LA TROISIÈME ÉNIGME 1/2

Par Zone Occupée

Normand Baillargeon

Normand Baillargeon enseigne la philosophie de l’éducation à l’Université du Québec à Montréal. Il a publié des ouvrages consacrés à la philosophie (StéroÏdes pour comprendre la philosophie; L’arche de Socrate), à l’éducation (L’éducation; Je ne suis pas une PME; Liliane est au Lycée), à la pensée critique (Petit cours d’autodéfense intellectuelle; Raison Oblige), à l’anarchisme (L’ordre moins le pouvoir) et à la poésie (Trames). Il a aussi traduit et édité des auteurs qu’il admire particulièrement : Rudolf Rocker, Noam Chomsky, Frederick Douglass, Voltairine de Cleyre, Bertrand Russell et Lewis Carroll.

Photo © Radio-Canada / Martin Ouellet

Berne, Suisse, 5 juillet 2022

Il était à peine huit heures, mais presque tous les journalistes convoqués pour neuf heures à son siège social bernois par l’OIS (l’Organisation Internationale de la Santé) étaient là. La rumeur qui courait depuis quelques jours était-elle vraie?  L’OIS avait-elle enfin résolu ce que l’on appelait désormais la troisième énigme? Chacun se posait la question et attendait avec impatience l’ouverture des portes du grand auditorium. Si la rumeur disait vrai, ce serait alors enfin la conclusion de cette terrible histoire qui durait déjà depuis plus d’un an.

Tout le monde connaissait celle qui, à côté de l’homme qui consultait sans arrêt son téléphone, se tenait au tout début de la file : Maria de Claire, la célèbre journaliste de l’Agence Canada Presse. Elle venait, par politesse, de se présenter à l’homme à côté d’elle, un trentenaire manifestement préoccupé par quelque chose. Sans démontrer d’intérêt pour engager avec elle la conversation, il  lui avait dit s’appeler Marcus Burns et travailler pour le Washington Times.

À un peu plus de trente ans, Maria était elle aussi encore relativement jeune, mais c’était déjà une sorte de légende dans son milieu, et même au-delà. Elle était très jolie, certes, et qui la voyait ce jour-là pour la première fois devait en convenir : on n’avait pas exagéré en vantant sa beauté. Mais elle était surtout savante et sérieuse, bien plus savante que ne le sont hélas trop souvent les journalistes affectés au domaine scientifique. Il faut dire que son parcours n’avait rien de commun.

Maria était entrée très jeune à l’université, aboutissement normal d’une élève particulièrement douée. Tout l’intéressait, mais à cette époque elle se passionnait par-dessus tout pour deux choses : les mathématiques et le hockey, qu’elle pratiquait d’ailleurs en plus d’être, assurait-elle, la plus grande fan des Rangers de New York.

Elle avait été sans difficulté admise au baccalauréat en mathématiques et son parcours d’étudiante y avait été exemplaire. Ses collègues l’appelaient Archimède en raison de sa passion pour cette science, semblable à celle du grand mathématicien de l’Antiquité qui oubliait même de manger ou de se laver tant il était absorbé par les problèmes qu’il cherchait à résoudre. Tout le monde sait que c’est justement en entrant dans un bain qu’on l’avait sans doute forcé à prendre que la solution à un problème qu’on lui avait posé lui était soudainement apparue. Archimède était alors sorti de son bain et avait couru nu dans les rues de la ville en criant : Eureka!, ce qui veut dire :« J’ai trouvé! » Et quand Maria donnait, dans l’équipe au sein de laquelle elle travaillait, la solution à un problème (elle était plus qu’à son tour la première à la trouver…), ses collègues, en riant, lançaient : Eureka! Ce qui faisait rire aussi la principale intéressée.

C’est durant sa dernière année au baccalauréat qu’elle avait, par hasard, à la cafétéria, fait la rencontre d’un jeune homme qui menait des recherches sur le clonage, des recherches aussi prometteuses que moralement sujettes à vifs débats. Il avait été question des infinies, mais aussi possiblement dangereuses et inquiétantes, possibilités pratiques ouvertes par ce que le jeune homme présentait comme un ciseau permettant de jouer dans le code génétique : Crispr-cas 9.

Cet acronyme était nouveau pour Maria : en fait, sa création était alors toute récente. Mais le sujet et les perspectives théoriques et pratiques qui s’ouvraient par les passionnées paroles du jeune homme, sans oublier les immenses et parfois terrifiants enjeux sociaux, politiques et éthiques qui venaient avec eux et qu’elle devinait sans mal, tout cela la passionna elle aussi d’emblée. Elle lut bientôt tout ce qu’elle put trouver sur le sujet et décida, contre toute attente et à la grande tristesse de ses professeurs, de ne pas s’inscrire à la maîtrise en mathématiques, comme cela avait toujours été son projet, et de plutôt entreprendre un baccalauréat en sciences biomédicales.

Elle fit là aussi de brillantes études, se passionnant pour bien d’autres sujets que son ciseau génétique, pour bien d’autres avenues de recherche et pour bien d’autres enjeux soulevés par eux. Mais sa vie devait prendre un tour inattendu.

C’est son amour du hockey qui en serait la cause.

L’année précédente, lors des séries éliminatoires de la Coupe Stanley de la Ligue Nationale de Hockey, déçue depuis des années de constater que les prédictions de ses commentateurs sportifs préférés étaient si souvent erronées, elle avait entrepris de faire elle-même des prédictions pour chacun des 15 affrontements pouvant demander jusqu’à sept matchs et qui servent à déterminer le grand vainqueur. Pour ce faire, elle se fonda notamment sur les résultats des rencontres précédentes des deux équipes s’affrontant et utilisa pour ses prédictions un modèle statistique basé sur des tests d’hypothèse. Son taux de succès, prévisible selon le modèle utilisé, a été de près de 95 %. Ceux des quatre commentateurs réputés experts, qu’elle suivait attentivement, étaient respectivement de 17 %, 33 %, 41 et 49 %. Pathétique, s’était-elle dit voyant cela, en se promettant de les mettre au défi de faire mieux qu’elle la saison prochaine. Ce qu’elle fit.

Les séries commençant, elle écrivit une lettre à son journal préféré pour donner ses prédictions pour chacun des huit matches des quarts de finales. Elle seule parmi les experts eut raison sur toute la ligne. Il en alla de même pour les autres séries, jusqu’à la victoire finale à l’équipe qu’elle avait donnée comme gagnante. Hélas, ce n’était pas ses chers Rangers, éliminés comme elle l’avait à regret prédit dès le premier tour.

On lui fit plusieurs offres d’emploi comme journaliste sportif affectée au hockey. Elle en accepta une, dans un quotidien très populaire, pensant que cela durerait quelques mois, le temps de souffler un peu après six années d’études universitaires, avant de s’engager dans le long tunnel menant à la maîtrise en recherche biomédicale.

Mais le destin en avait décidé autrement.

De rencontre en rencontre, elle croisa le journaliste qui couvrait la science dans le journal où elle travaillait. Ils se lièrent d’amitié et quand, peu de temps après, il annonça qu’il prenait sa retraite, il recommanda chaudement Maria comme celle qui devrait lui succéder. Et c’est ainsi que la jeune femme entreprit la plus inattendue des carrières. De l’avis de tous, depuis bientôt deux ans qu’elle travaillait comme journaliste, elle y excellait et se révélait exceptionnellement compétente.

***

On venait d’ouvrir les portes de l’auditorium et les journalistes s’y engouffrèrent. Marcus Burns s’éloigna d’elle, les yeux rivés sur son téléphone.

C’était pour lui un moment aussi inattendu qu’extraordinaire.

Deux jours avant, il n’était qu’un jeune reporter presque encore au début de sa carrière et auquel on confiait des tâches peu exaltantes et même ingrates dont les collègues plus âgés ne voulaient pas. L’ambitieux jeune homme qu’il était s’en désolait et faisait de son mieux pour attirer sur lui l’attention de ses supérieurs. Après ses études en biologie et en journalisme, il se sentait prêt pour relever de nouveaux et grands défis.

Et soudainement, coup sur coup, la chance lui souriait avec deux belles, deux grandes et totalement inattendues surprises.

La première était arrivée le jour précédent.

Dès son arrivée au journal, ce matin-là, il avait appris de John Douglass, son collègue au secteur des chiens écrasés, que la rédactrice en chef le demandait dans son bureau. Il s’y rendit aussitôt, s’étonnant que John le suive. « Ne t’en fais pas : tu comprendras vite pourquoi », lui avait dit celui-ci.

Dans le bureau de madame Mead, outre celle-ci, se trouvaient deux autres de ses collègues, des personnes avec lesquelles il ne lui avait jamais semblé entretenir autre chose que des rapports professionnels et même quelque peu froids, sans empathie aucune : Robert Cherry, dit Bobby et Michaël Stern.

Madame Mead prit la parole.

« Monsieur Burns, voici l’opportunité que vous attendiez, vous qui avez tellement à cœur votre carrière. »

Elle marqua une pause pour mesurer son effet. Il est était de notoriété publique, dans la salle de rédaction, qu’elle ne portait pas en très haute estime ce jeune journaliste, qu’elle jugeait certes talentueux mais prétentieux et arriviste.

Elle reprit :

« C’est avant tout à vos estimés collègues ici présents que vous le devez. Madame Sagan, notre brillante journaliste affectée à la science, vient de tomber malade et devra s’absenter plusieurs jours, et peut-être même quelques semaines. Or, comme vous le savez certainement, l’OIS a convoqué pour après-demain une brochette de journalistes triés sur le volet pour une conférence de presse exceptionnelle. On s’attend à ce qu’elle annonce avoir enfin résolu la troisième énigme. Or vous êtes la seule personne parmi nous à être formé en biologie et donc à pouvoir comprendre et vulgariser ce qui sera sans doute annoncé. Vos collègues ont suggéré que ce soit vous qu’on envoie à Berne à la place de Mme Sagan. L’OIS a été informée de ce changement.»

Elle marqua un temps. Marcus Burns avait du mal à contenir sa joie. Il souriait tour à tour à Mme Sagan et à chacun de ses trois collègues.

« Voici, dit-elle en lui tendant une enveloppe, vos billets d’avion et votre réservation d’hôtel. Ne tardez pas : vous partez en fin d’après-midi. Et n’oubliez surtout pas votre certificat de vaccination : sans quoi, on vous refuserait l’entrée au pays.»

« Je ne sais trop comment vous remercier, chacun de vous et je … »

Madame Sagan l’interrompit :

« Nous serons remerciés de notre confiance quand nous recevrons le texte, excellent comme il se doit de l’être, que vous nous enverrez et qui figurera en première page le lendemain, si du moins l’annonce faite à Berne est à la hauteur de nos attentes et de celles de la planète toute entière. »

En sortant du bureau, Marcus se confondit quand même en remerciements à ses collègues et partit aussitôt chez lui faire ses valises et prendre son passeport et son indispensable certificat. Il lui fallait arriver à l’aéroport de nombreuses heures avant celle prévue du décollage : le trafic aérien avait certes repris depuis la distribution du vaccin, mais prendre l’avion restait une course à obstacles dans laquelle de nombreuses mesures de sécurité devaient être suivies à la lettre.

Le voyage se déroula sans problème. Et c’est à l’hôtel, le soir d’avant le grand jour, que le journaliste reçut sa deuxième surprise.

Il relisait sur son ordinateur les textes du dossier qu’il avait nommé Énigme 3, histoire de se préparer à la conférence de presse du matin, quand la sonnerie de sa messagerie lui annonça qu’un courriel important venait de lui arriver. Il ne put s’empêcher d’aller voir ce qu’il en était. Il resta un moment bouche bée. Le Prix Wurlitzer. Rien de moins. Pour lui. Le prix que rêve de gagner quiconque commence dans ce métier. Ce prix si souvent remporté par des personnes qui allaient connaître une fulgurante carrière. Ce prix dont il rêve depuis son tout premier jour au Washington Times. Et voilà qu’arrivait au moment le plus inattendu ce courriel. Il le relut.

« Cher Monsieur Marcus Burns,

Nous espérons que tout se passe pour le mieux pour vous en ces temps pas ordinaires.

Nous sommes les trois membres du jury pour l’attribution du Prix Wurlitzer cette année et c’est à ce titre que nous vous contactons aujourd’hui.

Nous en sommes au dernier sprint de nos délibérations et nous aurions quelques questions à vous poser avant de rendre notre décision.

Vous n’êtes bien entendu aucunement tenu de prendre part à l’exercice que nous vous proposons. Mais ceci aiderait certainement votre candidature, car sur quelques plans elle nous semble incomplète et demande des éclaircissements que vous pourrez sans doute nous fournir.

Dans l’éventualité où, comme nous l’espérons, vous répondrez positivement à cette demande, nous vous ferions parvenir nos questions par courriel. Ils nous faudrait en ce cas recevoir rapidement vos réponses, car la date de tombée pour l’annonce du récipiendaire du prix approche à grands pas.

Vous aurez deviné que nous tenons, que nous devons même, pour le moment du moins et jusqu’à l’annonce du gagnant, à préserver notre anonymat.

Cordialement,

Le comité d’attribution du Prix Wurlitzer 2022 »

Il s’empressa de répondre.

« Chers membres du jury pour l’attribution du Prix Wurlitzer 2022,

C’est un plaisir et un honneur dont je prends, croyez-le bien, toute l’immense mesure d’être considéré pour recevoir ce prix si important et si précieux.

Il me fera plaisir de répondre à toutes les questions que vous voudrez me poser.

Cordialement,

Marcus Burns

Journaliste

Washington Times »

Il était alors près de minuit. Le décalage horaire faisait son œuvre. Mais il lutta contre le sommeil le plus longtemps qu’il le put, de peur de rater le prochain courriel qui contiendrait sans doute une question à laquelle il devrait rapidement répondre. Il s’endormit vers trois heures du matin. Ce fut l’alarme de sa tablette qui le réveilla, comme prévu, à 5 h 30.

Il s’empressa de récupérer son courrier. Il n’avait rien reçu.

À SUIVRE…

 

CETTE CAPTIVANTE NOUVELLE SE CONCLUE DANS LE NO 21

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