LA THÉÂTRALITÉ DU MOI

Par Zone Occupée

Mustapha Fahmi

Mustapha Fahmi est professeur de littérature anglaise à l’Université du Québec à Chicoutimi dont il a été le vice-recteur de 2012 à 2017. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et articles savants, notamment sur l’œuvre de Shakespeare. Son dernier livre, La leçon de Rosalinde (La Peuplade, 2018), un recueil de réflexions philosophiques, a mérité le Prix du meilleur livre de sa catégorie à la 53e édition du Salon du livre du Saguenay–Lac-Saint-Jean et a été lauréat du prix Distinction littéraire en 2019.

Photo © Sophie Gagnon Bergeron

Je n’existe que déguisé.

Pessoa

 

Le Roi Lear de Shakespeare est l’histoire d’un vieux monarque britannique qui cède son royaume, ses pouvoirs et ses biens à ses filles, mais qui garde le titre de roi. Dans une scène cruciale qui se déroule dans le château de sa fille Goneril, le roi fait appel aux services de l’un des intendants, Oswald, mais ce dernier l’ignore et quitte les lieux sans explication. Indigné, le souverain exige le retour immédiat de l’intendant : il veut le corriger, lui montrer les bonnes manières. Une fois Oswald devant lui, Lear lui pose une question simple : « Qui suis-je ? » Dans la tête du vieux monarque, il ne peut y avoir qu’une seule réponse possible, à savoir « vous êtes le roi », car l’identité pour lui tient d’une sorte d’essence ne dépendant d’aucun facteur externe : quand on est roi, on l’est pour toujours. Mais l’intendant a une compréhension plus terre-à-terre des choses : un roi, dans son esprit, c’est quelqu’un qui possède un royaume et tout ce qui s’y attache, notamment le pouvoir et la fortune. Sa réponse, elle aussi, est simple, mais cruelle : « Vous êtes le père de ma maîtresse ». Le roi est stupéfait, outré, insulté. Il traite Oswald de tous les noms, il le frappe. Goneril arrive, au grand soulagement du roi. Cependant, au lieu de punir l’intendant pour son insolence, elle lui donne raison et critique sévèrement le comportement de son père. Lear est sous le choc. Ne comprenant plus rien de ce qui se passe, il regarde autour de lui et demande : « Qui peut me dire qui je suis ? » Avec la question de Lear, Shakespeare touche au cœur de ce que nous appelons aujourd’hui la question identitaire : Qu’est-ce qu’une identité ? De quelle façon s’articule-t-elle et dans quelles circonstances peut-elle se perdre ?

Identité

Lorsque le roi Lear dit à son ami Gloucester qu’à la naissance « nous pleurons d’être arrivés sur ce grand théâtre de fous », il exprime en fait une idée qui revient souvent dans les pièces de Shakespeare, à savoir le caractère théâtral de la vie humaine. La vie, selon le dramaturge anglais, est un théâtre où, tels des acteurs professionnels, nous passons d’un rôle à l’autre. Le rôle que nous assumons reflète moins notre réalité que notre idée de la vie bonne. Si, à titre d’exemple, je considère la vie artistique comme la meilleure vie possible, je ferai tout pour l’incarner dans mon comportement devant les autres. Et c’est là où je deviens un acteur, dans le sens où je me mets à parler, à m’habiller, à agir en artiste. Le rôle que je choisis de jouer dans l’espace public donne un sens à ma vie, une forme et une direction, et me fournit ce que le philosophe Charles Taylor appelle un « langage d’articulation », c’est-à-dire un langage riche qui me permet non seulement de communiquer avec les autres, mais aussi de prendre position sur différents sujets. Être artiste devient l’objectif qui dirige mes actions, mes choix et mes décisions.

Toutefois, pour que j’aie une idée claire de ce que je suis et afin que mon identité soit complète à mes yeux, il faut que j’entre en dialogue avec d’autres personnes, plus particulièrement avec celles dont l’opinion m’importe. Il est impérieux que les personnes qui comptent pour moi reconnaissent le rôle que je veux jouer dans la vie, car si elles refusent de le faire ou si elles se montrent indifférentes à l’égard de ce qui m’anime, de ce qui me donne le sentiment de mener une vie intéressante, cela pourrait me pousser à douter de moi-même. En d’autres termes, une crise d’identité survient lorsque les personnes qui comptent pour nous refusent de nous voir comme nous nous voyons nous-mêmes. Si je me définis en tant qu’artiste alors que les membres de ma famille voient en moi quelqu’un d’autre, un fonctionnaire par exemple, qui a de l’avenir dans la fonction publique, mais qui perd son temps à faire des tableaux et des sculptures que personne ne veut acheter, il est possible que je traverse une crise d’identité. Il est possible également que je me trouve contraint de choisir si je veux ou non rester parmi des personnes qui ne reconnaissent pas le rôle que je veux jouer dans la vie, le seul rôle qui, à mon sens, est apte de me rendre heureux. Si je décide de rester, ce sera au prix de mon identité. Rien de moins.

Mon identité, ce n’est pas ce que « je suis », mais bien ce que je veux être.

Cela ne signifie pas pour autant que je suis libre de choisir le rôle que je veux : ma liberté se limite en fait à ma capacité à choisir parmi la variété de rôles que la société m’offre. Chaque société ouvre à ses membres des possibilités de rôles et en ferme d’autres. Aujourd’hui, je peux, entre autres, jouer le rôle d’artiste, de politicien, de penseur ou d’influenceur, mais je ne peux pas camper celui de chevalier errant ; je n’ai plus cette possibilité. Si je décide malgré tout de le faire, on rira de moi ou on me traitera de fou. Choisir un rôle non reconnu par la société dans laquelle j’évolue, c’est rompre le dialogue avec les autres, ou du moins le rendre difficile. Cela ne veut pas dire que je doive jouer mon rôle exactement comme le veut la société ; je peux l’améliorer, le modifier ou le subvertir. La seule chose que je ne peux pas faire, c’est l’inventer ou le sortir de son contexte pour le transposer dans un autre qui lui est étranger. Je n’ai pas besoin non plus que mon rôle soit reconnu par tout le monde, en autant qu’il le soit par ceux et celles qui comptent pour moi. Outre son caractère théâtral, l’identité est fondamentalement dialogique, elle s’articule toujours en dialogue avec les autres. Mais « l’autre » ici n’est pas celui que je ne suis pas, ni celui dont le refoulement et l’exclusion sont essentiels à mon existence. Il s’agit plutôt d’un interlocuteur qui m’accompagne dans ma quête d’une vie bonne.

Théâtralité et authenticité

Si Lear continue de jouer le rôle de roi même après avoir cédé son royaume à ses filles, c’est parce qu’il s’agit pour lui du seul rôle qu’il sait jouer, il n’en connait pas d’autres. S’il n’est pas roi, il n’est rien. Lorsque l’intendant refuse de le servir, ne voyant en lui que le père de sa maitresse, le vieux souverain se met en colère, certes, mais il n’éprouve pas de doute par rapport à ce qu’il est, pas encore : Oswald ne compte pas pour lui, après tout. C’est seulement lorsque sa fille arrive et critique son comportement devant tout le monde que la dissolution de son identité s’amorce : « Qui peut me dire qui je suis ? » Ce que Lear semble ignorer, c’est que l’histoire de sa vie, celle où il joue le rôle de roi, vient d’être réécrite par ses filles depuis la division du royaume, et que les rôles viennent d’être distribués différemment. Le seul rôle qui lui est encore possible de jouer est celui de père. S’il le rejette, il ne lui reste qu’une seule option : quitter la scène. C’est ce qu’il fait, laissant tout derrière lui. Il part à la recherche de lui-même, car ne pas avoir de rôle à jouer devant les autres, c’est ne pas avoir d’identité. Jouer ici, ce n’est pas mentir, ce n’est pas faire semblant, c’est créer un monde et croire en son authenticité. Ce qui donne à l’authenticité un sens nouveau : être authentique, c’est être fidèle au rôle qu’on choisit de jouer dans le théâtre de la vie.*

 

* Voir Mustapha Fahmi, “Quoting the Enemy: Character, Self-Interpretation and the Question of Perspective in Shakespeare”. Shakespeare and Moral Agency. Ed. Michael D. Bristol. London: Continuum, 2010. Voir également Charles Taylor, Sources of the Self: The Making of Modern Identity, Harvard University Press, 1989.

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