La tache : Stéphanie Morissette

Par Zone Occupée

Stéphanie Morissette – Superposition

Extrait vidéo
12×8.

Stéphanie Morissette

Artiste multidisciplinaire, Stéphanie Morissette est titulaire d’un baccalauréat en histoire de l’art et en création de l’Université Concordia et d’un certificat en scénarisation cinématographique de l’UQAM. Elle a participé à plusieurs programmes de résidences internationales en Islande (2002), en Finlande (2004), au Canada (2007) et en Allemagne (2018).
Ses œuvres ont été présentées autant en galerie que lors de festivals en Allemagne, en Angleterre, en Belgique, au Canada, en Chine, en Espagne, aux États-Unis, en Finlande, en Islande, en Pologne, en Syrie et en Turquie. En 2017, elle a remporté le PRIX du Conseil des arts du Québec – Œuvre de l’année en Estrie, pour son exposition L’inquiète forêt.

Chantal Pontbriand

Chantal Pontbriand est consultante, curatrice et critique d’art en art contemporain. Son travail explore des problématiques de mondialisation et d’hétérogénéité artistique. Elle est commissaire de nombreux événements internationaux, expositions, festivals et colloques, principalement dans les champs de la photographie, l’installation multimédia, la vidéo, la performance et la danse. Elle fut directrice-fondatrice de la revue d’art contemporain PARACHUTE (1975-2008.)

La tache

Stéphanie Morissette

Par Chantal Pontbriand

 

 

Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.

Émile Zola, Germinal (1)

 

Stéphanie Morissette a grandi dans une famille originaire de Thetford Mines. La mine… un sujet lourd dans l’histoire comme dans la littérature. Sujet qui suscite aujourd’hui énormément de débats et qui demande tout autant de précautions de la part des autorités gouvernementales et corporatives qui œuvrent dans le secteur, tant sur le plan déontologique, géologique, économique qu’environnemental. Déjà Zola à son époque avait abordé le sujet dans un roman-fleuve, Germinal (1885), qui raconte la révolte des ouvriers dans une mine dans le nord de la France. Pour écrire ce roman, il se rend sur place et rencontre des mineurs, échangeant avec eux sur leur condition et leurs aspirations. L’époque de Germinal signale le début de l’industrie des mines, au cœur de la Révolution industrielle qui se propageait de continent en continent et dont les effets se font sentir encore aujourd’hui. Les mines ont ravagé la terre jusque dans ses profondeurs, et leur exploitation a mené au désastre environnemental qui sévit aujourd’hui. Les retombées de celui-ci touchent non seulement la Terre et ses ressources naturelles, mais tout ce qui est vivant : tant la flore, la faune que l’humain, par conséquent. Zola métaphorise les espoirs des travailleurs miniers en ancrant leur avenir dans la « germination », la possibilité en somme de faire revivre la terre et ses éléments. On peut dire qu’avec l’évocation des « sillons de la terre », il s’agit d’une métaphore « verte », bioécologique en somme, bien en avance sur son temps comme figure de pensée, clairvoyante, et peut-être est-ce la seule possible en fin de compte. Y-a-t-il d’autres alternatives que celle de « raviver les braises du vivant » ? Ainsi le suggère le titre d’un livre de Baptiste Morizot, philosophe qui, dans la mouvance de Bruno Latour, approfondit ces questions(2).

Stéphanie Morissette, devenue adulte et artiste, est retournée dans le pays de sa famille pour sillonner cette terre abîmée par la mine d’amiante qui la ravage depuis la deuxième moitié du XXe siècle. La ville de Thetford Mines, fondée en 1876 et d’abord connue sous le nom de Kingsville, fief comme on pourrait penser de ces rois de la terre qui en exploitent les ressources, se développe suite à la découverte des minéraux agglomérés en son sol (l’amiante désigne six minéraux fibreux, silicates magnésiens ou calciques, agglomérés dans le la nature). Elle continue à être habitée malgré les retombées de la mine sur la santé de la population et sur son habitat – une population plusieurs fois relocalisée que ce soit dû à l’effondrement du sol ou aux besoins d’exploitation de la compagnie minière. Elle compte aujourd’hui plus de 26 000 habitants, pour qui Thetford Mines représente un lieu pour leur demeure, lieu de vie traversée d’histoires reliées tant à la famille qu’à la communauté. Thetford Mines était et demeure une « company town », ces villes créées par l’industrie plus souvent qu’autrement liées aux ressources naturelles qui s’y trouvent, l’eau, les minéraux, les végétaux (on pense aux forêts), principalement. En plus d’interviewer des membres de sa famille ou des proches sur leur lieu de vie, leur ville, leur travail, leurs propres histoires, elle a eu accès à des photographies d’archives de la mine. De diverses provenances, habitants du lieu, ou autres photographes (très peu de la compagnie minière elle-même), celles-ci sont conservées au Centre d’archives de la Région de Thetford.

 

 

Stéphanie Morissette – Lac noir ; Végétation – Arbres (2023)

Impression numérique, 81 x 112 cm
Montage : Stéphanie Morissette ; Caméra/drone : Pierre-Jean Moreau avec la permission de Granilake pour l’accès au site
Archives : Centre d’archives de la région de Thetford

 

Elle a d’abord retravaillé un certain nombre de ces photographies : gros plans, altérations numériques subtiles – surtout pour en uniformiser la tonalité, assemblages en cinq séquences de vingt-cinq images. Le tout se présente au final en noir et blanc. Ce « remploi » photographique sillonne le territoire abîmé par ses années d’exploitation. Ce sont les archives du secteur de Thetford Mines qui correspond au village qui s’appelait autrefois Black Lake. Lac Noir, ainsi disent les habitants. Morissette interviewera d’anciens travailleurs de la mine ou leurs proches. Elle a, vu ses liens familiaux, un lien de proximité avec ces personnes, qui elles-mêmes ont un lien d’intimité avec la mine, avec la terre (les plus nombreux sont ceux qui sont issus de l’agriculture séculaire transmise de génération en génération). En suscitant la parole et les mots, elle arpente le territoire avec eux, recueillant leurs témoignages. Elle explore tant le lien que l’histoire, ce qui relie, ce qui se raconte, ce qui se narre. Ainsi se crée un nouveau territoire, non plus assujetti à l’impératif d’une exploitation minière. Le territoire se trouve ainsi investi d’une nouvelle vie, étant issu d’une perlaboration, le passage au travers d’une réalité vécue qui acquiert ainsi une nouvelle dimension et ouvre de nouvelles perspectives sur la réalité vécue et sur celle à vivre. Le fait de raconter son histoire, d’être écouté par quelqu’un d’autre, constitue un transfert qui, en réveillant parfois des moments difficiles ou douloureux, peut aussi réveiller des forces de vie. Le lien est porteur d’ouverture et ouvre les horizons.

Surgit ici nombre de références dans l’histoire de l’art contemporain et sa genèse. Autre la référence au paysage qui en traverse une bonne partie depuis plusieurs millénaires, une histoire qui raconte en elle-même la traversée de territoires, les façons dont on s’y investit, les faits et gestes qui s’y produisent, l’attention donnée à la lumière, à la couleur, au mouvement. On pense au travail d’un Robert Smithson, d’un Richard Long ou d’un Michael Heizer. Smithson et Long ont joué de la photographie et du film, alors que Heizer a procédé au marquage de territoires(3). Prélèvements, enregistrements de traces ou installation de celles-ci dans le lieu. L’avènement de la photographie, puis du film, aura poussé plus loin une certaine activité de collectionnement, comme celle de l’activité scientifique de collecte de spécimens de toutes espèces et formes, ou encore de la recherche d’artefacts liée à la découverte d’histoires culturelles donnant lieu à l’archéologie et éventuellement à l’anthropologie.

 

Stéphanie Morissette – Lac Noir (2023)

Impression numérique, 81 x 112 cm
Montage : Stéphanie Morissette ; Caméra/drone : Pierre-Jean Moreau avec la permission de Granilake pour l’accès au site
Archives : Centre d’archives de la région de Thetford

 

UNE ŒUVRE AU NOIR : ENTRE PHOTOGRAPHIE ET FILM

Pour Lac Noir, Stéphanie Morissette aura opté pour deux types de déclinaisons. L’agencement photographique rappelle le Mnémosyne d’Aby Warburg, également un travail de montage photographique en rapport avec l’activation de la mémoire. Le choix des différentes images, le séquencement de celles-ci vise à faire apparaître différents points de vue sur le lieu. Le vol d’oiseau guide le tout, et s’y exerce une volonté de montrer la même chose sous différents angles de vue. Des variations s’installent : un montage privilégie la perspective des oiseaux, un autre celle des insectes, ou encore celle des minéraux ou des arbres. Le regard suit ces déplacements de perspectives, de sorte que le regardeur se retrouve dans cette position d’un « devenir oiseau », proposition avancée par la philosophe Vinciane Desprès(4). Le travail, par sa poétique même, agit sur la posture analytique du regardeur, posture à visée déontologique même si elle demeure à l’état latent. Le regard cherche à évaluer, comprendre, à adopter les différents points de vue proposés. Tout se passe tant dans le passé que dans le présent, car le montage des images et leur succession sur plusieurs planches est insistant, détaillé, l’examen est sans relâche, suggérant l’infini des variations possibles et des points de vue possibles. Au-delà de la douleur (et de la noirceur du lieu) surgit un peu de lumière. Le regardeur est appelé à arpenter le lieu, celui de la salle d’exposition, là où le white cube rencontre la réalité du monde(5). Réalité et imagination se rejoignent, ce qui est le seul agencement possible quand il s’agit de gagner du terrain, d’entrer dans une certaine positivité, une certaine réconciliation avec la terre endommagée ou dépravée par des actes aux conséquences négatives sur le plan bioéthique, incluant tant l’humain que l’écosystème terrestre dans son ensemble. C’est ici que se rejoignent aussi éthique et esthétique, cette dernière agissant en tant que puissant levier d’une réalité transpercée par un imaginaire fécond(6).

La série qui aborde le point de vue des insectes montre des images photographiées au ras du sol : on y voit le lac ou tout autre environnement à travers des herbes hautes, des feuillages. Parfois au premier plan cette végétation sauvage est très définie, parfois elle est brouillée, hors foyer. On imagine la photographe couchée au sol, rampant elle-même comme un insecte. Au loin, en contre-champ, on aperçoit le lac, la forêt à l’horizon, les bords du lac échancrés par la mine, le ciel et les nuages qui y sont en suspension, ce qui rappelle la suspension du temps alors que tout s’est arrêté. Les dernières images de cette série montrent la route, les lignes droites blanches et abîmés qui la marquent, les herbes folles qui poussent à travers le bitume brisé par l’usure et le temps, et pour finir, des images carrément scindées en deux par cette route traversée de lignes droites. L’avant et l’après de la mine. Ici, tout chancèle. Tout a basculé.

Une autre série privilégie les photos aériennes, prises par un drone. Rien ne reste à l’état naturel, tout est traversé par des lignes sinueuses, enchevêtrées, spiralées, marquées par le passage des humains au travail. Leurs machines, leurs camions, leur labeur, souffle et transpiration. La mine ici est à bout de souffle. Il n’y a plus âme qui vive. Quelques bâtiments microscopiques apparaissent ici et là. Le côté vaste, grands espaces, de la chose impressionne.

Que faire avec ce territoire ? Que peut-on encore faire ? Pour l’instant, il existe comme un monument, figé dans le temps, colossal. Lors d’un incident d’effondrement d’une mine en Ontario, on jeta les corps de tous les travailleurs morts dans une fausse commune. Leurs collègues érigèrent un monument semblable à l’obélisque à Washington, gravant le nom de chacun sur la pierre.

La séquence qui vise à offrir le point de vue d’un oiseau réunit des images également captées par le drone. Morissette les assemble ici comme si elle était devant un puzzle et comme s’il s’agissait de reconstituer une seule image d’un lieu, d’un événement. Elle assemble, avec ces images disparates prises robotiquement au hasard, un lac. D’un noir profond, il s’étend au milieu du montage et occupe la moitié de l’ensemble, le noir se retrouve sur douze images, alors que le tout en comprend vingt-cinq. Une très grosse tache donc, ce lac. Il gruge toutes les images autour, toute la vie autour. Il reluit comme de l’obsidienne dans sa beauté funeste. Tout y est lisse et vide, sans végétation aucune, sans habitations ou traces de vie humaine ou animale. Que des lézardes.

Alors que les séries précédentes se réfèrent à un point de vue issu du monde vivant, il y en a une qui montre celui des minéraux eux-mêmes. Donner une vie à une matière inerte ? La photographie le permet ici. Morissette prend les images une fois de plus au ras du sol, encore plus que pour la série des vues d’insectes. Les cailloux, les roches, les cristaux émergent, mais très peu : ils rampent eux-aussi. La vue sur l’horizon est ainsi très limitée, vu leur peu de hauteur. Par contre, les minéraux voisins les uns des autres brillent de mille feux, étincelles qui font état d’une fragilité et d’une précarité limites. Paradoxalement, c’est beau. Les minéraux rappellent des joyaux, brillent de leurs mille formes comme des bijoux… ces bijoux tant prisés dans l’histoire de l’humanité. Au milieu du montage apparaît un bateau ou une plateforme d’extraction du minerai. Photo d’archive prise du temps de l’exploitation de la mine, souvenir, mauvais rêve pour ces minéraux délaissés par la course à l’amiante, le gold rush d’une certaine époque.

Une cinquième série se concentre sur le point de vue des végétaux. Les éléments aperçus dans les différentes séries refont surface, lac, eau, terre abîmée, herbes, feuillages, routes, quelques bâtiments dont une petite église, parois de montagnes grugées… Souvent, la caméra opère à travers les branches ou les hautes herbes. Cet « au travers » est sans doute à retenir. Tout l’enjeux est là aujourd’hui.

Le travail mis en place par les œuvres photographiques se complète dans un deuxième temps par une installation vidéo qui occupe tout un mur de l’espace d’exposition. Cette vidéo correspond à un montage des séquences captées en 2003 alors que Morissette a pu survoler le lieu en Cessna (à noter que le développement de ce projet autour du Lac Noir aura eu lieu pendant une vingtaine d’années). On reconnaîtra celles-ci alors qu’elles ont été prises dans un format carré 4:3. D’autres images vidéo sont intégrées : celles prises récemment par le drone. Le format final est de 16:9, évoquant la linéarité d’un horizon.

Entre ces séquences filmées se sont glissées des images d’archives photographiques, ou alors des images prises par Morissette elle-même. L’effet est tout autre que celle de la promenade suggérée par le séquençage des œuvres sur papier. Ici on a carrément affaire à une forte déterritorialisation du lieu par l’image, par la projection et par le jeu de lumière, caractéristique du médium filmique. Tout est en noir et blanc, en positif/négatif, le rythme mis en place déstabilise le spectateur. Là aussi, on est dans un « devenir oiseau ». La sensation est légèrement euphorisante, elle gagne le spectateur de façon étrange en déterritorialisant le regard, en le déstabilisant, avec comme effet de l’amener à penser ce lieu filmé de façon totalement autre. Ici encore on pense à Smithson et à son film The Spiral Jetty. La différence est intéressante. Morissette n’a pas créé de spirale en remuant la terre comme Smithson l’a fait pour filmer ce travail dans un deuxième temps. Le film devient ici le moyen de réinterpréter un lieu transformé, abîmé par le temps et par l’activité humaine. Le labyrinthe surgit dans l’agencement même des images, ce qui fait que l’œuvre suggère que le seul moyen de s’en sortir serait de s’y abandonner et de le reconstruire avec la force de son imaginaire, trouvant ainsi son chemin(7).

Ce film, de plus, aura été réalisé en pleine pandémie mondiale, ce qui en soi cause encore une déterritorialisation ou une déstabilisation du monde. Celle-ci nous aura tous obligé à changer nos habitudes de vie, à prendre soin de nos corps et de nos esprits plus que jamais; elle aura instauré de nouveaux modes de communications devenus chose commune, la visio-conférence ou la visio-rencontre. Elle aura modifié nos gestes, changé nos façons de se déplacer d’un lieu à l’autre ou de ne pas se déplacer, etc. Ainsi, Morissette se sera-t-elle investie dans les archives photographiques à distance sur internet et aura-t-elle eu recours à un drone plutôt qu’à un avion pour retourner prendre des images du lieu. Et même les rencontres avec les proches, bien qu’elles aient eu lieu en « présentiel », se sont tenues en respectant les consignes en vigueur, pas d’embrassades ni de poignées de main, port du masque et distanciation des corps. Même s’il s’agissait de parler et d’être avec des membres de sa propre famille.

Les images de l’installation vidéo sont doublées d’une bande sonore ou s’intercalent les voix des entrevues réalisées pendant la pandémie et la bande sonore créée pour le film par Dale Einarson avec Benoît Converset à la contrebasse. Le travail des voix reflète le traitement des images : collage de mots, de bribes de phrases et même superposition des voix. Celles-ci glissent les unes sur les autres, féminines, masculines. Divers membres de la famille sont présents par leur voix. D’abord, on entendra Louise Landry, la femme de l’oncle paternel de Morissette ayant lui-même travaillé à la mine. Elle raconte que « ça se parlait que le lac allait être vidé » (par l’entreprise minière). Puis, tour à tour, on entend Pauline Laflamme, sœur de sa mère, qui raconte se souvenir du moment où de gros bateaux pompent l’eau du lac(8) ; ’oncle Sarto Morissette – celui qui a connu la mine de l’intérieur – parle de comment le lac était beau « avant »; Réjeanne Laflamme, autre sœur de sa mère, parle de la transformation du lieu suite à l’exploitation de la mine; et dans la dernière séquence, des voix se superposent, les deux sœurs Réjeanne et Pauline continuent à discuter et souvent parlent en même temps… et non, ce n’est pas un effet de la technologie(9) !

L’ensemble des voix forme une sorte de murmure vocal évoquant le passé et les sentiments que l’on peut encore en avoir, des sentiments bien ancrés dans le présent.

Les voix sont calmes, peu emportées… elles racontent une histoire vécue et transmuée pour ainsi dire, pacifiée, au-delà de ce qui a été vécu. L’exploitation minière, apparue dans les années 1950, a cessé ses opérations en 2011 faute de demande pour l’amiante(10). Depuis, la vie continue et Thetford Mines et son Lac Noir sont inscrits dans un processus de revalorisation du territoire.

 

Stéphanie Morissette – Lac Noir Bebittes (2023)

Impression numérique, 81 x 112 cm
Montage : Stéphanie Morissette ; Caméra/drone : Pierre-Jean Moreau avec la permission de Granilake pour l’accès au site
Archives : Centre d’archives de la région de Thetford

 

VOIX ET LABYRINTHE

Le labyrinthe, qui offre la possibilité d’un parcours « autre », dans la dérive et dans la perte, est une sorte d’utopie affective. Par morale, j’impliquais nécessairement un rapport à la connaissance : celui d’un apprentissage en creux, en revers, dans l’incertitude et la circonvolution. 

Guillaume Dessange(11)

Les voix contribuent à l’impression labyrinthique que donne l’ensemble du travail. Ce dispositif, cette façon particulière qu’a Morissette de mettre en scène une histoire, un état d’être, un rapport au monde ici, on le retrouve ailleurs dans son œuvre. Méandres évoque également la figure du labyrinthe. Il s’agit d’une œuvre en réalité augmentée qu’on expérimente à l’aide d’un casque. L’imagerie est basée sur des données recueillies dans le cerveau même de Morissette dans le cadre d’une collaboration avec la compagnie d’imagerie cérébrale IMEKA, active à Sherbrooke. Méandres propose un parcours dans un cerveau, une balade multidimensionnelle où on se retrouve complètement sans nos repères habituels liés à la gravité terrestre ou à notre corps physique. C’est un monde totalement déterritorialisé dans lequel on navigue. Un labyrinthe sans début et sans fin, encadré uniquement par la durée du temps marquée par le moment où on met le casque sur sa tête et le moment où on l’enlève. L’expérience est forte. L’horizon disparaît, en apesanteur mentale, on se retrouve dans une posture inusitée qui permet de voir apparaître un monde totalement inédit. Ce monde serait logiquement très différent s’il était créé à partir des données du cerveau d’une autre personne. Au début, on entre dans le noir, puis apparaissent des points lumineux; à peine visibles au début, ils se multiplient et forment des trajectoires en spirales, des paysages lumineux. Ceux-ci varient en suivant le mouvement de la personne qui porte le casque et qui en fait l’expérience. Les points lumineux évoquent l’eau dans le cerveau, biomarqueur de la neuro-inflammation qui engendre un bon nombre de maladies dégénératives. En même temps qu’on se trouve à explorer la beauté époustouflante de ce paysage virtuelle, on expérimente un processus biologique qui est potentiellement périlleux pour la vie. Vie et mort se côtoient constamment, ce qui importe est de comprendre et de sentir ce mouvement en soi qui est en perpétuelle transformation. Un labyrinthe n’est rien s’il n’est pas d’abord et avant tout un appel à le traverser. Ainsi exerce-t-il de tout temps une fascination dans l’histoire humaine, comme en témoigne l’histoire des jardins ou celle de certains jeux société. Aujourd’hui, la réalité virtuelle ou augmentée poursuit cette aventure.

 

Noir

Que ce soit pour Méandres ou Lac Noir, on ne peut s’empêcher de remarquer que tout tourne autour du noir pour Morissette, et que ce noir est le début d’une investigation qui nourrit son esthétique. Comment en venir à bout, contrer ce noir et laisser entrer la vie? Depuis longtemps, la tache est une fascination pour tout humain, artiste ou scientifique, ou simple quidam. La forme que prennent les choses interpelle en soi. Elle parle. Rorschach en aura fait un dispositif scientifique. Marguerite Yourcenar, dans son livre L’Œuvre au noir, s’appuie sur des principes alchimiques qui font œuvre. Pour Riopelle, la tache était le point de départ. Une tache qui surgit à l’horizon quand on est sur la mer ou en avion est un moment important. Elle envoie un signal puissant : celui de la vie. Elle signale une relation et tiens du lien. Quand la tache apparaît, c’est qu’il a eu passage. C’est déjà une histoire qui commence à se révéler, et, du fait de la rencontre, est portée à se déplier, à s’ouvrir, à se voir autrement. Le lac nommé Lac Noir recèle une histoire liée aux profondeurs de la terre. Sa noirceur naturelle aura été amplifiée au fil du temps; à un moment le lac devient réellement un trou noir alors que la compagnie minière le vide; éventuellement, le noir y acquiert une dimension symbolique, liée au travail, aux grèves, à la santé, aux dommages environnementaux. Le noir quand on accepte de le traverser peut permettre de retrouver la lumière. Méandres est une œuvre qui dompte les rigueurs ou méfaits de l’expérimentation scientifique en permettant un jeu de lumière.

Lac Noir existe comme œuvre à l’aide de technologies qui se servent de ou domptent la lumière, produisant ainsi des images qui ouvrent nombre de perspectives, et qui enrichissent l’imaginaire individuel et collectif. Dans l’œuvre de Stéphanie Morissette, le noir est une ardoise qui permet au travail d’opérer, et surtout de mieux voir. Tout commence avec une tache, le visible qui cache l’invisible.

 

Stéphanie Morissette – Lac Noir Textures (2023)

Impression numérique, 81 x 112 cm
Montage : Stéphanie Morissette ; Caméra/drone : Pierre-Jean Moreau avec la permission de Granilake pour l’accès au site
Archives : Centre d’archives de la région de Thetford

Références

(1) Celles-ci sont les dernières phrases avec lesquelles se termine le roman.

(2) Baptiste Morizot, Raviver les braises du vivant, un front commun, Coll. Mondes sauvages, Actes Sud, Arles, 2020.

(3) Que ce soit pour Smithson, Long ou Heizer, la marche est un point de départ. Elle permet de sentir l’espace, de s’y situer, ou de se resituer, sinon de se réinventer. Dans aucun cas, la marche ne suit une ligne droite, elle affectionne les détours, prélude à la découverte et à l’ouverture sur le possible. Elle est recherche de lumière. La lumière guide l’expérience. Nancy Holt en aura fait le nœud principal de son investigation.

(4) Vinciane Després, Habiter en oiseau, Collection Mondes sauvages, Actes Sud, Arles, 2019.

(5) Au sujet de la déambulation physique du regardeur, la marche permet de reprendre contact avec le monde qui nous entoure et dont on fait intimement partie.

(6) Voir : Tim Ingold, Imagining for Real: Essays on Creation, Attention and Correspondence, Routledge, Londres, 2022, 418 p.

(7) Voir, entre autres références, Manfredo Tafuri, The Sphere and the Labyrinth, Avant-Gardes and Architecture from Piranesi to the 1970s, traduit par Pellegrino d’Acierno and Robert Connolly, MIT, 1990, 386 p.

(8) C’est à ce moment dans les années 1950 et 1960 que le lac devient trou noir alors qu’il est vidé pour permettre à la mine d’opérer.

(9) Le dédoublement des voix, leurs interférences respectives forment une épaisseur sonore et un graphème audio qui permet de mieux saisir, sensoriellement, le contenu véhiculé.

(10) La demande pour l’amiante diminue quand on constate combien elle peut être nocive pour la santé alors qu’elle a déjà servi à isoler nombre de maisons au Canada. De plus, déjà de grosses grèves dans les années 1970 contribuent à fragiliser les compagnies minières et à mettre en péril leurs opérations, que ce soit à Thetford Mines ou Rouyn-Noranda. Voir : Pierre Céré, Voyage au bout du tunnel, préface de Alain Deneault, Écosociété, Montréal, 2023, 272 p. Et pour une histoire très bien documentée des mines au Canada, regarder Trou Story, réalisé par Richard Desjardins et sorti en 2011 : https://www.youtube.com/watch?v=AvzU1rH0TWo

(11) Guillaume Dessange, « La méthode perte », in ERRE, Variations labyrinthiques, Centre-Pompidou-Metz, catalogue d’exposition, commissaires : Guillaume Dessange et Hélène Guenin, 2012, p.19.

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