogue, car sa réponse est immédiate. Bien que toute matière se meut perpétuellement, le feu le fait sur une échelle de temps rapide et incontrôlable. C’est donc à cet élément présent dans presque toutes les cultures que le céramiste fait offrande.

Sont-ils vraiment des accidents ou une manifestation, une addition entre les mouvements de l’argile, du feu et de l’artiste, ces objets déformés, déchirés, mais possédant toujours un semblant de l’empreinte des moules? Sont-ils ce dialogue, cette frontière diffuse entre les volontés?

Les traiter comme des rejets ou des aberrations était une avenue simpliste. Au contraire, l’artiste a choisi d’assumer sa relation avec la matière comme un dialogue permettant l’apparition de nouvelles formes. Ces dernières, inconnues de l’artiste à la genèse du projet, devenaient possibles grâce à une compréhension plus complète de la matière, acquise à travers cet échange.

 

Pierre-Olivier Tanguay – Détails de l’exposition CE QUI RESTE

Centre des arts de Chicoutimi du 6 au 20 mars 2022
©Paul Cimon

SYNTHÈSE

Le créateur interagit avec la matière à chaque phase du processus créatif : concevoir dans son intégralité la complexité des éléments et des réactions avec lesquelles il compose est colossal. L’interaction directe avec la matière et la place privilégiée qu’il occupe dans sa manipulation lui permettent une compréhension qui serait impossible s’il était campé dans l’unique position d’observateur. C’est dans cette relation qu’on perçoit le modèle de la morphogenèse dans le processus créatif. De cette rencontre, réside un potentiel infini de formes et de matérialités encore inconnues.

Les procédés issus des techniques industrielles ne sont pas prisonniers du schéma hylémorphique, tout comme les procédés artisanaux ancestraux ne sont pas limités à des modèles de création de la morphogénèse. Cette relation sera plutôt définie par l’approche que l’artiste prendra en lien avec la matière.

Lorsque l’on s’arrête aux œuvres présentées dans CE QUI RESTE, impossible de nier la cohabitation de l’hylémorphisme et de la morphogénèse. Véritable amalgame de fantasmes de conception ainsi que d’objets à l’origine inattendues, de produits déformés et carbonisés déviés de leur forme initiale, chaque item de ce tout possède désormais sa propre histoire, devenant une entité à part entière.

L’objet impossible n’est donc pas impossible à concevoir, ni à fabriquer. Il est impossible parce qu’il est voilé au départ et ne se révèle à nous que par un dialogue assumé, prenant en considération tout ce que la matière offre comme réactions.

« Le schéma hylémorphique correspond à la connaissance d’un homme qui reste à l’extérieur de l’atelier et ne considère que ce qui y entre et ce qui en sort ; pour connaître la véritable relation hylémorphique, il ne suffit pas même de pénétrer dans l’atelier et de travailler avec l’artisan : il faudrait pénétrer dans le moule lui-même pour suivre l’opération de prise de forme aux différents échelons de grandeur de la réalité physique. » [Simondon]

Références

(1) Gay, F. (2018, 03 31). L’imagination réaliste et l’idéation des artéfacts d’après Gilbert Simondon : eidogenèse et morphogenèse. « IMAGINATION » – 37ème congrès de l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue Française, pp. 1-9.

(2) Golsenne, F. C. (2019, 12 19). Pour une anthropologie de la création. Images Re-vues, p. 1 à 19.

(3) Ingold, T. (2016, 04). Les matériaux de la vie. Multitudes, p. 51 à 58.

(4) Simondon, G. (2005). L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information. Grenoble: Éditions Jérôme Milon.

(5) Zarader, J.-P. (2015). Les grandes notions de la philosophie. Ellipses.

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