UNE ŒUVRE AU NOIR : ENTRE PHOTOGRAPHIE ET FILM
Pour Lac Noir, Stéphanie Morissette aura opté pour deux types de déclinaisons. L’agencement photographique rappelle le Mnémosyne d’Aby Warburg, également un travail de montage photographique en rapport avec l’activation de la mémoire. Le choix des différentes images, le séquencement de celles-ci vise à faire apparaître différents points de vue sur le lieu. Le vol d’oiseau guide le tout, et s’y exerce une volonté de montrer la même chose sous différents angles de vue. Des variations s’installent : un montage privilégie la perspective des oiseaux, un autre celle des insectes, ou encore celle des minéraux ou des arbres. Le regard suit ces déplacements de perspectives, de sorte que le regardeur se retrouve dans cette position d’un « devenir oiseau », proposition avancée par la philosophe Vinciane Desprès(4). Le travail, par sa poétique même, agit sur la posture analytique du regardeur, posture à visée déontologique même si elle demeure à l’état latent. Le regard cherche à évaluer, comprendre, à adopter les différents points de vue proposés. Tout se passe tant dans le passé que dans le présent, car le montage des images et leur succession sur plusieurs planches est insistant, détaillé, l’examen est sans relâche, suggérant l’infini des variations possibles et des points de vue possibles. Au-delà de la douleur (et de la noirceur du lieu) surgit un peu de lumière. Le regardeur est appelé à arpenter le lieu, celui de la salle d’exposition, là où le white cube rencontre la réalité du monde(5). Réalité et imagination se rejoignent, ce qui est le seul agencement possible quand il s’agit de gagner du terrain, d’entrer dans une certaine positivité, une certaine réconciliation avec la terre endommagée ou dépravée par des actes aux conséquences négatives sur le plan bioéthique, incluant tant l’humain que l’écosystème terrestre dans son ensemble. C’est ici que se rejoignent aussi éthique et esthétique, cette dernière agissant en tant que puissant levier d’une réalité transpercée par un imaginaire fécond(6).
La série qui aborde le point de vue des insectes montre des images photographiées au ras du sol : on y voit le lac ou tout autre environnement à travers des herbes hautes, des feuillages. Parfois au premier plan cette végétation sauvage est très définie, parfois elle est brouillée, hors foyer. On imagine la photographe couchée au sol, rampant elle-même comme un insecte. Au loin, en contre-champ, on aperçoit le lac, la forêt à l’horizon, les bords du lac échancrés par la mine, le ciel et les nuages qui y sont en suspension, ce qui rappelle la suspension du temps alors que tout s’est arrêté. Les dernières images de cette série montrent la route, les lignes droites blanches et abîmés qui la marquent, les herbes folles qui poussent à travers le bitume brisé par l’usure et le temps, et pour finir, des images carrément scindées en deux par cette route traversée de lignes droites. L’avant et l’après de la mine. Ici, tout chancèle. Tout a basculé.
Une autre série privilégie les photos aériennes, prises par un drone. Rien ne reste à l’état naturel, tout est traversé par des lignes sinueuses, enchevêtrées, spiralées, marquées par le passage des humains au travail. Leurs machines, leurs camions, leur labeur, souffle et transpiration. La mine ici est à bout de souffle. Il n’y a plus âme qui vive. Quelques bâtiments microscopiques apparaissent ici et là. Le côté vaste, grands espaces, de la chose impressionne.
Que faire avec ce territoire ? Que peut-on encore faire ? Pour l’instant, il existe comme un monument, figé dans le temps, colossal. Lors d’un incident d’effondrement d’une mine en Ontario, on jeta les corps de tous les travailleurs morts dans une fausse commune. Leurs collègues érigèrent un monument semblable à l’obélisque à Washington, gravant le nom de chacun sur la pierre.
La séquence qui vise à offrir le point de vue d’un oiseau réunit des images également captées par le drone. Morissette les assemble ici comme si elle était devant un puzzle et comme s’il s’agissait de reconstituer une seule image d’un lieu, d’un événement. Elle assemble, avec ces images disparates prises robotiquement au hasard, un lac. D’un noir profond, il s’étend au milieu du montage et occupe la moitié de l’ensemble, le noir se retrouve sur douze images, alors que le tout en comprend vingt-cinq. Une très grosse tache donc, ce lac. Il gruge toutes les images autour, toute la vie autour. Il reluit comme de l’obsidienne dans sa beauté funeste. Tout y est lisse et vide, sans végétation aucune, sans habitations ou traces de vie humaine ou animale. Que des lézardes.
Alors que les séries précédentes se réfèrent à un point de vue issu du monde vivant, il y en a une qui montre celui des minéraux eux-mêmes. Donner une vie à une matière inerte ? La photographie le permet ici. Morissette prend les images une fois de plus au ras du sol, encore plus que pour la série des vues d’insectes. Les cailloux, les roches, les cristaux émergent, mais très peu : ils rampent eux-aussi. La vue sur l’horizon est ainsi très limitée, vu leur peu de hauteur. Par contre, les minéraux voisins les uns des autres brillent de mille feux, étincelles qui font état d’une fragilité et d’une précarité limites. Paradoxalement, c’est beau. Les minéraux rappellent des joyaux, brillent de leurs mille formes comme des bijoux… ces bijoux tant prisés dans l’histoire de l’humanité. Au milieu du montage apparaît un bateau ou une plateforme d’extraction du minerai. Photo d’archive prise du temps de l’exploitation de la mine, souvenir, mauvais rêve pour ces minéraux délaissés par la course à l’amiante, le gold rush d’une certaine époque.
Une cinquième série se concentre sur le point de vue des végétaux. Les éléments aperçus dans les différentes séries refont surface, lac, eau, terre abîmée, herbes, feuillages, routes, quelques bâtiments dont une petite église, parois de montagnes grugées… Souvent, la caméra opère à travers les branches ou les hautes herbes. Cet « au travers » est sans doute à retenir. Tout l’enjeux est là aujourd’hui.
Le travail mis en place par les œuvres photographiques se complète dans un deuxième temps par une installation vidéo qui occupe tout un mur de l’espace d’exposition. Cette vidéo correspond à un montage des séquences captées en 2003 alors que Morissette a pu survoler le lieu en Cessna (à noter que le développement de ce projet autour du Lac Noir aura eu lieu pendant une vingtaine d’années). On reconnaîtra celles-ci alors qu’elles ont été prises dans un format carré 4:3. D’autres images vidéo sont intégrées : celles prises récemment par le drone. Le format final est de 16:9, évoquant la linéarité d’un horizon.
Entre ces séquences filmées se sont glissées des images d’archives photographiques, ou alors des images prises par Morissette elle-même. L’effet est tout autre que celle de la promenade suggérée par le séquençage des œuvres sur papier. Ici on a carrément affaire à une forte déterritorialisation du lieu par l’image, par la projection et par le jeu de lumière, caractéristique du médium filmique. Tout est en noir et blanc, en positif/négatif, le rythme mis en place déstabilise le spectateur. Là aussi, on est dans un « devenir oiseau ». La sensation est légèrement euphorisante, elle gagne le spectateur de façon étrange en déterritorialisant le regard, en le déstabilisant, avec comme effet de l’amener à penser ce lieu filmé de façon totalement autre. Ici encore on pense à Smithson et à son film The Spiral Jetty. La différence est intéressante. Morissette n’a pas créé de spirale en remuant la terre comme Smithson l’a fait pour filmer ce travail dans un deuxième temps. Le film devient ici le moyen de réinterpréter un lieu transformé, abîmé par le temps et par l’activité humaine. Le labyrinthe surgit dans l’agencement même des images, ce qui fait que l’œuvre suggère que le seul moyen de s’en sortir serait de s’y abandonner et de le reconstruire avec la force de son imaginaire, trouvant ainsi son chemin(7).
Ce film, de plus, aura été réalisé en pleine pandémie mondiale, ce qui en soi cause encore une déterritorialisation ou une déstabilisation du monde. Celle-ci nous aura tous obligé à changer nos habitudes de vie, à prendre soin de nos corps et de nos esprits plus que jamais; elle aura instauré de nouveaux modes de communications devenus chose commune, la visio-conférence ou la visio-rencontre. Elle aura modifié nos gestes, changé nos façons de se déplacer d’un lieu à l’autre ou de ne pas se déplacer, etc. Ainsi, Morissette se sera-t-elle investie dans les archives photographiques à distance sur internet et aura-t-elle eu recours à un drone plutôt qu’à un avion pour retourner prendre des images du lieu. Et même les rencontres avec les proches, bien qu’elles aient eu lieu en « présentiel », se sont tenues en respectant les consignes en vigueur, pas d’embrassades ni de poignées de main, port du masque et distanciation des corps. Même s’il s’agissait de parler et d’être avec des membres de sa propre famille.
Les images de l’installation vidéo sont doublées d’une bande sonore ou s’intercalent les voix des entrevues réalisées pendant la pandémie et la bande sonore créée pour le film par Dale Einarson avec Benoît Converset à la contrebasse. Le travail des voix reflète le traitement des images : collage de mots, de bribes de phrases et même superposition des voix. Celles-ci glissent les unes sur les autres, féminines, masculines. Divers membres de la famille sont présents par leur voix. D’abord, on entendra Louise Landry, la femme de l’oncle paternel de Morissette ayant lui-même travaillé à la mine. Elle raconte que « ça se parlait que le lac allait être vidé » (par l’entreprise minière). Puis, tour à tour, on entend Pauline Laflamme, sœur de sa mère, qui raconte se souvenir du moment où de gros bateaux pompent l’eau du lac(8) ; ’oncle Sarto Morissette – celui qui a connu la mine de l’intérieur – parle de comment le lac était beau « avant »; Réjeanne Laflamme, autre sœur de sa mère, parle de la transformation du lieu suite à l’exploitation de la mine; et dans la dernière séquence, des voix se superposent, les deux sœurs Réjeanne et Pauline continuent à discuter et souvent parlent en même temps… et non, ce n’est pas un effet de la technologie(9) !
L’ensemble des voix forme une sorte de murmure vocal évoquant le passé et les sentiments que l’on peut encore en avoir, des sentiments bien ancrés dans le présent.
Les voix sont calmes, peu emportées… elles racontent une histoire vécue et transmuée pour ainsi dire, pacifiée, au-delà de ce qui a été vécu. L’exploitation minière, apparue dans les années 1950, a cessé ses opérations en 2011 faute de demande pour l’amiante(10). Depuis, la vie continue et Thetford Mines et son Lac Noir sont inscrits dans un processus de revalorisation du territoire.