LE DÉMANTÈLEMENT DE PAUL KAWCZAK

Par Zone Occupée

Gabriel Marcoux-Chabot

Saguenéen d’adoption, Gabriel Marcoux-Chabot est écrivain et enseignant. Ses derniers romans, un remake de La Scouine d’Albert Laberge (La Peuplade, 2018) et un roman rural plus contemporain, Tas-d’roches, Druide, 2015, ont été accueillis avec enthousiasme par la critique. Ces jours-ci, il enseigne la littérature au Cégep de Jonquière et en création littéraire à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il est vice-président de l’Association des écrivains de la Sagamie.

Photo : © Sophie Gagnon-Bergeron

Ténèbre fascine. Depuis sa publication en janvier 2020, les critiques dithyrambiques se multiplient, les commentaires enthousiastes s’accumulent. Il faut dire que le roman a de quoi attirer l’attention. Sur la page couverture, un serpent vert aux anneaux presque fluorescents darde sa langue fourchue vers un titre étonnamment singulier, invitant, dirait-on, à plonger au cœur d’une noirceur plus singulière encore que celle de la nouvelle de Conrad à laquelle elle fait écho.

Dès les premières lignes, d’ailleurs, le ton est donné : « À coup de chicotte, Henri Morton Stanley achevait de tuer un homme. » Nous sommes au Congo, à la fin du XIXe siècle. Sous le règne de Léopold II, la colonisation étend son emprise sanglante. Dans ce contexte, Pierre Claes, un jeune géomètre belge, se voit confier la mission d’établir avec précision le tracé des frontières du pays. Pour l’assister dans son périple, il s’adjoint les services d’un valet chinois dont il ignore les dons particuliers : en plus de savoir lire l’avenir, Xi Xiao est en effet passé maître dans la pratique du lingchi, l’art ancien et raffiné de la découpe humaine. Les deux hommes partent ensemble, entrainant le lecteur dans une trajectoire ondulante et fiévreuse qui, telle la discipline du lingchi, tel le serpent de la couverture, les conduira au-delà de l’horreur, jusqu’au cœur noir et ténébreux de l’amour.

Car Xi Xiao, il faut le dire, est amoureux de Pierre Claes. Dès le premier regard, comme dans les films, comme dans les livres, il sait que son cœur lui appartient, que son destin est désormais lié au sien. Ainsi en est-il à peu près du lecteur qui, séduit par l’écriture foisonnante et hypnotique de l’auteur, se laisse volontiers conduire jusqu’en des lieux encore inconnus de lui-même. Et pour aller plus loin, pour mieux comprendre, ce lecteur a bien envie de se tourner lui aussi vers l’art ancien du lingchi. Comme Xi Xiao tatouant sur le corps du géomètre le tracé des incisions à venir, il brûle du désir de percer à jour les secrets du texte, d’en saisir la mystérieuse et complexe organisation. Comme le bourreau chinois, le lecteur amoureux veut voir, et toucher, le cœur battant de l’œuvre. Dès le prologue du roman, l’auteur annonce clairement son projet : « L’histoire qui suit, dit-il, est celle […] du démantèlement et de la mutilation de Pierre Claes. » Le texte qui suit est quant à lui le récit d’une tentative, celle du démantèlement de Ténèbre, réalisé méthodiquement, couche par couche, grâce au concours de l’auteur lui-même. Paul Kawczak a en effet accepté de poser en victime consentante de cette entreprise de découpe littéraire, répondant de bonne grâce aux questions du lecteur, rajustant à l’occasion le geste un peu maladroit du bourreau amateur, allant parfois jusqu’à enfoncer lui-même la lame aiguisée dans la chair vive de ses anciennes blessures.

Ce texte, comme le roman dont il traite, est l’histoire d’une mutilation.

Or, avant même de procéder à la première incision, c’est à la peau de l’œuvre qu’il convient de s’intéresser, à sa langue, à son style, à ce qui représente en quelque sorte son enveloppe extérieure. D’emblée, cette écriture en impose. Ample, maîtrisée, elle évoque moins le style de nos contemporains que celui des grands romancier français du XIXe siècle. Ce n’est pas un hasard. « L’égide principale de ce livre, affirme l’auteur, c’est Balzac. » D’ailleurs, au-delà de la langue elle-même, le texte doit beaucoup à La comédie humaine : aux Illusions perdues, il emprunte le personnage de madame Cointet ; à La recherche de l’absolu, le patronyme de son héros, Balthazar Claës. Ainsi, par son écriture, Ténèbre se conçoit d’abord comme un pastiche. L’exercice n’a cependant rien d’anodin ou de superficiel. Pour décrire la colonisation et ses ravages, Paul Kawczak ressentait le besoin de convoquer « cette écriture mâle d’une Europe conquérante » que représente à ses yeux l’entreprise balzacienne. Ce « style assez ampoulé », « parfois exagéré », sert bien son propos. Certes, il impressionne le lecteur, mais il le prépare aussi à ce qui l’attend. « Il s’agit d’une écriture décadente, précise en effet l’auteur, c’est une écriture magnifique et malade » qui, d’une certaine manière, contient les germes de son propre effondrement.  Le style, de ce point de vue, annonce déjà ce que le l’histoire tendra à démontrer, à savoir que « le projet mâle ne peut aboutir sainement ».

Cela, on le conçoit aisément. Dès qu’on incise l’épiderme, dès qu’on entrouvre les chairs, le sang se met à couler, abondant, et avec lui toute la violence dont est capable (coupable) l’homme blanc. C’est Henri Morton Stanley massacrant à coups de chicotte un jeune porteur de quinze ans, ce sont les milliers, non, les millions de mains coupées d’autant d’esclaves récalcitrants, c’est un continent découpé, mutilé, pour satisfaire la soif de profits d’individus tout-puissants. Cette brutalité de la colonisation, Paul Kawczak la peint habilement. Mais au-delà des horreurs circonstancielles liées à cette période de l’histoire, c’est « la violence d’ordre politique, causée par l’organisation matérielle des moyens de production », que l’auteur entend montrer et dénoncer. Selon lui, en effet, le monde actuel n’obéit pas à des principes très différents de ceux ayant guidé l’exploitation du caoutchouc et de l’ivoire au temps de Léopold II. Le fouet est peut-être moins visible, les mains coupées sans doute mieux dissimulées, mais le capitalisme érigé en dictature par l’Occident reste un maître implacable qui, pour le bénéfice de quelques-uns, tue et fait souffrir outrageusement. Cette violence du monde, Paul Kawczak la ressent intensément. Au départ, d’ailleurs, ce roman « était un projet autobiographique ». Enfin « pas vraiment autobiographique », s’empresse-t-il de rectifier. N’empêche, le contexte colonial dans lequel il a choisi de situer son récit n’était d’une certaine manière qu’un subterfuge visant à rendre plus claire, plus insupportable, l’extrême brutalité de la société et des modèles qu’elle cherche à nous imposer.

Au milieu de cette violence, il y a bien sûr ceux qui la provoquent et ceux qui la subissent, et une fois qu’on a fendu la peau, découpé les chairs, lorsqu’on se met à fouiller le texte offert, on ne tarde pas à découvrir, magnifiques et sanglants, les différents personnages qui constituent les organes essentiels du roman. Ils sont nombreux, fascinants. Il y a Pierre Claes, bien sûr, et son fidèle Xi Xiao. Il y a Mpanzu, un jeune Woyo arborant des tatouages tribaux habituellement réservés aux femmes (« un queer du XXIe siècle perdu dans l’Afrique du XIXe », précise l’auteur). Il y a sa sœur, Silu, une femme forte au destin tarantinesque qui semble s’être donné la mission de venger l’Afrique. Il y a Mohammed Hadjeras, un érudit, « probablement homosexuel », capable de citer Goethe et, selon l’auteur, « un représentant très positif de la culture arabo-musulmane ». Il y a le révérend écossais John McAlpine et sa femme Louise Sweeney, ardents promoteurs d’une libération sexuelle à venir et souhaitant transposer au Congo leur utopie fouriériste.

Et puis, à côté de ces figures qui toutes remettent en question le cadre normatif de la société blanche, hétérosexuelle et patriarcale, il y a celle du père, justement, mais celle d’un père problématique, souffrant, incapable d’assumer le rôle qu’il devrait ou voudrait jouer auprès de son enfant. C’est d’abord Thomas Brel, le père biologique de Claes (le géomètre, on le comprend, porte le nom de sa mère). Héritier d’une folie à la fois génétique et culturelle, portant en lui le poids d’une culpabilité énorme liée au suicide de son propre père, ce jeune boucher brugeois a préféré se trancher la gorge plutôt que de vivre avec les conséquences d’une pulsion sexuelle à laquelle il s’est abandonné contre son gré. C’est ensuite Philéas Vanderdorpe, le père adoptif de Claes, qui l’a abandonné en même temps que sa mère afin de poursuivre un amour impossible. « Ayant réussi à se conformer à ce que le monde attend de lui », il projette l’image d’un véritable héros de roman, mais ébranlé par la mort d’un jeune homme dont il a la responsabilité, il remet tout en question et se lance en quête d’un autre amour impossible, celui du fils perdu qu’il a trop longtemps négligé.

De l’abandon du père (des pères), nait chez Claes une rage, une révolte, qui s’exprime par le rejet des modèles masculins qui lui sont proposés. Pour Kawczak, « ce jeune homme ne deviendra pas un homme tel qu’on veut qu’il le devienne, parce que ce devenir-là est un devenir malade. » Plutôt que de jouer les héros virils et colonisateurs, plutôt que d’imposer au monde sa volonté dominatrice, il s’abandonne aux mains expertes de Xi Xiao, dont la cruauté apparente n’a d’égale que son infinie tendresse. Pour l’auteur, « la destruction que Claes va choisir est une construction spirituelle. Il préfère être mutilé dans un amour extatique et vivre une expérience mystique plutôt que devenir un bourreau conventionnel. »

À ce stade-ci du démantèlement, le lecteur se rend compte que ce n’est plus lui qui contrôle l’opération. La lame est maintenant entre les mains de l’auteur qui, délicatement, met au jour les organes vitaux du roman : « Les hommes souffrent aussi du patriarcat », affirme-t-il avant d’ajouter : « Personnellement, je n’ai pas réussi à devenir l’homme, le douche bag. Je ne suis pas devenu la virilité classique. J’en ai souffert, comme beaucoup d’hommes hétérosexuels qui ne suivent pas le chemin football, chars, etc. On attendait de moi que je devienne un homme, mais moi, voilà, j’avais été élevé par des femmes. » L’auteur se tait, la lame reste un instant en suspens. Lorsqu’elle plonge à nouveau, le lecteur a l’impression que c’est dans sa propre chair que Paul Kawczak fouille à présent : « J’ai perdu mon père quand j’avais cinq ans et demi. Il est mort d’un cancer du poumon, très rapidement. C’est mon histoire. Je ne m’en rendais pas compte, à l’époque, mais, je projetais ma détresse, je l’associais à toute cette violence du monde. Je me disais : le monde doit être maudit parce que mon père est mort. Plus je vieillis, plus je fais mon chemin par rapport à ça. Mais j’aurais pu vivre mon deuil beaucoup mieux si des hommes étaient venus prendre soin de moi avec douceur, avec tendresse. Pierre Claes aussi aurait bien voulu que des hommes viennent lui dire : maintenant, on va s’occuper de toi. Sauf que moi, tout ce qu’on m’a dit, c’est : maintenant, c’est toi l’homme de la famille, au revoir. Ce patriarcat est complètement mal foutu. Les hommes, qu’est-ce vous faites ? Où est la tendresse ? » L’auteur s’arrête un moment. Puis, d’un geste brusque, précis, il enfonce la lame profondément :

C’est le cri de l’enfant au centre de ce roman-là.  C’est une souffrance de petit garçon. C’est le cœur de tout ce que j’ai écrit.

L’opération achève. Selon les préceptes du lingchi, il ne reste plus du texte offert qu’un amas informe, méconnaissable, au milieu duquel pulse un cœur battant. Le bourreau a récupéré sa lame. Il n’a plus qu’un geste à faire pour mettre fin au supplice. Mais comme Xi Xiao devant le corps ensanglanté de Claes, le lecteur hésite. « Je n’ai pas réussi à devenir un homme, reprend l’auteur. Mais je suis très content d’avoir échoué, parce que je suis devenu moi-même. » Au cœur de la ténèbre, il reste toujours un peu de lumière. Il poursuit : « Si les hommes arrivaient à se connecter, ils pourraient dire : on va arrêter avec cette histoire de virilité, on s’aime, parlons de nos sentiments, parlons de ce qu’on ressent. » Il imagine déjà un autre ouvrage, qui aurait simplement pour titre Le bonheur. « Là, je serais incapable d’écrire quoi que ce soit, précise-t-il, mais ça va revenir. Je le ferai quand je serai prêt. » Dans ce livre, il y aurait « un peu de sexe, du soleil, des papillons. Ce serait un livre de jardins et de tendresse ». Et le lecteur ému laisse tomber sa lame, qui glisse parmi les fleurs

image de profil
Zone Occupée