L’art est un mode de survie.
Fascinée par les objets miniatures et la vie des fourmis, lorsque j’étais enfant, j’aimais me croire omnipotente et m’imaginer dirigeant un monde minuscule peuplé d’êtres lilliputiens laissant leur sort entre mes mains. Ma jeune tête inventait des histoires me donnant l’illusion de contrôler un univers que je recréais chaque jour, celui qui m’entourait échappant déjà à mon entendement tant il me semblait insaisissable. Si l’évasion de mon cerveau m’aura permis de m’élever au-dessus des limites temporelles et spatiales, la réalité m’a vite rattrapée et ramenée sur terre. Plus qu’une nécessité, une façon de voir les choses, c’est en intégrant peu à peu toutes les formes d’expressions artistiques au cœur de mon quotidien que la création, et ses nombreuses déclinaisons, s’est avérée un antidote pour survivre. Mais aussi un moyen d’accéder à certaines « vérités », auxquelles on ne peut passer outre, pour les rendre un peu plus tolérables en les abordant d’un angle différent.
La volonté des terriens de tenter continuellement de « refaire le monde » a souvent un moindre effet sur le réel. Mais en refusant de consentir à une planète qui craque de toutes parts, et au grand sentiment d’impuissance que cela procure, certains artistes provoquent une réflexion profonde sur notre devenir collectif. Leurs multiples variations sur un même thème, mariant parfois l’utopie à l’utilitaire ou la philosophie à la science, deviennent ainsi un acte de résistance pacifique, initiant des remises en question pragmatiques mais essentielles. Mais au-delà de l’élémentaire monstration, ces apparences de « solutions faciles » cachent la plupart du temps des mécanismes dialectiques subtils et astucieux qui nous font entrer en résonance avec nous-mêmes. En écho à son appartenance à sa société, et donc à son époque, le créateur met alors son art au service d’une cause plus grande que lui et pose, grâce à des subterfuges séduisants, des interrogations cruciales pour lesquelles il n’a pas de vraies réponses mais qui méritent d’être partagées.
Les habitats écofictionnels et modulaires de Daniel Corbeil sont un exemple convaincant de ce stratagème créatif, pétri de ludisme, qui en dit bien plus qu’il n’y paraît de prime abord. Né à Val-d’Or en Abitibi, le bricoleur de microcosmes autarciques patente, au fil des années, des maquettes à usage domestique de plus en plus abouties et pénétrables, sortes de croisements entre installation, sculpture et photographie empreintes de poésie autant que d’objectivité. Préoccupé par la transformation rapide que la présence humaine impose à la nature, celui qui a vécu sur un territoire refaçonné par l’industrie minière crée des modèles réduits éventuellement habitables, objets esthétisés et organiques qui leur mettent en pleine face les enjeux de survie menaçant ses contemporains. En effet, si ces structures complexes et soi-disant autonomes dépassent la sphère artistique, en proposant de séduisantes refuges de survivance face à l’issue inévitable de notre civilisation, nous ne sommes pas dupes. Ces architectures protectrices et sans réel avenir, bidouillées à partir de matières récupérées et recyclées, plutôt que nous procurer un sentiment de sécurité, interrogent de toute évidence notre capacité à réfléchir adéquatement aux nécessaires adaptations dont dépendra la « restauration » des écosystèmes. Car c’est du sauvetage de la biodiversité dont il est question ici, et donc des humains, désormais aux prises avec une succession de catastrophes « naturelles » inexorables, documentées par un discours défaitiste et pléthorique.
Mais face à la menace, les êtres vulnérables que nous sommes se réfugient souvent du côté de l’indifférence et regardent ailleurs, réflexe légitime qui nous permet de nous évader d’une actualité trop angoissante, ultime refuge nous coupant d’un trop plein d’informations à [di]gérer.
La menace de l’anéantissement de la vie sous toutes ses formes, et le risque accru de mort, en temps de guerre ou d’épidémie par exemple, c’est bien connu, augmentent le potentiel narratif des artistes, et les nouveaux récits qui en résultent se matérialisent en métaphores attrayantes qui exigent qu’on s’y attarde. En suggérant l’autosuffisance, en réponse aux désastres imminents liés à l’environnement, certains « visionnaires d’ateliers » ont des visées plus ambitieuses que la simple leçon de sauvetage individuel. À cet effet, Daniel Corbeil revêt volontiers les habits de l’homme de science, et partage la même soif de découverte tant sa recherche est rigoureuse, et les titres de ses inventions écologiques évoquent le respect : Dispositifs de paysages (2004-2008), révélant les dessous de ses simulacres de nature, ou Laboratoire climatique (2004 à 2009), ayant pour sérieux objectif de reproduire les transformations relatives aux dérèglements météorologiques que subissent les territoires nordiques. Son Étuveuse climatique en particulier, sorte de métaphore ludique qui ambitionne, grâce à des moyens rudimentaires, de mesurer rien de moins que les conséquences délétères du réchauffement planétaire. Mais comme en fait foi Paysage en roulement, une réalisation de 2007 imitant le mouvement du ciel et de la terre, c’est à travers une lentille déformante qu’il désire probablement que nous trouvions notre propre point de vue sur les choses. Tel un passeur au service d’une introspection féconde, il nous conduit de l’impuissance à la réflexion, nous gardant captifs le long du voyage qu’aura déclenché notre curiosité inassouvie, mais nous abandonne seul sur la rive du doute. Il incombe alors au spectateur, devenu participant malgré lui, de juger de la véracité des ces appareillages inouïs et de dénicher les stratégies intellectuelles qu’ils dissimulent.
S’ils sont copiés sur le réel, ces minutieux laboratoires fonctionnent vraiment et possèdent des dimensions accessibles que l’œil, à première vue, est certes capable de cerner mais que l’entendement n’est pas certain de saisir.
Ainsi, toujours s’il le veut bien, le privilégié observateur aura-t-il le loisir d’opérer un transfert et d’exercer un jugement, le plus lucide possible, afin de poser un regard différent sur notre mode de vie actuel et ses inévitables répercussions sur notre écologie. Et d’aller plus loin que les idées reçues.
La plus récente installation du survivaliste patenté offre des pistes intéressantes d’interprétation. Serre écologique ou bunker « futuriste » à échelle modifiée, Module de survie : une échofiction (2017-2020), est imprégné d’un pouvoir évocateur inépuisable et tombe juste à point dans notre présent pour parler de notre futur. L’appareillage modulaire, sorte de poumon artificiel développé avec l’idée du recyclage et de l’autonomie, propose une alternative idéale à nos maisons énergivores, l’autarcie, vieux concept mille fois repris dans l’Histoire universelle, intérêt ravivé par la menace environnementale et le confinement que l’on sait. On voudrait bien s’abriter dans ce magnifique cocon et y séjourner, l’endroit est lumineux, invitant, un écrin de protection sécuritaire et à notre dimension. Mais qu’advient-il du reste du monde si l’on fait de soi une île, un repli, de la démographie mondiale galopante, des populations défavorisées, des écarts sociaux, des injustices flagrantes et autres impératifs universels? Si l’aventureuse proposition d’autosubsistance est décriée par certains, d’autres en ont fait une solution parfaite, en réponse à un système économique et politique motivé par le profit et qui tarde à se remettre en question et poser des gestes concrets. Mais tout ceci est-il réaliste? L’idéal est-il, pour sortir de la souffrance et de la peur, d’isoler les individus dans des bulles autosuffisantes en les déconnectant les uns des autres? Permettez-moi d’en douter. Il vaudrait sans doute mieux miser sur deux des principaux piliers des sorties de crise : l’intelligence collective et l’empathie, des « habiletés humaines » qui ne courent pas les rues ces temps-ci. Mais ça, c’est un tout autre sujet, et des plus complexes…
Tout ce que voit l’artiste, est surchargé de force, de sorte que ses objets deviennent miroir de son pouvoir – de sorte qu’ils soient des reflets de sa perfection. Cette transformation en perfection est l’art.[1] Quand on baigne dans les actualités indubitables de notre contemporanéité, il est difficile d’échapper à ce questionnement fondamental qu’on appelle angoisse existentielle. La survie de l’humanité place donc l’être pensant face à sa propre finitude, sa solitude, à la recherche d’ancrages solides qui donneront du sens à son existence. Si l’expression artistique n’est pas la panacée, certaines œuvres, comme celles de Daniel Corbeil, le déstabiliseront suffisamment, on peut l’espérer, pour apporter un peu de profondeur à sa pensée et le contraindre à raisonner le moindrement. Mais à l’intérieur de ce spectacle dystopique que constitue l’éventuel sauvetage de nos vies confortables, c’est avant tout notre capacité à rêver que l’imaginaire de la survie convoque ici, la « folle du logis », sa pérennité, cette faculté que possède l’être humain de se soustraire par la pensée au monde physique. Ce libre arbitre est une stratégie rentable qui nous permet un temps d’apprivoiser notre réalité, nous qui voulons durer à tout prix, et d’inventer chaque fois quelque chose de plus grand que notre destin. Plutôt parfois que d’envisager des solutions concrètes et collectives aux vrais défis qui nous attendent. Mais, ça aussi, c’est une autre histoire…
[1] Nietzsche, Écrits sur l’art.