Médiatrice culturelle au centre d’art actuel Bang depuis 2015, Laurie Boivin a obtenu un baccalauréat en études cinématographiques ainsi qu’un diplôme de deuxième cycle en enseignement postsecondaire de l’Université de Montréal. Elle est également titulaire d’une maîtrise en cinéma de l’Université Concordia. Ses études l’ont amenée à effectuer différents stages de perfectionnement, notamment en Arts et Technologies Informatisées au Collège d’Alma et, plus récemment, à l’École Supérieure d’Arts Visuels de Marrakech. Elle a aussi siégé sur le conseil d’administration du centre d’artistes Langage Plus.
Éric Lapointe est né à Québec. Il vit et travaille maintenant à Deschambault-Grondines dans la région de la Capitale-Nationale. Il a obtenu un diplôme en graphisme à la fin des années 1990, au Cégep de Sainte-Foy, et a ensuite complété un baccalauréat en arts visuels à l’Université Laval. Il s’est par la suite consacré à la sculpture en bronze pendant une quinzaine d’années. Ses œuvres ont été présentées aux États-Unis ainsi qu’au Canada et font partie de plusieurs collections publiques et privées. En 2010, il réalise sa première œuvre d’art public pour la municipalité de Saint-Alban de Portneuf et, depuis, il a créé de nombreux monuments publics, majoritairement dans les environs de Québec. La sculpture Briser la glace (2018), en hommage au légendaire hockeyeur Jean Béliveau sur le site ExpoCité à Québec, est notamment la plus médiatisée. Son travail artistique est également représenté par la Galerie LeRoyer à Montréal.
QU’ENTEND-ON PAR REGARDER UNE ŒUVRE ? COMMENT POUVONS-NOUS ALLER AU-DELÀ DE NOS PREMIÈRES IMPRESSIONS ? POURQUOI LES GENS LA CONSIDÈRENT-ILS COMME INTÉRESSANTE ? CE SONT LÀ DES QUESTIONS LÉGITIMES À SE POSER POUR TOUT AMATEUR D’ART.
Ici, nous regroupons ces questions dans une séquence intégrant trois actions de base : regarder, questionner et apprécier. Ces étapes tracent un chemin convivial vers la rencontre d’un travail artistique.
Prenez le temps qui vous convient pour bien examiner tous les détails de l’œuvre Traverses. Vous pouvez passer d’une composante sculpturale à l’autre pour les comparer entre elles et identifier les éléments qui font de l’ensemble des pièces un tout harmonieux. Émettez ainsi vos premières impressions sur l’œuvre et les hypothèses sur sa signification.
1.Une œuvre constituée d’éléments intérieurs et extérieurs ;
2. Une composition formant une ribambelle humaine ;
3. Une même couleur et une même matière ;
4. Une partie de l’installation ancrée sur la façade de l’édifice ;
5. Un angle de vue particulier pour bien saisir l’œuvre.
L’œuvre d’Éric Lapointe présente plusieurs caractéristiques intrigantes : qu’est-ce que l’artiste y représente ? Son titre nous apporte-t-il des indices supplémentaires ? Quelles sont les techniques employées pour la produire ? Voici quelques informations qui vous aideront à mieux identifier les éléments figuratifs et thématiques ainsi que les méthodes utilisées. Elles vous permettront également d’approfondir votre réflexion et d’élaborer une opinion plus précise sur cette création.
Depuis sa première œuvre publique, le sculpteur crée des œuvres qui ne se laissent pas découvrir au premier regard. En se déplaçant autour de l’entrée du cimetière de Deschambault-Grondines, de mystérieux enchevêtrements de pièces métalliques se transforment en anges gardiens dans l’Apparition. Sur la place d’ExpoCité, les passants peu attentifs peuvent trébucher sur une rondelle de hockey et, en levant les yeux, apercevoir distinctement la large stature de la légende sportive Jean Béliveau. Ou encore, à un point bien précis vers l’accueil de l’établissement de détention de Roberval, l’installation Traverses qui se révèle être un riche engagement de silhouettes argentées.
Le procédé optique qu’est l’anamorphose est devenu le dada du sculpteur Éric Lapointe et permet de percevoir, dans un angle bien particulier, une image à partir de formes distordues[2]. Ce type d’œuvre fut développé à la Renaissance, époque où les artistes et les architectes s’intéressaient de plus en plus au fonctionnement de la perception humaine. Ils ont ainsi mis en place différentes techniques pour produire des illusions d’optique capables de transformer notre regard et de mieux comprendre comment nous percevons le monde qui nous entoure[3]. Dans cette même lignée, l’anamorphose a comme fonction de rediriger notre œil : des éléments qui peuvent nous paraître inexplicables, une fois observés sous un nouvel angle créant un ensemble cohérent et esthétique. Cette œuvre nous amène donc à redéfinir au sujet de notre perception.
Maintenant que vous en savez davantage sur l’anamorphose, pourquoi croyez-vous que l’artiste l’a choisie pour réaliser son œuvre Traverses ? Qu’est-ce que cela peut nous révéler sur notre propre perception de ce bâtiment ?
En étudiant attentivement la large trame métallisée composant l’œuvre, des espaces vides sont perceptibles entre les différents personnages. Comme si certains morceaux avaient été retirés d’un immense casse-tête. C’est seulement dans le hall de l’établissement que nous pouvons apercevoir les cinq silhouettes manquantes à cette installation. Elles s’étirent vers l’extérieur comme si elles voulaient rejoindre le reste du groupe. Cette tension entre intérieur et extérieur rappelle la fonction même du bâtiment, soit d’écarter de l’espace social les personnes condamnées pour un crime. L’orientation de ces figures exprime le désir de retourner dans la communauté et de reprendre sa place dans la société. Ces pièces sont réalisées en aluminium et sont également semblables à celles rassemblées sur le cadre extérieur. Ce détail accentue le fait que les détenus ne sont pas différents des autres citoyens, ils ne sont que momentanément sortis de la trame sociale. Ces sorties marquent le tableau extérieur et nous indiquent que la communauté est en quelque sorte pénalisée par ces incarcérations. Traverses réfère donc aux périodes de transition entre l’espace public et pénitentiaire qui aident à la réinsertion de ces personnes dans notre société.
Connaissez-vous d’autres œuvres d’art public qui comportent des éléments distincts se retrouvant à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’un bâtiment ? Si oui, pourquoi l’artiste a-t-il choisi cette mise en espace ? Qu’est-ce que cette décision apporte à l’œuvre ?
La prison est un milieu à l’écart du reste du monde, mais elle constitue une communauté en elle-même. L’établissement de Roberval peut compter jusqu’à 180 détenus en plus des agents des services correctionnels et du personnel de soutien[4]. C’est donc dire que cette population correspond à celle d’un des petits villages avoisinants. Le partage d’une réalité commune ainsi que d’un même espace favorise les interactions entre les individus aussi bien que le développement de différentes relations. De plus, les personnes incarcérées à Roberval viennent de la région ou d’une autre à proximité. Il se peut alors qu’il existe déjà des références communes ou différents liens avant leur arrivée dans cet établissement. La trame humaine créée par Éric Lapointe évoque ainsi l’importance du tissu social tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la prison. Comme ce sont aussi des personnes condamnées à des peines de deux ans moins un jour[5], cette collectivité est en perpétuelle transformation. Cet aspect est illustré par les espaces vides dans le linteau d’aluminium à l’entrée de l’édifice. Le retour dans la société a des effets sur le milieu de vie de l’établissement. Bien que la réinsertion sociale soit plus que souhaitable, elle laisse ses marques dans la communauté carcérale.
L’artiste utilise les espaces entre les silhouettes pour transmettre différentes idées. Cette importance accordée au vide est un peu inusitée. Comment l’absence dans une œuvre d’art peut-elle être signifiante ? Qu’est-ce qu’elle peut révéler ?
Pourquoi l’aluminium est-il le matériau de prédilection de l’œuvre Traverses ?
L’aluminium est une matière prisée par beaucoup de créateurs en art public. En plus d’être très résistant, il est léger et permet de produire des formes impressionnantes sans exercer un poids trop important sur la structure d’un bâtiment. Il est malléable : il se plie sans se briser et sa surface peut être gravée ou brossée pour en modifier la texture. En outre, son apparence ne change pas, même exposé longtemps à de fortes intempéries et à de grands écarts de température, il garde son lustre et demande peu d’entretien.
Il est donc facile de comprendre pourquoi le sculpteur a opté pour cette matière polyvalente. Ce choix conserve l’unicité de l’œuvre, malgré le fait que certaines parties soient protégées à l’intérieur du bâtiment tandis que d’autres sont soumises aux caprices des saisons à l’extérieur. La malléabilité de l’aluminium donne aussi l’occasion à l’artiste de produire des pièces qui s’adaptent aux murs de l’édifice et s’assemblent afin de créer une communauté de silhouettes argentées. Sa légèreté permet enfin de réaliser la structure toute désignée pour ornementer la façade de l’établissement de détention.
Que ressentez-vous en vous plongeant dans le travail d’Éric Lapointe ? Cette création vous interpelle-t-elle davantage maintenant ? Qu’en retenez-vous ? Vos interprétations de départ se sont-elles transformées ? Si oui, comment ? Comprenez-vous mieux la pratique artistique de l’artiste à présent ?
Apprécier une œuvre ne signifie pas nécessairement l’aimer, mais vous permet d’élaborer votre interprétation en dépassant le « j’aime » ou « je n’aime pas ». Une meilleure compréhension de la vision de l’artiste et une prise en compte des éléments narratifs aident à aborder l’œuvre plus en profondeur. C’est le moment de faire une synthèse de vos perceptions et de construire votre propre lecture.
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[1] Inspiré de Repère, petit guide pour regarder, questionner et apprécier l’art contemporain (2016).
[2] Anamorphose. Dans Dictionnaire Larousse. https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/anamorphose/3251
[3] Gravel, P. (2017, 30 décembre). Comprendre le cerveau à travers le regard du peintre. Le Devoir. https://www.ledevoir.com/societe/science/516518/le-regard-du-peintre
[4] Ministère de la Sécurité publique. (2 novembre 2020). Établissement de détention de Roberval. https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/services-correctionnels/milieu-carceral/etablissements-detention/roberval.html
[5] Idem. (3 novembre 2020). Fonctionnement des services correctionnels au Québec. https://www.securitepublique.gouv.qc.ca/services-correctionnels/fonctionnement.html