LES CHEMINS DE TABLES DE CLAUDIE GAGNON

Par Zone Occupée

Claudie Gagnon vue par Christine Martel

Originaire de Montréal, Claudie Gagnon, artiste multidisciplinaire autodidacte active depuis plus d’une trentaine d’années, vit et travaille à Québec.
Sa pratique se déploie sous plusieurs formes : installation, tableau vivant, sculpture, vidéo, photo, food art, collage et art intégré à l’architecture. Son travail est présenté autant dans les lieux voués à l’art – centres d’artistes, galeries, musées, théâtres – que dans des endroits choisis pour leur potentiel à stimuler la création d’œuvres in situ (grange, jardin, usine, église désaffectée, appartement voué à la démolition, etc.). Elle recycle tant des objets d’usage courant que des concepts, des œuvres plus ou moins notoires de l’histoire de l’art, en plus de s’intéresser aux empreintes visuelles et sonores qui forment notre culture savante et populaire. Ses créations sont empreintes de ludisme et de poésie, à la fois ravissantes et inquiétantes, elles provoquent l’enchantement et le malaise, hésitent entre l’ordinaire et l’extraordinaire. On y retrouve des éléments périssables, comme des aliments ou des végétaux, expression des cycles de la vie et du travail du temps sur toutes choses.

Après des études en art et en littérature, Christine Martel n’a jamais pu choisir et s’est promenée jusqu’à aujourd’hui entre le monde des lettres et celui des arts visuels, entre autres grâce à l’enseignement du français et l’écriture. Son implication sur des conseils d’administration de centres d’artistes et sa participation à l’édition de plusieurs ouvrages d’artistes actuels au Centre SAGAMIE lui ont permis de côtoyer les réalisations et la réflexion de nombreux créateurs bien en vue. Son immersion dans le milieu foisonnant de l’art contemporain lui a inspiré des textes critiques ou de création qui ont été publiés dans des revues québécoises et européennes ou sur le web. Son propre travail de création, sous forme d’écrits à contraintes élaborés comme une matière plastique, l’a amenée à fréquenter la scène du slam et à collaborer à plusieurs évènements culturels, aussi en ajoutant sa vision personnelle à des projets de groupes. Si l’écriture prend de plus en plus la place qu’elle mérite dans sa vie, elle s’intéresse désormais à l’édition d’art comme coordonnatrice, rédactrice ou réviseure, entre autres auprès de la revue Zone Occupée, et contribue le mieux qu’elle peut à la promotion des arts sous toutes leurs formes que ce soit en musique, théâtre ou littérature, par exemple en animant des discussions et des ateliers thématiques. Elle est membre de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES).


 

Organiser un banquet, c’est inviter des individus privilégiés à se regrouper autour d’une table bien mise afin de partager une nourriture exceptionnelle et en bonne compagnie, ceci dans un certain cérémonial. Pour les convives qui acceptent la convention, c’est respecter un protocole particulier possédant ses propres règles. Mais il suffit d’un geste déplacé ou d’un mot de trop pour que tout le monde perde sa contenance et que le clinquant dégringole en cascade. On assiste alors à un enchaînement d’actions inopinées menant à un sommet inattendu de désorganisation, allant parfois jusqu’à l’autodestruction, thématique que bien des créateurs ont exploitée ou tout le moins évoquée dans leurs œuvres les plus connues.

Le Banquet de Platon par exemple, écrit aux environs de 380 av. J.-C., auquel nous renvoie spontanément le terme, « fête mondaine » constituée d’une longue série de discours philosophiques sur la nature et les qualités de l’amour et du désir, forces opposées bien que complémentaires qui nous entraînent inévitablement dans le tumulte du monde; le tableau Le Repas de noces, du peintre de la Renaissance Brueghel l’Ancien, symbolisant le partage, l’amour mais également l’excès, montré par la quantité des plats sur la table et des cruches vides au premier plan; ou le film La grande bouffe de Marco Ferreri, en 1973, mettant en avant sexe, scatologie et nourriture, miroir grossissant et fataliste de la décadence d’une certaine bourgeoisie de l’époque. Beaucoup plus près de nous Jean-Jules Soucy, illustre artiste de La Baie, avait traité à sa façon le phénomène de société insoutenable de la surabondance dans son inoubliable Bouffons, au CNE de Jonquière en 1995, 250 alléchantes pâtisseries élégamment étalées sur une très longue table d’apparat, élaborées à partir de pelures d’oignons et de chaussettes.

À bien y penser, toute création ne porte-t-elle pas en elle-même l’éventualité de sa propre déchéance, nous renvoyant à l’idée bien contemporaine
d’« obsolescence programmée [1] »?

Lors d’un banquet artistique auquel nous étions conviés comme spectateurs, au début des années 2000 au Lobe de Chicoutimi, j’assistais pour la première fois à une performance de Claudie Gagnon. Inconfortablement assise sur ma chaise droite au milieu d’un public captif, voyeuse, j’ai regardé se faire et se défaire ce repas inouï qui s’éternisait. Durant des heures les interprètes, au départ apathiques et tous vêtus de blanc, installés à une longue table garnie de fleurs et recouverte d’une nappe immaculée rappelant la dernière Cène, se sont peu à peu animés. Jonchée de denrées abondantes disposées dans de la vaisselle transparente, d’extravagants lustres fabriqués de ces mêmes récipients recyclés miroitaient en suspend au-dessus des convives silencieux. Les participants prenaient tout à coup conscience de la présence de leurs voisins immédiats, l’immobilité ayant progressivement cédé la place à des échanges subtils pour produire, un petit geste à la fois, un crescendo visuel menant à un paroxysme d’interactions saisissantes. Dans une confusion étonnante, la scène culminait vers un chaos indescriptible où les acteurs avaient fini par se vautrer dans la bouffe et les végétaux qu’ils se jetaient allègrement au visage à pleines poignées. Rappelant le « food art » de Daniel Spoerri, courant artistique plus statique apparu dans les années 1960, ce tableau vivant ferait partie d’un grand nombre d’interventions, incluant souvent leur propre destruction, qui allaient ponctuer le singulier parcours de l’artiste et alimenter notre réflexion. Festins éphémères, montages exorbitants ou vidéographies performées en temps réel, transportées dans le médium filmique ou théâtral; les œuvres, déclinées depuis de multiples manières, contribuent à enrichir une critique des plus pragmatiques sur notre société de consommation et ses dérives.

C’est donc en 2011, à la Triennale du Musée d’Art Contemporain de Montréal, que je retrouve l’artiste multidisciplinaire et ses ouailles. Au milieu des nombreuses propositions de l’évènement d’envergure, je découvre avec plaisir une vidéo de 20 minutes, ravissante et pourtant troublante, intitulée Tableaux. Seule dans la petite salle, je m’installe volontiers devant l’écran animé et des personnages, souvent grotesques, que j’ai l’impression d’avoir déjà vus y prennent vie : figures religieuses du Greco ou femme à barbe de Ribera, créatures humaines issues des univers étranges de Jérôme Bosch, Otto Dix ou Edvard Munch, empruntant dans une ironie singulière les codes d’une histoire de l’art instituée. La perversion des œuvres célèbres me garde captive, le temps que se déploie la monstration. Les mimiques au départ stoïques et familières deviennent peu à peu inquiétantes, les têtes d’outre-tombe sombrent l’un après l’autre dans un genre de démence où se mélangent envoûtement et folie. Je m’extirpe alors de la séance, tiraillée entre ravissement et inconfort. La satire déjantée de ce défoulement visuel fera émerger en moi une pluralité d’interprétations qui, de prime abord, me donneront le tournis. Pour me faire réfléchir, par la suite, aux turpitudes du temps qui passe et au paradoxe des choses figées.

Quelques années plus tard, en 2014, plusieurs des thématiques de l’amphitryonne se retrouveront dans Le Banquet, au Musée d’art contemporain de Montréal, une mise en place monumentale imaginée selon les règles de l’art culinaire, en collaboration avec le chef Pierre Normand de Québec. Tableaux de maîtres anciens, natures mortes, vaisselles étincelantes composeront ce festin pantagruélique que 160 convives dévoreront en quelques heures, dans une bacchanale digne des ripailles les plus mémorables. Durant la soirée, les gourmets et autres amateurs d’art étaient invités, à leur insu, à vivre une expérience sensorielle surprenante. Dans un jeu manipulant les perceptions, la dégustation, la déambulation d’un plat au suivant, le toucher et la cueillette des denrées ne correspondaient pas à ce qui était mis en évidence. En effet, des subterfuges à s’y méprendre avaient parfaitement imité l’apparence des alléchantes nourritures absorbées debout. C’est en attaquant les mets qu’on constatait, avec surprise ou dégoût, que l’aspect, la saveur et la texture des jambons, volailles, huîtres et bigorneaux, pains, brioches ou fromages avaient été pervertis.

La transformation des aliments étant ici littéralement matérialisée, ce passage ininterrompu d’une forme à la suivante qui fait que,
en bout de ligne, nous ne savons plus vraiment
ce que nous ingurgitons.

J’ai découvert une installation de la prolifique créatrice par hasard, en 2018, lors d’une visite de courtoisie au Musée de Joliette. Réalisée dans le cadre de la Politique d’intégration des arts à l’architecture, fixée au-dessus de l’escalier menant au toit de l’édifice, l’œuvre composite faite de centaines d’objets en verre et en cristal avait capté mon regard. Le mobile reconnaissable attrapait la lumière dans l’espace en se projetant à l’infini, grâce à un miroir posé au plafond nous intégrant parfaitement à l’ensemble. L’effet était saisissant, pourvu qu’on daigne lever les yeux au ciel. Parfaitement adaptée à son environnement, Collections, le temps suspendu reste visible la nuit, à partir de la rue, puisqu’un éclairage a été conçu à cet effet. Figée dans le temps, la suspension est une mise en abîme de la mission première d’un musée qui, année après année, accumule et sédimente les œuvres et artéfacts. Une fois de plus, grâce à ses compositions pléthoriques esthétisées, la rabibocheuse interpelle l’imaginaire et ravit tout en faisant réfléchir sur la nature et la fonction de l’art et ses institutions.

On dit du travail de Claudie Gagnon qu’il est emprunt de ludisme et de poésie, qu’il est impressionniste, et c’est peu dire. Ambitieux tout en étant fantaisistes, ses plafonniers exubérants, tout comme ses mises en scènes intemporelles, détournent l’ordinaire et revampent le prosaïque, donnent du lustre au toc, une seconde existence aux rebus. La dénicheuse de trésors sort les objets des brocantes où ils prennent la poussière, pour en faire rejaillir la lumière, les détournant de leurs fonctions initiales en les réinsérant dans le cycle de la vie utile. Et ce sont aussi les lieux choisis qui sont réhabilités, quand elle se les approprie : granges, usines, jardins, églises, appartement délabrés, autant d’espaces investis par ses nombreux complices, la matière humaine polyvalente de ses performances immodérées. Au rendez-vous de ses projets les plus audacieux, ses fidèles amis se mettent chaque fois, et volontiers, au service de l’imagination foisonnante de l’artiste de la démesure, dans des incarnations déconcertantes et parfois malaisantes. Mélange d’attraction et de trouble, recréant cette « inquiétante étrangeté[2] ». qui mène à l’incertitude intellectuelle et l’émoi, faisant surgir l’intime comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en être effrayant. Ses bouquets exagérés dans des vases réutilisés complètent magnifiquement le tableau, et ses reproductions d’icones aux auras de sacré provenant directement d’un autre temps aussi. Des collages de vieilles images embellies, comme les illustrations énigmatiques de mon enfance où des saints les bras chargés de gerbes de fleurs quittant la terre et s’élevant vers les cieux, transfigurés par quelque révélation divine après avoir été martyrisés. La fragilité des matériaux aux couleurs délavées par les ans qui s’unit à la puissance de la représentation, débordements de beauté mettant en valeur le charme fané des choses anciennes, passées, leur réinsufflant du sens, les [re]cyclant. Pour les remettre à jour en les réinsérer dans ce mouvement perpétuel qu’on appelle la vie, que l’on porte en soi et qui nous contient tous, ce qui inclut notre propre finalité.

———————————————————————————————————–

[1] En 1932, l’américain Bernard London propose l’idée de relancer l’économie, fortement touchée par la crise de 1929, grâce à ce subterfuge. Dans les années 1950, le phénomène devient courant sous l’impulsion du designer Brooks Stevens qui en avait mesuré l’enjeu économique. Le filament de l’ampoule à incandescence a été la première victime de cette pratique commerciale douteuse.

[2] Freud, L’inquiétante étrangeté, Folio.

image de profil
Zone Occupée