René Bolduc a étudié quelques années dans la ville de Berlin-Ouest, devenue Berlin tout court pendant qu’il y séjournait. Il y a obtenu un doctorat de philosophie en 1994 à la Freie Universität. Il a enseigné dans différents cégeps avant de trouver son point d’ancrage au cégep Garneau de Québec. Il a publié des articles dans plusieurs revues et quelques devoirs de philo dans le journal Le Devoir. Il est l’auteur de Sincèrement vôtre. Petite introduction épistolaire aux philosophes (préfacé par Normand Baillargeon), paru en 2018 aux éditions Poètes de brousse, finaliste au Prix de création littéraire de Québec en 2019. Son livre Travail et temps, paru en 2022 obtient le Prix de création littéraire du SILQ et de la Ville de Québec dans la catégorie essai en 2023.
Les technologies doivent en principe nous faire sauver du temps. Utiliser différents logiciels, différentes applications, au lieu d’emprunter les anciennes voies d’apprentissage nous fait économiser un temps fou. Pourtant, nous avons l’impression d’en manquer plus que jamais, souligne Hartmut Rosa :
« Nous n’avons pas le temps, alors même que nous en gagnons toujours plus (2)», écrit-il.
C’est qu’au lieu de profiter de ce temps économisé grâce aux avancées technologiques, nous le réinvestissons ailleurs et sommes portés à en faire encore plus. Si une application nous permet d’identifier rapidement des constellations au lieu de les étudier dans des livres, nous passons aussitôt aux applications suivantes : celles des plantes, des oiseaux, etc. Le courriel nous permet d’envoyer des infos à 100 compagnies en une heure seulement, au lieu d’en prendre trois pour des enveloppes. Le temps libéré nous enjoint d’abattre encore plus de travail. Pratiquement toutes les dimensions de la vie humaine, qu’elles soient publiques (travail) ou privées (communication, loisirs), sont ainsi soumises aux diktats du rythme de vie de plus en plus rapide.
À l’ère de l’accélération, sous toutes ses formes, l’impression d’irréalité augmente. Par exemple, l’expérience directe de l’espace parcouru lors de nos déplacements s’estompe. Nous nous en éloignons de plus en plus. Déjà, à bord d’une automobile, on goûte moins au paysage. À bord d’un avion, à quelques kilomètres au-dessus du sol, nous ne le voyons même plus. C’est ce qui fait dire au philosophe et urbaniste Paul Virillo, inventeur du terme dromologie (la science de la course), que le déplacement n’est plus une expérience constitutive du voyage. Il ne reste plus que le point de départ et le point d’arrivée. Le besoin d’expériences réelles ne s’efface pas pour autant. Il est toutefois compressé, coupant court à des étapes autrefois incontournables.
Hartmut Rosa propose le concept de résonnance pour désigner cette capacité à faire l’expérience du monde en dehors de ce désir pressant de contrôle et de productivité. Il ne s’agit pas seulement de ralentir, mais de nous mettre à l’écoute de ce qui nous entoure, du monde, des autres, y compris de nous-mêmes. Il s’agit d’une manière de décélérer, de ne pas nous laisser emporter par le rythme trépidant de nos vies qui nous prive d’expériences. La performance, la croissance, le développement des technologies tendent à nous éloigner de tout ce qui voudrait se faire entendre par-delà notre volonté de dominer par la pensée technique et instrumentale(3).
Voilà pourquoi il est important de sauvegarder les expériences premières et concrètes, non pas seulement parce que notre indépendance face à la technologie s’avérerait fort utile si elle venait à nous manquer, mais surtout pour respirer un peu, apprendre à nous incarner, ne pas oublier que nous vivons dans une enveloppe de chair et de sang, dans une nature qu’il faut préserver. Non pas que le monde du numérique n’offre pas sa part d’expériences réelles. Nos anciennes conversations téléphoniques ne relevaient pas de notre imaginaire, nos échanges sur les réseaux sociaux non plus même s’ils sont souvent polarisants. Virtuel n’est pas synonyme de faux ou d’incorrect, mais de dématérialisé, synthétique. Les casques de réalité virtuelle se montrent fort utiles non seulement pour les jeux vidéo, mais aussi pour les apprentissages et des entraînements nécessaires dans la pratique de nombreux métiers… En attendant de les pratiquer pour vrai.
Malgré ses avantages, la dématérialisation du réel contribue à la perte de sens que nous pouvons ressentir au travail. Aussi n’est-il pas rare d’observer des personnes occupant des emplois en apparence très productifs, des emplois de hautes responsabilités et de gestion, des emplois ne faisant travailler que l’intellect dans la manipulation abstraite de données, trouver une occupation très concrète (ébénisterie, jardinage, mécanique, petits commerces) afin d’entrer en résonnance avec le réel. Vivre leur temps autrement, en dehors du mouvement frénétique. Ils tentent de réintégrer une échelle plus humaine.
Pendant la pandémie du SARS-CoV-2, plusieurs ont profité de la période de confinement pour redécouvrir des activités simples loin de toute abstraction et des tentations de Netflix, que ce soit le jardinage intérieur, la cuisine, la lecture, le tricot ou le bricolage, activités qui ralentissent la vie trépidante du monde du travail. […] À une autre époque, la chroniqueuse culturelle Marie-Christine Blais est devenue mécanicienne spécialisée en petits moteurs. Elle ressentait « le besoin viscéral de faire quelque chose avec [s]es mains ; elles n’en pouvaient plus de ne rien faire !(4) » […] Prenons l’exemple d’un travail intellectuel improductif donné par l’américain Matthew B. Crawford(5).
(1) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte (Poche), Paris, 2013, p. 381. Déjà en 1970, Alvin Tofler, dans son célèbre livre Le Choc du futur, notait que le monde contemporain se démarquait par l’accélération et l’innovation constante.
(2) Op. cit. p. 7.
(3) Fabien Torres, « La vie en ligne, ou la perte de résonnance », Le Devoir, 23.01.21.
(4) Paul Le Bas, « Pourquoi choisir un métier manuel ? », Journal de Montréal, 19.09.17, consulté le 2.01.20. Arthur Lochmann, diplômé en droit et en philosophie, a fait une démarche semblable. On lira son témoignage dans La vie solide. La charpente comme éthique du faire, Payot, 2019.
(5) Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur : essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, La Découverte, 2010. Crawford est aussi l’auteur de Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver, Paris, La Découverte, 2016.