Dès l’aube de la pensée grecque, avec le Poème de Parménide (VIe et Ve siècles avant notre ère), l’ontologie, et tout ce qui en est découlé pour notre Occident, se fondait sur la dialectique entre l’un et le multiple, le singulier et le pluriel ; et le sujet lui-même se concevait comme une pluralité ouverte, impossible à réduire à une seule caractéristique (femme, noir, homosexuel, TDHA, etc.) parce qu’il se pense comme le résultat d’un croisement, à la configuration variable avec le temps, entre une singularité et une pluralité. On n’a que trop tendance, de nos jours, y compris avec les meilleures intentions du monde, à hypostasier jusqu’au délire ce qui relève de la singularité, fût-elle la plus abusive, la plus imaginaire même. Les premiers vers de ce texte fondateur sont particulièrement éloquents sur les nombres de l’être :
Les cavales qui m’emportent au gré de mes désirs
Se sont élancées sur la route fameuse
De la Divinité, qui conduit partout l’homme instruit ;
C’est la route que je suis, c’est là que les cavales exercées
Entraînent le char qui me porte.
On pourrait consacrer des heures à cet incipit, montrer, par exemple que le découpage de la versification place la divinité, destination finale, en rejet, comme un effet plutôt qu’une cause. Mais ce qui m’intéresse surtout dans le début de ce texte vénérable, c’est qu’il met l’accent, sans bien sûr l’avoir voulu, sur notre principal problème aujourd’hui : la perte de la métaphore qui est la figure fondamentale de l’altérité non seulement apprivoisée, mais inclusive, à cause d’une prolifération virale de sa figure adverse et réciproque, la métonymie, figure du découpage, de la scission, de la différence hypostasiée. Certes, l’une ne va pas sans l’autre et une métaphore qui ne maintiendrait pas ensemble ses éléments constitutifs n’aurait tout simplement pas lieu ; de plus, dans « Achille, ce lion », le héros et l’animal sont liés par une trop grande proximité, par souci pédagogique, mais la plupart du temps, c’est un contexte beaucoup plus vaste qui les éloigne en les réunissant. Comme dans le texte de Parménide où tout commence par un pluriel, les « cavales », métaphore d’une autre pluralité, « mes désirs » : tout le monde aurait très bien compris la métaphore simple : « les cavales de mes désirs », mais le fait de faire apparaître le sujet avec la deuxième métaphore seulement et après l’avoir en quelque sorte analysée : « m’emportent » souligne la pluralité fondatrice de ce sujet, fait de désirs, de désirs semblables à des chevaux au galop et non à « un » cheval débridé. C’est qu’elles « se sont élancées », il faut entendre : sans attendre que le « je » les y pousse ; façon de dire que le « gré de mes désirs » exprime tout sauf la volonté d’un sujet maître de lui-même. Il n’est, comme le dit implicitement le texte, que le « jouet » de ses désirs, ces chevaux fous. Il y a près d’un demi-siècle aujourd’hui, Arrabal titrait un de ses films J’irai comme un cheval fou.
Et la suite coule de source : le singulier, accessoire, de la route mène à la singularité, absolue dirait-on, de la Divinité. Ici la traduction met une majuscule à divinité, sans doute pour respecter l’usage français de la présentation d’un texte poétique, mais dans l’original grec, il n’y en a pas. Entre autres pour une raison qui à elle seule justifierait tout cet article.
Le texte original emploie le mot « daimon », qui a donné notre « démon », mais n’a rien de péjoratif en grec : il désigne aussi bien une inspiration intérieure – chez Platon, Socrate évoque constamment le daimon qui l’habite et l’inspire, et ce n’est pas une divinité extérieure et étrangère au moi – qu’une divinité conçue comme force surnaturelle et principe absolu. La divinité que nous donne la traduction c’est en même temps un for intérieur et l’extériorité absolue coïncide avec l’intériorité qui l’accepte ou la contient. Mais cette coïncidence dans la pensée grecque est un parcours ininterrompu, l’œuvre d’une vie, faite d’étapes, de lieux distincts, de distance en un mot. Ce qui explique le fait que l’Oracle de Delphes proclame au nom d’Apollon : « connais-toi toi-même ».
À cause de cette « relative » indistinction, entre les forces qui constituent le sujet et tout ce qui n’est pas lui, mais qu’on ne peut atteindre que par une série d’étapes : « la route fameuse » qui conduit, grâce aux cavales des désirs, inexorablement à la divinité, à condition que le sujet commence par être cet « homme instruit » qu’on lui présente dans l’ordre du texte comme une métaphore de lui-même ; un lieu donc dans lequel il lui faut s’inscrire, à cause de toute cette topologie de l’altérité, l’ontologie grecque repose sur l’idée d’un sas ou plutôt d’un spectre qui va (ou, aussi bien, vient, comme le disent toutes les théologies) de l’un au multiple, de l’« intérieur » à l’« extérieur » et du soi à l’autre en passant par l’Autre. C’est-à-dire, la transcendance du multiple, qui va de tous les lieux et les temps qui ne sont pas moi jusqu’à l’autre humain – d’abord ma mère, puis mon père, puis la famille et ainsi de suite jusqu’à l’humanité tout entière et son histoire, et jusqu’à tous les lieux et tous les temps, y compris les temps à venir, si du moins il y en a encore ! C’est fort intelligemment que la théologie chrétienne appelle l’autre, en français, mon « prochain » car, proche, il est toujours aussi à venir. La topologie grecque de l’identité et ses apparents paradoxes s’exprimait dans la langue par le mot « xenos », étranger et hôte (dans les deux sens opposés et réciproques de celui qui reçoit et celui qui est reçu). Autrement dit l’autre m’attend au cœur même du sujet que je suis à condition que je sache être son étranger-hôte (xenos) parce qu’il est mon étranger-hôte (xenos). Et tout cela dans une série de distances qui commencent par la pluralité fondamentale qui constitue la singularité de mon identité, quand je ne la réduis pas à un colifichet plus ou moins religieux ou à une revendication plus ou moins sexuelle. Et dans le champ clos de l’Autre qui me fait exister – car sans lui, je ne suis rien – je dois non pas combattre mais apprivoiser les autres en sachant maintenir et respecter leur différence dans notre identité commune telle que je la reconnais en moi.
Ce long rappel d’une des leçons grecques – en période de crise, l’Occident s’est toujours référé à la Grèce, non pas pour y trouver des réponses toutes faites, mais pour placer son présent obscur sous un autre éclairage : celui des Grecs qu’à chaque période, il définissait autrement que ne le faisait la période précédente, car on a les Grecs qu’on mérite – suffirait à faire tout mon propos et je pourrais m’arrêter là. Mais il faut sans doute maintenant montrer brièvement comment tout ce qui précède s’applique à ce que nous vivons, cette dissolution de l’espace commun qui coïncide avec un refus maladif de l’altérité (y compris de la part de ceux et celles qui la revendiquent) et s’exprime par l’alternative mortifère entre le repli sur soi le plus enfermant et la fusion euphorique dans la masse.
Inconsciemment, et en tout cas de façon tacite, l’être humain s’est toujours interrogé sur l’un et le multiple. C’est ainsi que les multiples dieux des origines ont fini par donner naissance au dieu unique des Sémites dont les chrétiens et leurs diverses civilisations sont les héritiers. Et l’humanité descendait ainsi d’un singulier, lui-même sans origine puisqu’il est l’origine de tout, y compris de toutes les origines.
Mais dans la pensée humaine ce dieu, ce principe, incommensurable à l’humain et à sa multiplication mais les engendrant, a fini par « mourir » comme le disait Nietzsche. Une alternative s’est offerte à plusieurs esprits, de plus en plus nombreux : qu’il n’y ait même plus d’origine à proprement parler, mais un événement, une indistinction rompue ; d’abord rien et puis d’un seul coup, tout, le pluriel apparaissant sans singulier originaire ; ainsi l’humain s’est-il imaginé né de l’inhumain, cet humus qui, dans les langues latines, lui a donné son nom ; né du paysage, surgi du sol, autochtone, en grec cette fois. Subitement un Big Bang, une explosion, coïncidant avec l’apparition du multiple indistinct au milieu duquel fonder l’humain, en droit et en fait, à la fois comme individu et comme communauté. Il fallait d’abord s’arracher au multiple du non humain pour déterminer une singularité qui peu à peu allait d’abord se définir en opposition : nature/culture bientôt redoublée par homme/femme, cette opposition ne se trouvant dépassée, par exemple en termes « féministes », qu’au milieu du siècle précédent, au moment de la célèbre assertion de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient », qui semblait dire que tout, y compris ce que l’on s’était habitué à considérer comme une « nature », était en fait culture puisque c’est le rapport à l’autre, tel que la culture l’exprime et le codifie, qui vous faisait devenir femme (ou, aussi bien, homme).
Nous en sommes maintenant au stade où, dépassant l’idée même d’opposition, nous vivons une combinaison inédite qui nous a fait remplacer l’alternative par une alternance et le conflit par un apprivoisement réciproque : nous sommes tout entier nature et culture ; et dans ce « et », comme dans celui qui conjoint singularité et pluralité, moi et autre, se disent une série d’interpénétrations d’appartenances, combinées de façon variable selon les individus : ainsi devrait-on dire que la distinction sexuelle, naturelle et culturelle de part en part, sans que même sa dimension « naturelle » ou biologique soit elle-même aussi nette que nous nous sommes habitué·e·s à le penser, ne coïncide pas avec l’indistinction fondamentale et fondatrice de l’être – sauf à introduire la distinction heideggerienne entre « étant » et « Être » – et encore moins avec ce que nous nous obstinons à appeler nos « préférences », quand il ne s’agit, le plus souvent, que de circonstances qui vous font aimer quelqu’un de votre sexe ou de l’autre sexe ou même quelqu’un·e dont le sexe soit indéterminable, biologiquement ou volontairement, parce que c’est d’abord quelqu’un ou quelqu’une que vous aimez. Et notez bien que pour être tout à fait apte à dire ce que j’ai en tête sans tomber dans le piège qu’une langue genrée, comme le français, pose à toutes les tentatives d’inscription non discriminante – le mot, la phrase, le texte sont gérés par le temps : ils ont toujours un début et une suite ; on ne peut rien dire dans une simultanéité qui serait vraiment non discriminatoire – il faudrait écrire que l’on tombe amoureux de « quelque », c’est-à-dire une pluralité vague, et exprimée pas un singulier, qui pourrait aussi bien désigner un animal ou un inanimé, effaçant du même coup ce qu’il s’agissait de cerner : l’humain.
Heidegger, encore lui, disait qu’on ne peut pas être sans se représenter. Si l’on m’a suivi jusqu’ici, on comprendra qu’il faut entendre la formule « se représenter » dans toute l’ambiguïté qu’elle possède en français et qui évoque celle du mot grec xenos, car on se re-présente en se présentant à l’autre et on se représente aussi l’autre (mais aussi soi-même) devant sa conscience puisque l’autre sens de la formule « se représenter » est « former dans son esprit l’image de…» (Grand Robert, tome V, p.1974).
La représentation, toute forme de représentation, est toujours un éloignement de soi, mais un éloignement spéculaire qui vous revient en quelque sorte dans la face ; c’est une scissiparité entre soi-même et son image, l’image qu’on se fait de soi et l’image de soi qu’on offre à l’autre ou que l’on veut offrir ; une scissiparité entre soi et l’autre, soi et l’image qu’on se fait de l’autre ou celle qu’il veut qu’on s’en fasse.
Le théâtre et la démocratie, instaurés en Grèce au même « moment » historique, ne sont qu’une même invention géniale qui conjoint le soi à l’autre, conjugue le proche avec le lointain, le compatriote avec l’étranger, l’humain et le non-humain, dans un processus de représentation réciproque qui fait se négocier perpétuellement la juste distance sur laquelle s’instaurera, géométrie variable, la différence et la ressemblance, le spécifique et l’indifférencié et, en fin de compte, le singulier et le pluriel, celui-ci devenu masse indistincte dès que son nombre dépasse l’entendement (voyez les réseaux sociaux, ce cloaque d’asocialité).
À l’inclusivisme forcené qui revendique la place de chacun et surtout de toutes les différences, non seulement dans la société mais sur la scène de la représentation où par ailleurs, désormais, la virtualisation quasi totale de tous les fonctionnements, tous les cérémoniaux de la société nous réduisent (Debord parlait de « société du spectacle »), à cet atomisme total s’oppose une massification elle aussi totale. Nous tentons tous désespérément de négocier, et pour l’individu que nous sommes et pour chacun des regroupements dont nous faisons partie, la géométrie variable de la proximité qui nous donnerait lieu, nous ménagerait une place qui nous appartienne en propre.
Sans y parvenir encore, c’est tout notre problème.
Je ne suis que si tu me donnes lieu, et ce lieu d’être c’est la représentation, cet événement qui infléchit le regard pour notre représentation réciproque. La proximité est une dialectique. Ou, à tout le moins, une négativité agissante.
Inclusive, parce que partagée sous peine de rester sans effet.