L’absence temporaire de son époux, un blanc, lui permet de se verser quelques verres de vin et de repenser à ce qu’elle a vécu au pensionnat, violée pendant des années par des Pères. Coincée dans cette situation, elle apprend à faire semblant qu’elle aime ça tout en priant « pour qu’ils brûlent(5) ». Elle conclut son retour dans le temps en expliquant ce qui lui permet de rester en vie(6) :
« On ne passe jamais vraiment à travers quoi que ce soit. On se contente d’aller de l’avant. […] Après tout, c’est ça être Inuit. »
En se plongeant dans les blessures les plus profondes d’une survivante aux pensionnats autochtones, Dunning montre la violence qui régnait dans ces lieux d’assimilation, la force incroyable de cette femme et toute sa colère intérieure envers ses agresseurs et les blancs en général. Cette Inuk qui est maintenant mariée et mère arrive à retourner le narratif de victime qui lui était destiné et reprend le pouvoir sur sa vie(7) :
« Il a refusé de m’embrasser à notre première sortie. J’ai remédié à la situation. On a eu une tonne d’enfants. […] On a déménagé plus au nord. On a campé. Chassé. Pêché. On est allés chasser la baleine et on est allés cueillir des petits fruits. […] Ah, c’est la belle vie, ça. »
Dunning affirme que, malgré la forme fictionnelle de son livre, 95,5 % de ce qui y est raconté est vrai(8). Elle s’inspire d’histoires qu’elle a entendues et de son propre passé familial. Dans Husky, elle écrit, presque sous forme de légende, un événement déconcertant de la vie de son grand-père. Cecil « Husky » Harris part de la Nouvelle-Écosse pour aller travailler comme trappeur à la Compagnie de la Baie d’Hudson à Poorfish Lake au Nunavut. Il a trois épouses inuites : Tetuk, Alaq et Keenaq, ainsi qu’une fille de chaque mère.
Dans cette nouvelle, la famille entreprend un long voyage vers Winnipeg pour des « vacances ». Elle parvient à se loger à l’hôtel de la Baie d’Hudson, mais son séjour est rapidement écourté. La relation entre Keegan, l’homme de la compagnie qui s’occupe de l’hôtel, et Husky s’envenime dès leur rencontre. Lors d’un épisode violent entre ces hommes puis d’une tentative de viol de Keegan sur Tetuk, les deux autres épouses se métamorphosent en un corbeau et un harfang des neiges et sauvent Tetuk en massacrant Keegan.
Ce récit est le plus comique et le plus provocant du recueil. Le monde en dehors de la toundra entretient des préjugés envers Tetuk, Alaq et Keenaq. Ces trois femmes sont réduites à des « sauvages » par les « civilisés ». Husky les traite de façon générale avec amour et respect. Les Inuites font volontairement leur vie avec Husky. Au sein de leur famille, les mères semblent libres dans leurs activités quotidiennes et assumées dans leur sexualité. Elles ont notamment un pouvoir spécial sur Husky, tel un envoûtement.
Lorsqu’elles sont confrontées au racisme en ville, les trois femmes s’esclaffent du comportement des blancs. Lorsqu’elles sont en situation de danger, elles trouvent de la force dans leur tradition(9) :
« Teruk a sa parure traditionnelle. Son visage est tracé des lignes de beauté dont seules les Inuit font usage. Elle se sent forte, maintenant. Sa puissance est revenue, elle est prête pour ce que Keegan lui demandera. […] Elle est prête à gagner. »
Par l’humour et le retour aux traditions, Dunning transcende le racisme, le sexisme et le colonialisme et réhumanise ainsi les personnages inuits. Ses descriptions de leurs personnalités sont d’une grande sensibilité. Les expériences de chaque personne et leurs relations entre elles sont extrêmement complexes, notamment entre colonisés et colonisateurs. De sorte qu’il faut du temps et de la patience pour absorber le sens de chaque nouvelle. Les histoires d’Annie Muktuk ne s’oublient pas rapidement, elles restent en mémoire, travaillent notre pensée et remettent en question notre point de vue.
Dans la dernière histoire, Mes sœurs et moi, trois petites filles inuites sont enlevées de leur famille et envoyées vivre dans un pensionnat catholique. Dunning explore ici tout en nuances les thèmes de la famille, de la violence, de la religion, du déracinement, de la résistance et du refus de se soumettre.
Suzanne (Puhuliak) obéit en espérant sortir de cette prison plus vite. Margarite (Hikwa) est rebelle et ne respecte pas les règles. Therese (Angavidiak), la narratrice, est la sœur « entre les deux autres ». Au pensionnat, les trois sœurs reçoivent de nouveaux noms. Il leur est interdit de parler leur langue : « Rien de tout ça n’a de sens, pour moi.(10) » Enfermement, violence physique et travail forcé ponctuent les vies des filles, en particulier de celles qui ne se conforment pas. Après avoir vu comment les enfants sont traités au pensionnat, un membre du haut clergé retire Margarite de l’établissement et l’élève dans de meilleures conditions, mais toujours loin de chez elle. Le Père qui dirige l’école, et qui est le plus cruel dans cette histoire, punit les deux autres filles à la place de leur sœur en organisant leurs journées autour de la coupe de bois. Elles rencontrent alors Joshua, jeune bûcheron qui deviendra leur ami et qui les aidera à s’enfuir une fois pour toutes.
Dunning insère encore dans ce texte un renversement de la violence, au moment où Joshua met KO le Père qui tente de s’en prendre à Suzanne et Thérese. Comme dans Husky, l’autrice subvertit l’histoire en permettant à ses personnages d’indisposer leurs bourreaux pour retrouver leur vie « d’avant ». Elle se confronte à l’histoire par le biais de la littérature.
La fiction permet à Dunning d’imaginer une histoire parallèle avec en son cœur l’empowerment des femmes de son peuple. Les Inuites de ce recueil sont violentées, abusées, discriminées. Elles sont aussi des êtres sexuels, des amoureuses, des mères, des sœurs, des filles. Des guerrières. Les trois sœurs ont une puissance d’esprit remarquable. Elles encaissent les coups et restent debout. Elles cherchent sans relâche une porte de sortie, par le rêve, l’imagination ou par le retour réel à leur territoire et à leur famille.
Annie Muktuk et autres histoires critique, questionne et remplace les représentations des femmes inuites dans la société. Les Inuites dépeintes s’affirment dans leurs imperfections, dans leurs qualités, dans leur liberté de choix, même lorsqu’on leur fait croire qu’elles n’en n’ont pas. Elles peuvent jouir, faire jouir, enfanter, se marier, aimer, détester, refuser ce qu’on exige d’elles, croire en ce qu’elles veulent.
Dunning parle des traumatismes des pensionnats, des violences sexuelles et physiques et des discriminations en détail. Certains passages agissent en coup de poing. Les mots résonnent longtemps. Des images graphiques hantent l’esprit. En racontant les histoires de ses proches, l’autrice fait entendre leurs voix tues à travers la sienne.
Écrire c’est perpétuer la mémoire de ses ancêtres. C’est accepter le passé et décider d’aller de l’avant.
Tragique, drôle, exaspérant, choquant, puissant et émouvant, le premier livre de Norma Dunning est un espace qui donne aux femmes inuites le contrôle sur leur sexualité, leur identité et leur vie. Les histoires sont courtes, d’autres longues, à caractère historique, intimes ou plus expérimentales. L’autrice écrit la violence propre à l’acte colonisateur, sans que ses personnages soient écrasés ou soumis. À travers les femmes inuites d’Annie Muktuk, Dunning mène sa propre quête identitaire. Elle amorce sa guérison dans une démarche semi-fictionnelle de réappropriation. Son écriture est résolument féministe et décoloniale. Elle ose raconter et réécrire l’histoire, elle ébranle les systèmes et idéologies en place, déconditionne notre pensée. Elle cherche à comprendre et à enrichir les identités inuites.
L’illustration en page couverture a davantage d’impact à la fin de la lecture. Annie Muktuk s’observe dans le miroir. Son visage est caché par ses bras. Un sourire narquois s’étire sûrement entre des joues rondes. Elle se trouve belle et elle connaît sa valeur.