Le temps compressé

Par Zone Occupée

René Bolduc

Photo ©Yan Doublet pour Le Soleil

René Bolduc

René Bolduc a étudié quelques années dans la ville de Berlin-Ouest, devenue Berlin tout court pendant qu’il y séjournait. Il y a obtenu un doctorat de philosophie en 1994 à la Freie Universität. Il a enseigné dans différents cégeps avant de trouver son point d’ancrage au cégep Garneau de Québec. Il a publié des articles dans plusieurs revues et quelques devoirs de philo dans le journal Le Devoir. Il est l’auteur de Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes (préfacé par Normand Baillargeon), paru en 2018 aux éditions Poètes de brousse, finaliste au Prix de création littéraire de Québec en 2019. Son livre Travail et temps, paru en 2022 obtient le Prix de création littéraire du SILQ et de la Ville de Québec dans la catégorie essai en 2023.

 

Le temps compressé

 

Par René Bolduc

 

Le tour de force d’André-Charles Caron fut de faire voir, vers 1760, le mécanisme à l’œuvre dans une montre tout en la laissant continuer de fonctionner. Un tel exploit est de moins en moins possible de nos jours. Les instruments dont nous nous servons quotidiennement au travail ou à la maison sont devenus si complexes et si abstraits que la plupart d’entre nous n’en avons qu’une compréhension approximative. Certes, ces outils nous permettent de sauver un temps considérable, mais ils exercent aussi une pression continuelle sur nos vies pour que nous en fassions toujours davantage, que ce soit au travail ou même pendant nos activités de loisir. Non seulement tout semble aller maintenant plus vite pressés par le principe de rendement, nous ne savons plus donner du temps au temps, mais nous avons parfois l’impression qu’une partie du réel nous échappe dans cet univers numérisé qui happe nos esprits. Les réflexions qui suivent sont tirées de mon livre Travail et temps (éditions Poètes de brousse, 2022) qui explore le sens et aussi le non-sens de nos vies absorbées par le travail, lequel peut être vécu comme une randonnée calme et tranquille, pour les uns, ou comme une trop longue pression étouffante et dénuée de sens pour les autres.

Parler de métiers manuels peut sembler désuet dans notre univers numérisé. Pourtant ils ne sont pas près de disparaître. Il est vrai que les Technologies de linformation et de la communication (TIC) ont envahi toutes les sphères de nos activités, y compris les métiers manuels. C’est l’époque, on n’a pas le choix d’utiliser les TIC pour être rapide, rentable, suivre le courant, sans quoi on est relégué sur la lente voie de desserte. Il sagit de prendre ses concurrents de vitesse en compressant toujours davantage le temps. Gagner du temps, cest gagner de largent.

Savoir se servir des instruments de l’informatique et en devenir des experts sont deux choses différentes. Quotidiennement, nous nous servons de beaucoup d’outils dont il nous serait difficile d’expliquer les rudiments. Combien de personnes pourraient vraiment expliquer en détail le fonctionnement d’un four à micro-ondes, du moteur à combustion, du moteur électrique? Très peu. Tant mieux si nous le pouvons. Ce qui compte, surtout, c’est d’avoir à notre disposition techniciens et ressources nécessaires pour réparer ces outils lorsqu’ils se dérèglent. Et c’est sans compter aussi sur lobsolescence de ces savoirs. Les connaissances et les avancées dans un domaine comme les TIC demeurent constantes; elles progressent d’une année à l’autre, pour ne pas dire d’un semestre à l’autre. À moins qu’il ne s’agisse de sa principale occupation, être à jour, pour le commun des mortels, s’avère impossible.

Pour ceux qui tentent de suivre le courant, cette course effrénée vers lavant a des répercussions sur notre présent de plus en plus compressé, remarque le sociologue Hartmut Rosa. Le présent, avant, tenait lieu de cette dimension temporelle dégageant une certaine stabilité. Ce nest plus le cas aujourdhui.

« À lâge de laccélération, le présent tout entier devient instable, se raccourcit, nous assistons à lusure et à lobsolescence rapide des métiers, des technologies, des objets courants, des mariages, des familles, des programmes politiques, des personnes, de lexpérience, du savoir-faire, de la consommation.(1) »

Toujours selon Rosa, notre identité sen trouve modifiée : nous sommes moins engagés dans des projets à long terme. Le rythme actuel veut que nous laissions les options toujours ouvertes : pour le moment je suis tel, demain on verra.

 

 

Le monde du travail s’est transformé; il est devenu plus abstrait, plus rapide. On est passé de la lenteur à l’empressement. Les ordinateurs, les téléphones intelligents, les applications sont omniprésents, même au sein des métiers dits pratiques, comme il a déjà été mentionné. Une des conséquences du développement rapide des technologies consiste en la médiatisation du réel concret. Lefficacité technologique a ceci de paradoxal quelle nous en éloigne. Pour nous informer de la météo ou établir un trajet, nous consultons notre portable avant de nous fier à nos propres observations. Le monde virtuel est notre nouveau réel, il n’y a pas de doute là-dessus.

Il ne sagit pas de nous porter à la défense du discours réactionnaire ”cétait donc bien mieux avant”.

Il sagit de discerner où nous en sommes ”maintenant”.

Dailleurs, ce bon vieux temps n’était pas aussi bon qu’on se plaît souvent à le croire. Personne ne songe sérieusement à revenir en arrière, à des époques où nous mourions jeunes, souffrions de maux facilement soignables aujourdhui, dépidémies incontrôlables, de famine, et où des guerres détruisaient la vie de millions de personnes. La technologie ne disparaîtra pas. Il sagit seulement de prendre acte des pertes qui se sont dessinées à travers la rapidité des gains technologiques. Nous ne pouvons jeter aux oubliettes les expériences premières, celles qui ont précédé leur prise en charge par la technologie. Le téléphone nous a permis de nous parler sans nous voir, oui, mais voudrions-nous sérieusement cesser de nous voir pour nous parler? Nous contenterions-nous d’une photo de la mer au lieu de marcher sur le sable et humer l’air frais du large?

Cette idée de lien direct avec le réel ne va pas de soi. Il n’est pas nécessaire que nous sachions tous fabriquer du feu et survivre en forêt par nos seuls moyensencore que, si jamais nous nous retrouvions dans une telle situation, ce savoir s’avérerait fort utile. Par expérience première, ou immédiate, c’est-à-dire sans médiation, il peut s’agir de savoir calculer nous-mêmes avec du papier et des crayons au lieu de nous précipiter chaque fois sur notre calculatrice; savoir chercher par ordre alphabétique; prendre des notes à la main; dialoguer directement avec l’autre au lieu de lui envoyer des textos ou des courriels; éprouver l’aura des œuvres d’art au lieu de nous contenter de leurs reproductions; assister à un spectacle ou faire nous-mêmes de la musique au lieu de nous contenter de sa version virtuelle ou de Spotify; identifier les arbres, les oiseaux, les constellations grâce à des manuels (leurs piles ne tombent pas à plat), au lieu de nous en remettre aux applications de notre téléphone, etc. Expérimenter plus directement exige de nous plus dinvestissement temporel de notre part, c’est vrai, mais nous en retirons aussi de plus grands bénéfices à long terme.

Hartmut Rosa

Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte (Poche), Paris, 2013.

Les technologies doivent en principe nous faire sauver du temps. Utiliser différents logiciels, différentes applications, au lieu demprunter les anciennes voies dapprentissage nous fait économiser un temps fou. Pourtant, nous avons limpression den manquer plus que jamais, souligne Hartmut Rosa :

«Nous navons pas le temps, alors même que nous en gagnons toujours plus (2)», écrit-il.

Cest quau lieu de profiter de ce temps économisé grâce aux avancées technologiques, nous le réinvestissons ailleurs et sommes portés à en faire encore plus. Si une application nous permet didentifier rapidement des constellations au lieu de les étudier dans des livres, nous passons aussitôt aux applications suivantes : celles des plantes, des oiseaux, etc. Le courriel nous permet denvoyer des infos à 100 compagnies en une heure seulement, au lieu den prendre trois pour des enveloppes. Le temps libéré nous enjoint d’abattre encore plus de travail. Pratiquement toutes les dimensions de la vie humaine, quelles soient publiques (travail) ou privées (communication, loisirs), sont ainsi soumises aux diktats du rythme de vie de plus en plus rapide.

À l’ère de l’accélération, sous toutes ses formes, limpression dirréalité augmente. Par exemple, l’expérience directe de lespace parcouru lors de nos déplacements s’estompe. Nous nous en éloignons de plus en plus. Déjà, à bord dune automobile, on goûte moins au paysage. À bord dun avion, à quelques kilomètres au-dessus du sol, nous ne le voyons même plus. Cest ce qui fait dire au philosophe et urbaniste Paul Virillo, inventeur du terme dromologie (la science de la course), que le déplacement nest plus une expérience constitutive du voyage. Il ne reste plus que le point de départ et le point darrivée. Le besoin d’expériences réelles ne s’efface pas pour autant. Il est toutefois compressé, coupant court à des étapes autrefois incontournables.

Hartmut Rosa propose le concept de résonnance pour désigner cette capacité à faire lexpérience du monde en dehors de ce désir pressant de contrôle et de productivité. Il ne sagit pas seulement de ralentir, mais de nous mettre à lécoute de ce qui nous entoure, du monde, des autres, y compris de nous-mêmes. Il sagit dune manière de décélérer, de ne pas nous laisser emporter par le rythme trépidant de nos vies qui nous prive dexpériences. La performance, la croissance, le développement des technologies tendent à nous éloigner de tout ce qui voudrait se faire entendre par-delà notre volonté de dominer par la pensée technique et instrumentale(3).

 

Voilà pourquoi il est important de sauvegarder les expériences premières et concrètes, non pas seulement parce que notre indépendance face à la technologie s’avérerait fort utile si elle venait à nous manquer, mais surtout pour respirer un peu, apprendre à nous incarner, ne pas oublier que nous vivons dans une enveloppe de chair et de sang, dans une nature qu’il faut préserver. Non pas que le monde du numérique n’offre pas sa part d’expériences réelles. Nos anciennes conversations téléphoniques ne relevaient pas de notre imaginaire, nos échanges sur les réseaux sociaux non plus même sils sont souvent polarisants. Virtuel n’est pas synonyme de faux ou d’incorrect, mais de dématérialisé, synthétique. Les casques de réalité virtuelle se montrent fort utiles non seulement pour les jeux vidéo, mais aussi pour les apprentissages et des entraînements nécessaires dans la pratique de nombreux métiers En attendant de les pratiquer pour vrai.

Malgré ses avantages, la dématérialisation du réel contribue à la perte de sens que nous pouvons ressentir au travail. Aussi n’est-il pas rare d’observer des personnes occupant des emplois en apparence très productifs, des emplois de hautes responsabilités et de gestion, des emplois ne faisant travailler que l’intellect dans la manipulation abstraite de données, trouver une occupation très concrète (ébénisterie, jardinage, mécanique, petits commerces) afin dentrer en résonnance avec le réel. Vivre leur temps autrement, en dehors du mouvement frénétique. Ils tentent de réintégrer une échelle plus humaine.

Pendant la pandémie du SARS-CoV-2, plusieurs ont profité de la période de confinement pour redécouvrir des activités simples loin de toute abstraction et des tentations de Netflix, que ce soit le jardinage intérieur, la cuisine, la lecture, le tricot ou le bricolage, activités qui ralentissent la vie trépidante du monde du travail. […] À une autre époque, la chroniqueuse culturelle Marie-Christine Blais est devenue mécanicienne spécialisée en petits moteurs. Elle ressentait «le besoin viscéral de faire quelque chose avec [s]es mains; elles n’en pouvaient plus de ne rien faire!(4) » […] Prenons l’exemple d’un travail intellectuel improductif donné par l’américain Matthew B. Crawford(5).

 

Voilà pourquoi il est important de sauvegarder les expériences premières et concrètes, non pas seulement parce que notre indépendance face à la technologie s’avérerait fort utile si elle venait à nous manquer, mais surtout pour respirer un peu, apprendre à nous incarner, ne pas oublier que nous vivons dans une enveloppe de chair et de sang, dans une nature qu’il faut préserver. Non pas que le monde du numérique n’offre pas sa part d’expériences réelles. Nos anciennes conversations téléphoniques ne relevaient pas de notre imaginaire, nos échanges sur les réseaux sociaux non plus même sils sont souvent polarisants. Virtuel n’est pas synonyme de faux ou d’incorrect, mais de dématérialisé, synthétique. Les casques de réalité virtuelle se montrent fort utiles non seulement pour les jeux vidéo, mais aussi pour les apprentissages et des entraînements nécessaires dans la pratique de nombreux métiers En attendant de les pratiquer pour vrai.

Malgré ses avantages, la dématérialisation du réel contribue à la perte de sens que nous pouvons ressentir au travail. Aussi n’est-il pas rare d’observer des personnes occupant des emplois en apparence très productifs, des emplois de hautes responsabilités et de gestion, des emplois ne faisant travailler que l’intellect dans la manipulation abstraite de données, trouver une occupation très concrète (ébénisterie, jardinage, mécanique, petits commerces) afin dentrer en résonnance avec le réel. Vivre leur temps autrement, en dehors du mouvement frénétique. Ils tentent de réintégrer une échelle plus humaine.

Pendant la pandémie du SARS-CoV-2, plusieurs ont profité de la période de confinement pour redécouvrir des activités simples loin de toute abstraction et des tentations de Netflix, que ce soit le jardinage intérieur, la cuisine, la lecture, le tricot ou le bricolage, activités qui ralentissent la vie trépidante du monde du travail. […] À une autre époque, la chroniqueuse culturelle Marie-Christine Blais est devenue mécanicienne spécialisée en petits moteurs. Elle ressentait «le besoin viscéral de faire quelque chose avec [s]es mains; elles n’en pouvaient plus de ne rien faire!(4) » […] Prenons l’exemple d’un travail intellectuel improductif donné par l’américain Matthew B. Crawford(5).

Matthew B. Crawford

Éloge Du Carburateur Essai Sur Le Sens Et La Valeur Du Travail, Paris, La Découverte, 2010.

Crawford a été élevé dans une commune. Il est diplômé en physique. Il a obtenu un doctorat en philosophie politique de l’université de Chicago. Dans la commune, il participait à différents travaux. Très jeune, il reçut une formation d’électricien. Un jour, après l’obtention de sa maîtrise, il ne voulut plus gagner sa vie comme électricien, même si ce métier le payait bien. Il s’est trouvé un emploi consistant à indexer et résumer des articles scientifiques en 200 mots. Son intelligence était requise. Il allait enfin PENSER. C’est du moins ce qu’il croyait. Au début, il pouvait résumer 15 articles par jour. À la fin (après 11 mois), la logique de laccélération sappliquant, il est passé à 28. Un malaise est survenu. Il s’est senti bizarre, abruti. Il était laissé à lui-même. Il n’y avait pratiquement pas de contrôle extérieur. Devant cette impasse, qu’a-t-il fait? Il a choisi d’ouvrir son propre atelier de réparation de motos. Qu’est-ce que ce métier lui a apporté de plus que celui de rédacteur? Artisan et non maillon anonyme, il a échappé à la chaîne de rédaction dont les raisons d’être lui semblaient obscures. En devenant réparateur de moto, il obtenait le contrôle total de son travail. Il s’engageait personnellement à chacune des étapes. Il n’avait plus la sensation de n’être qu’un idiot qui ne comprend qu’à moitié. Crawford pointe du doigt le taylorisme, lequel, quoiqu’il ait contribué à augmenter la productivité, a néanmoins rendu idiots les artisans, autrefois présents à chacune des étapes de leur production. D’ailleurs, la racine du mot idiot, du grec idios, signifie «propre», «particulier». Pour les Grecs, l’idiot représente ce particulier incapable de saisir le tout dans lequel sa vie évolue. Ce travail de réparateur de moto, métier manuel s’il en est un, a procuré à Crawford une plus ample satisfaction, une résonnance, une meilleure emprise sur le réel que la production insensée de son ancien travail d’indexeur était incapable de lui procurer.

Il a pu redonner du sens à lemploi de son temps.

Il faut cependant se garder d’idéaliser l’expérience personnelle de Crawford réparateur de moto : le travail intellectuel peut certes se montrer productif et offrir une grande satisfaction. Ce n’est pas demain la veille non plus qu’on assistera à un mouvement de masse vers les arts et les métiers d’artisans traditionnels. Il n’y a cependant aucune raison de dévaloriser ces métiers. Qui plus est, ces emplois demeurent difficilement délocalisables : on peut essayer soi-même de réparer un tuyau qui coule grâce à un tutoriel sur Internet, mais si ça ne fonctionne pas, un vrai plombier devra se présenter assez rapidement chez soi. Le faire venir des Indes risque d’augmenter considérablement la facture.

 

Références

(1) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte (Poche), Paris, 2013, p. 381. Déjà en 1970, Alvin Tofler, dans son célèbre livre Le Choc du futur, notait que le monde contemporain se démarquait par l’accélération et l’innovation constante.

(2) Op. cit. p. 7.

(3) Fabien Torres, « La vie en ligne, ou la perte de résonnance », Le Devoir, 23.01.21.

(4) Paul Le Bas, « Pourquoi choisir un métier manuel ? », Journal de Montréal, 19.09.17, consulté le 2.01.20. Arthur Lochmann, diplômé en droit et en philosophie, a fait une démarche semblable. On lira son témoignage dans La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Payot, 2019.

(5) Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010. Crawford est aussi l’auteur de Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.

 

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