LA TROISIÈME ÉNIGME 2/2

Par Zone Occupée

Normand Baillargeon

Normand Baillargeon enseigne la philosophie de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal. Il a publié des ouvrages consacrés à la philosophie (StéroÏdes pour comprendre la philosophie; L’arche de Socrate), à l’éducation (L’éducation; Je ne suis pas une PME; Liliane est au Lycée), à la pensée critique (Petit cours d’autodéfense intellectuelle; Raison Oblige), à l’anarchisme (L’ordre moins le pouvoir) et à la poésie (Trames). Il a aussi traduit et édité des auteurs qu’il admire particulièrement : Rudolf Rocker, Noam Chomsky, Frederick Douglass, Voltairine de Cleyre, Bertrand Russell et Lewis Carroll.

Photo © Radio-Canada / Martin Ouellet

(SUITE ET FIN)

Un peu triste, mais soulagé de ne pas avoir manqué de répondre à une ou des questions, il fit rapidement sa toilette, avala un morceau au restaurant de l’hôtel et sauta dans un taxi pour l’OIS. Tout au long de son repas et du trajet, il ne quitta pas son téléphone des yeux.

Il était parmi les premiers dans la file des journalistes qui attendaient l’ouverture des portes de l’auditorium, consultant sans arrêt son portable en attendant son courriel. Et s’ils avaient changé d’idée? S’ils avaient finalement retenu quelqu’un d’autre?

Mais le courriel tant espéré arriva bien : juste au moment où les portes ouvraient. Il s’empressa de le lire tout en marchant vers un siège.

***

Sur scène, un podium et un micro. On entendait, venus des coulisses, des bruits de pas et des voix, sans pouvoir préciser ce qu’elles disaient. Manifestement, l’excitation était à son comble, tant dans la salle que derrière la scène.

Pour patienter, Maria, après avoir jeté un œil sur Marcus qui semblait fébrilement en train d’écrire quelque chose sur son téléphone et avoir tenté en vain de lui adresser un sourire, ouvrit son ordinateur pour relire ce qui serait sans doute le début du texte qu’elle rendrait complété, par ce qu’on apprendrait avec ce qui se dirait ici tout à l’heure.

Voici ce qu’elle lut.

***

Vous vous souvenez certainement de ce penseur que vous avez rencontré dans vos cours de biologie : Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829). Contre une longue tradition qui a pensé que les espèces étaient créées par Dieu et immuables dans le temps, une position appelée le fixisme, Lamarck a entrepris de penser leur changement. Car elles changent et on le voit par exemple dans les hybridations, dans les fossiles, dans les modifications peu à peu apportées par l’homme aux animaux domestiques. Lamarck suggère de plutôt voir une lente, graduée et progressive évolution des espèces. Celles-ci se transforment sous l’effet du milieu en s’adaptant à lui. La fonction crée l’organe, en somme. Et les caractères ainsi acquis se transmettent des parents à leurs descendants et tout au long des générations suivantes.

Cette idée a vite été abandonnée et, avec elle, l’idée d’hérédité des caractères acquis. Un des éléments décisifs a été l’expérience de August Weismann (1834-1914) sur des souris auxquelles, sur des générations successives, il coupait la queue : ce caractère ne se transmettait pas.

C’est alors Charles Darwin (1809-1882) qui a fourni le cadre conceptuel pour expliquer l’évolution. Son idée, inspirée de ce qu’il a vu chez diverses espèces lors de ses voyages, et d’observations faites sur la sélection artificielle que nous faisons de certains traits chez nos animaux domestiques, l’ont amené à conclure que les individus varient d’une génération à l’autre, mais que ces variations sont généralement imperceptibles. L’évolution se fait par une sélection naturelle, par quoi le plus apte, celui qui rencontre par hasard un milieu favorable à sa survie, est justement favorisé : et ces variations utiles s’accumulent au fil des générations. Sur de nombreuses générations, une variation importante peut se produire et une nouvelle espèce peut même apparaître.

Darwin ne pouvait expliquer le mécanisme en cause. C’est la biologie moléculaire et la découverte de l’ADN qui le permettra. Mais voilà qu’une brèche allait s’ouvrir dans ce bel édifice – et ce fut la première énigme. On vit en effet, contre toute attente, qu’il pouvait se produire une hérédité des caractères acquis, un peu comme Lamarck le pensait. Mais cette fois l’ADN était en cause et pouvait expliquer le stupéfiant phénomène. On le vit de manière dramatique lorsque se produisit la famine néerlandaise de 1944. En un mot, les femmes touchées par cette famine mirent au monde des enfants en mauvaise santé et de petit poids. Mais, surprise, ces bébés femelles, à leur tour, devenues adultes, donnèrent naissance à des bébés de petit poids; et leurs filles également, le moment venu. On comprit peu à peu que des conditions de vie peuvent provoquer des changements permanents dans le programme génétique, que l’ADN peut être modifié par l’environnement. Je vous épargne le détail du processus par lequel cela se produit, mais l’essentiel à comprendre est qu’une nouvelle branche de la biologie moléculaire était née : l’épigénétique.

Vous le savez : elle permet d’expliquer, au moins en partie, la terrible épidémie à laquelle nous avons été confrontés.

Nous avions tous vu et redouté, au fil des ans, les effets souvent dévastateurs, pour la santé mentale et pour les relations humaines, des réseaux sociaux, d’Internet, de nos téléphones cellulaires, des jeux vidéo : ces dramatiques effets, avec l’isolement auquel ils conduisaient certains usagers et l’obsession maladive de revenir à ces écrans, étaient de mieux en mieux documentés et souvent résumés, justement sous l’expression d’autisme induit par les écrans. C’était beaucoup le cas chez les plus jeunes et le mal n’était pas encore généralisé. Mais voilà, comme vous le savez, il y a deux ans, le phénomène s’est répandu de manière exponentielle et inexplicable. On a commencé à soupçonner que ce caractère acquis, la dépendance aux écrans, pouvait être transmis génétiquement, comme l’épigénèse invite à le penser. Cela résoudrait une première énigme. Mais le mal ne se transmettait pas seulement aux nouveaux-venus, cette fois : il touchait aussi tout le monde, sans distinction d’âge, de pays, de classe sociale, de scolarité. Comment l’expliquer? C’était la deuxième énigme.

Vous le savez sans doute : elle fut résolue en janvier dernier par des chercheurs de l’Institut Lamarck, justement, en Belgique. Ceux-ci montrèrent que, contre toute attente, la mutation de l’ADN survenue s’accompagnait de la création d’un virus, qu’on a baptisé AVID-21. La virologie, cette fois, un jour qu’on espère prochain, nous expliquera comment cela a été possible. Mais le fait est que ce virus, qui a été identifié et dont on soupçonne que le patient zéro est né en Chine, a commencé à se transmettre rapidement, par simple contact, sur toute la planète, faisant des personnes atteintes des sortes de zombies enfermés dans un monde virtuel dont ils ne sortent pour ainsi dire plus. Des parents ne s’occupaient plus de leurs enfants, des professeurs, des médecins, toutes sortes de gens ne remplissaient plus guère et qu’à contrecœur leurs tâches respectives. Chacun des individus atteints passait tout son temps les yeux rivés sur un écran, ne dormant presque plus.

Les rappels à l’ordre, à notre interdépendance, au bien commun, à des valeurs de solidarité et d’humanité ne changeaient rien et le mal affectait de plus en plus de gens. Heureusement, avec une vitesse jamais encore vue, un vaccin fut développé contre le virus, justement par l’OIS. Et avec une rapidité elle aussi encore jamais égalée, on le fabriqua et on le distribua à l’échelle planétaire. C’était il y a six mois. Le succès de l’opération fut aussi retentissant qu’inespéré. À ceci près : il restait inexplicablement sans effet sur certaines personnes. C’était la fameuse troisième énigme.

Maria leva les yeux. Son texte s’arrêtait là et serait complété par ce qu’elle entendrait bientôt. On s’agitait sur la scène. La conférence allait bientôt commencer.

***

Marcus en était au quatrième courriel de questions auquel il avait répondu. À chaque fois, on lui posait plusieurs et de plus en plus étranges et pointues interrogations scientifiques, littéraires et philosophiques, destinées, disait-on, à s’assurer qu’il possédait cette culture générale indispensable pour bien accomplir le travail de vulgarisation qui était le sien. À chaque fois, les questions posées étaient plus ou moins, mais souvent beaucoup moins que plus, reliées à des articles qu’il avait publiés l’année précédente.

Avait-il par exemple couvert un procès pour fraude fiscale, qu’on lui demandait qui avait inventé la comptabilité en partie double; ce que signifiait le concept de valeur actuelle nette; et ce que le philosophe G. W. F. Hegel avait dit de l’impôt dans ses Principes de la philosophie du droit. Il devait donner l’impression de savoir tout cela et donc répondre rapidement aux questions posées. Pour cela, il allait fébrilement consulter des pages sur Internet, redoutant que les prochaines questions n’arrivent avant qu’il ait envoyé ses réponses.

À des kilomètres de là, dans un bureau à la porte close et aux rideaux tirés du Washington Times, John Douglass, Robert Cherry et Michaël Stern s’amusaient follement de leur bon coup. L’envoyer à Berne… et le berner ainsi.

Ils envoyèrent une nouvelle liste de questions, plus idiotes encore que toutes les autres, faisant le pari, aussitôt remporté, qu’aveuglé par sa vanité et son carriérisme il y répondrait.

***

Sur scène, un présentateur venait d’annoncer que ce serait le président de l’OIS, le docteur Ranucci, qui prendrait la parole, avant de répondre aux questions des journalistes.

Celui-ci s’avança vers le podium. Tous les yeux étaient rivés sur lui, à l’exception de ceux de Marcus, qui répondait fébrilement à un autre courriel.

***

Après des applaudissements nourris qui suivirent la période de questions, la salle se vida, à l’exception de Maria, qui resta sur place pour rédiger son texte, et de Marcus, toujours occupé à répondre à des courriels.

Maria ouvrit son ordinateur, remit à plus tard la consultation des courriels, certains supposés urgents qu’on lui annonçait, et entreprit de compléter son article. Ce serait vite fait.

***

Et voilà que ce 5 juillet, la solution à cette dernière énigme, que nous attendions tous avec impatience, a été donnée par le docteur Anthony Ranucci, au siège social bernois de l’OIS. Cette solution est simple et totalement inattendue. Le mécanisme demande encore à être élucidé, mais ses effets sont avérés et expliquent pourquoi le vaccin est inefficace chez certaines personnes.

On se rappellera comment fonctionne ce vaccin, développé à l’aide de techniques rendues possibles par Crispr-cas9.

En termes simples, les chercheurs sont partis d’un virus atténué de l’influenza, un virus dont on se sert d’ordinaire pour fabriquer un vaccin contre la grippe saisonnière. Puis, ils en ont modifié l’ADN en y insérant une séquence de celui de l’AVID-12, dans laquelle se trouve une protéine grâce à laquelle il pénètre dans les cellules humaines et fait son œuvre. En bout de piste, on se retrouvait avec une version atténuée de l’AVID-12 qu’en théorie l’organisme pouvait reconnaître et combattre en bloquant son entrée dans les cellules. On le sait : c’était bien le cas et le vaccin s’est révélé d’une spectaculaire efficacité.

Mais une énigme subsistait. Il était totalement inefficace chez certaines personnes. L’OIS vient d’annoncer qu’elle est résolue.

Pour comprendre cette étonnante solution à la troisième énigme, il nous faut remonter aux débuts de l’humanité, quand nous vivions en bandes composées de peu d’individus. Coopérer était essentiel à notre survie. Par exemple pour chasser, construire un habitat, lutter contre des ennemis. Mais il pouvait arriver que certains veuillent tirer bénéfice de la coopération mais sans coopérer. Un tel participait à la chasse et mangeait la part de la proie qui lui revenait. Mais s’il tuait seul une proie, il ne partageait pas.

L’épigénétique a ici encore fait son œuvre et sélectionné ceux et celles appelés des altruistes. Un gène est apparu et une équipe de Montréal l’a récemment identifié. Ce gène favorise l’altruisme chez les humains et a, du même coup, sinon éliminé les tricheurs du moins fait disparaître la plupart d’entre eux.

Les chercheurs de Montréal ont vite fait le lien. Le virus rendait inopérant le gène altruiste; le vaccin le réactivait. Chez les tricheurs, chez ceux n’interagissant avec les autres en n’ayant en tête que leur propre intérêt et en feignant l’altruisme au besoin, chez ceux-là qui ne disposent pas de ce gène, le vaccin reste sans effet.

Ces non-altruistes sont une minorité et l’OIS est persuadé que, par l’éducation, il est possible d’inverser le processus qui rend le vaccin inefficace sur eux.

Qui sait les effets qu’une telle éducation pourrait en outre avoir sur nous tous en encourageant, en valorisant les comportements altruistes? L’avenir et lui seul nous le dira.

***

Marie signa son texte et l’envoya à l’agence.

Quand elle quitta la salle, elle voulut saluer Marcus, qui s’y trouvait encore, toujours penché sur son téléphone. Il ne réagit pas.

Maria sourit en s’éloignant.

***

Le lendemain, le texte de son journaliste, dont on restait d’ailleurs sans nouvelles, n’étant pas rentré – et ses trois collègues qui avaient chaudement recommandé qu’on l’envoie à Berne se confondant en excuses –, le Washington Times publia en première page, sur la nouvelle du jour pour tous les journaux du monde : la solution enfin trouvée à la troisième énigme, un texte de l’Agence Canada Presse signé Maria de Claire.

À la fin de son texte, on annonçait que son auteure venait de remporter le prestigieux Prix Wurlitzer.

FIN

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