Dans sa pratique artistique, Karine Locatelli démystifie la notion de la nordicité du Québec, essentiellement associée à la blancheur de la neige, en exposant une réalité plus complexe et colorée de la flore locale. Une approche influencée, en partie, par les théories du géographe et linguiste Louis-Edmond Hamelin. Elle vit et travaille aux Éboulements dans la région de Charlevoix.
Médiatrice culturelle au centre d’art actuel Bang depuis 2015, Laurie Boivin a obtenu un baccalauréat en études cinématographiques ainsi qu’un diplôme de deuxième cycle en enseignement postsecondaire de l’Université de Montréal. Elle est également titulaire d’une maîtrise en cinéma de l’Université Concordia. Ses études l’ont amenée à effectuer différents stages de perfectionnement, notamment en Arts et Technologies Informatisées au Collège d’Alma et, plus récemment, à l’École Supérieure d’Arts Visuels de Marrakech. Elle a aussi siégé sur le conseil d’administration du centre d’artistes Langage Plus.
Longtemps, le Nord a été perçu comme un espace hors d’atteinte aussi bien que hors du temps. Un endroit sublime et mystérieux où l’homme ne peut que se soumettre aux forces de la nature qui façonnent sans encombre plaines, collines et boisés. Ce sentiment de vertige, provoqué par l’idée du territoire à la fois terrible et grandiose, est bien palpable dans une partie de l’exposition Aperçu de l’invisible Nord de Karine Locatelli présentée au centre d’artistes Langage Plus l’hiver dernier. Regroupant un certain nombre des recherches menées par l’artiste au cours de sa maîtrise en art à l’Université du Québec à Chicoutimi, elle y retrace son parcours, de plus de trois ans, forgé par ses expéditions sur les rivages du Saint-Laurent et dans les forêts du Moyen Nord québécois.
Depuis son baccalauréat, la créatrice dessine d’énormes toiles de lin qu’elle travaille directement au sol pour y perfectionner son trait. En s’approchant des œuvres Hivernité et Nordicité, il est toutefois difficile de bien distinguer ce qui y est représenté. Ce fin enchevêtrement de motifs et de minces lignes tracés à l’encre de Chine, tantôt dense tantôt éparse, illustre-t-il une portion de la toundra ou le détail d’un rocher enneigé ? Cette perte de repère consciemment créé par l’artiste fait donc de ces espaces des sites indistincts et presque interchangeables. Ceci n’est pas sans rappeler le concept de non-lieu élaboré par l’anthropologue français Marc Augé. Bien que le non-lieu soit surtout associé à l’environnement urbain, il est d’abord un espace anonyme et existe en opposition avec la notion même de lieu, qui se définit comme identitaire, relationnelle et historique[1]. Ces deux œuvres nous montrent donc un territoire indéterminé où les interactions sociales, l’appartenance identitaire ainsi que les événements historiques semblent presque impossibles à repérer.
Karine Locatelli est malgré tout bien consciente que le Nord et le Moyen Nord sont beaucoup plus signifiants et distinctifs qu’il n’y paraît, principalement parce qu’ils sont considérés comme des lieux au sens anthropologique par les peuples autochtones. L’image du non-lieu d’Augé reste cependant au cœur de l’imaginaire d’une bonne partie de la population non autochtone.
Comment alors éloigner cette sensation d’égarement et de désengagement quand il est question du Nord ?
En s’appuyant sur les écrits du géographe Louis-Edmond Hamelin sur la nordicité, ceux d’Anne Cauquelin sur le paysage ainsi que sur les poèmes d’autrices innues telles que Natasha Kanapé-Fontaine et Marie-Andrée Gill[2], la créatrice nous propose, à travers l’acte d’empaysagement, sa propre solution afin de représenter le territoire nordique comme un lieu complexe, identifiable, ancré dans l’histoire et marqué par la présence de l’homme.
Cette transformation s’opère d’abord en déconstruisant la présomption que le Nord n’est qu’une étendue de neige éblouissante où seuls quelques rochers dénudés et arbres dépouillés tranchent avec un ensemble immaculé. On remarque d’emblée les traces d’une pigmentation orange surprenante dans certains dessins grand format accrochés en vitrine du centre d’artistes. Cette tonalité, bien que peu naturelle, est souvent observée en milieu sauvage. Synonyme d’industrie sylvicole, elle montre comment le territoire est marqué de la présence humaine.
L’apparition des couleurs atteste par ailleurs de la palette très spécifique que possède ce lieu. Elle s’active lors de sa tardive floraison septentrionale et les teintes douces aussi bien que saturées évoluent progressivement aux rythmes des saisons pour offrir une panoplie de déclinaisons chromatiques. Karine confirme ce caractère authentique et changeant en outre dans sa série des broderies. Imitant à la perfection le relief de ces lichens arctiques, les fils qu’elle fait émerger d’un ensemble de traits fins et noirs contrastent avec le reste du dessin tant par leur texture que par le vert, le turquoise et le rouge qui reproduisent les touches végétales clairsemées.
Un vert évanescent apparaître également dans la série d’œuvres encadrées. Composée de dessins et de photographies, cette série nous renvoie à l’acte même de l’empaysagement. Ici, l’artiste construit et organise la nature boréale pour la rendre compréhensible à l’œil humain[3]. Produisant des touts où se côtoient plantes et minéraux, berges et bois, vallées herbacées et conifères densément rassemblés, elle enlace les contraires pour lentement les équilibrer sur la toile. Elle crée alors une perspective et des espaces aux limites définies où les regards peuvent circuler et ont désormais des lieux pour se rencontrer.
En plus de rendre intelligible la nature pour le regard, le paysage possède une résonance historique et identitaire chez la population canadienne. À travers le fameux Groupe des Sept fondé en 1920 par les peintres Franklin Carmichael, Lawren Harris, A. Y. Jackson, Franz Johnston, Arthur Lismer, J.E.H. MacDonald et F. H. Varley, sans oublier Tom Thomson, leur père spirituel[4], le paysage prend une dimension d’émancipation nationale. Ce genre auparavant considéré comme mineur devient, pour eux, une manière de parcourir le pays, d’en fabriquer l’image tout en créant un nouvel art national loin de l’académisme européen. Ces peintres explorateurs se retrouvaient donc en pleine nature, dans des conditions parfois très précaires, pour peindre et s’imprégner des régions septentrionales, leur permettant ainsi de façonner l’imaginaire d’une partie naissante[5].
Plus d’un siècle plus tard, s’éloignant de l’approche pleinariste, mais sans mettre de côté le potentiel historique du paysage, Karine Locatelli tente plutôt de composer des lieux qui témoignent d’une expérience plus personnelle. En ce sens, sa démarche se rapproche de celle du flâneur de Charles Baudelaire reprise par Walter Benjamin, où le vagabondage sur le territoire donne l’occasion d’observer, d’interpréter et d’y analyser ce qu’elle y perçoit[6]. Pour elle, comme pour plusieurs autres artistes de sa génération, le paysage est plus qu’une image, il doit se vivre dans l’espace même de la galerie. C’est pourquoi son exposition est réfléchie comme un parcours où l’on s’imprègne du lieu nordique. Dans cet environnement dépouillé, l’installation Mer se distingue puisqu’elle regroupe différents éléments marquant son passage sur divers rivages du fleuve Saint-Laurent. Des céramiques formant de minuscules coquillages brisés, une ancre de bateau, une corde enroulée comme un escargot ainsi que quelques broderies et dessins, produisent un singulier cabinet de curiosité où chaque fragment retrace un souvenir ou une sensation. Comme s’il descendait à terre pour admirer une plage désertée, le regardeur doit se pencher pour découvrir cette nouvelle perspective des berges laurentiennes.
Un peu plus loin, le visiteur peut apercevoir un petit amas rocheux semblant s’être échoué depuis longtemps sur les abords des murs de la galerie, tellement qu’une mousse violacée recouvre l’une des pierres. Utilisant l’impression photographique sur tissu, cette roche est enveloppée dans le miniature paysage reconstituant un ornement végétal et arctique. Juste à côté, dans une dernière installation, l’artiste reprend les mêmes composantes pour réaliser un nouveau paysage en trois dimensions. Ici, une prairie verdoyante tapisse un large étalement de pierres disposées sur une basse plateforme de bois. Ces gros cailloux semblent ainsi se reposer sous l’abondante végétation. Pour bien saisir l’œuvre, il est intéressant de savoir que ce gazonnage a été photographié sur les plaines d’Abraham à Québec. En contextualisant l’image, le visiteur peut voir en cette toile herbeuse la couverture urbaine qui vient protéger les ressources minières du Nord dénudées par de longs travaux d’extraction.
Dans un geste de réconciliation, l’artiste amène l’urbain dans l’espace agreste.
Naturellement, ces deux éléments se complètent et s’accordent comme s’ils étaient tirés d’un même paysage, d’un même lieu.
Avec Aperçu de l’invisible Nord, Karine Locatelli incite le visiteur à poser son regard et s’interroger sur sa propre perception du territoire nordique. Par l’empaysagement, elle fait du Nord un lieu distinctif bien éloigné d’une conception monochrome de l’espace et imprégné d’histoires autant personnelles, nationales qu’identitaires.
Aujourd’hui, les liens entre l’homme et la nature sont réexaminés. Le concept d’ère géologique actuelle, désigné comme l’anthropocène, montre que l’humain comme la nature ne sont pas isolés, ils constituent un écosystème, un tout[7]. Cette conception était déjà bien présente dans la pensée inuite, avec la notion de nuna, où l’individu et le monde qui l’entoure ne forment qu’un[8]. Comme nous le révèle Karine Locatelli dans cette exposition, il vaut peut-être mieux observer les espaces septentrionaux pour véritablement prendre conscience de notre place dans notre environnement.
[1] Augé, Marc (1992) Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Le Seuil, p. 100.
[2] Locatelli, Karine (2020) Aperçu de l’invisible Nord : la nordicité du Québec abordée à travers l’empaysage en dessin. Université du Québec à Chicoutimi. Mémoire à paraître.
[3] Nathalie Desmet, « Le paysage, une contre-nature : entretien avec Anne Cauquelin » dans Esse, no. 88 (2016), 6-11.
[4] Groupe des Sept : https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/groupe-des-sept
[5] Groupe des Sept : https://ici.radio-canada.ca/premiere/emissions/aujourd-hui-l-histoire/segments/chronique/157322/peinture-groupe-sept-art-canadien-postimpressionnisme
[6] Giampaolo Nuvolati, « Le flâneur dans l’espace urbain » dans Revue Géographie et Cultures, no. 70 (2009) 7-20.
[7] Nathalie Koerner et Henriette Steiner, « Nature, temps et anthropocène : Julius von Bismark et la peinture du paysage » dans Esse, no. 88 (2016), 22-31.
[8] Locatelli, Karine (2020) Aperçu de l’invisible nord : la nordicité du Québec abordée à travers l’empaysage en dessin. Université du Québec à Chicoutimi. Mémoire à paraître.