État plasma : Une enquête de l’invisible

Par Zone Occupée

Mariane Tremblay et Gabriel Fortin – Le « hum » de Sainte-Hedwidge (2023)

Exposition État plasma
Le Lobe – Chicoutimi, août 2023
Œuvre sculpturale et sonore
Photo : Courtoisie des artistes

Laurie Boivin

Médiatrice culturelle au centre d’art actuel Bang depuis 2015, Laurie Boivin collabore régulièrement avec la revue Zone Occupée. Elle est également experte régionale pour la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement du ministère de la Culture et de Communications et chargée de cours à l’Université du Québec à Chicoutimi.

Mariane Tremblay

Imprégnée de la campagne jeannoise où elle a grandi, Mariane Tremblay est une artiste en arts visuels qui vit et travaille à Larouche, entre Saguenay et Alma. Elle est détentrice d’une maîtrise en arts visuels et d’un baccalauréat interdisciplinaire en art de l’Université du Québec à Chicoutimi. Son travail en arts visuels a été présenté et développé au cours de la dernière décennie dans des expositions individuelles, collectives, des évènements et des résidences de création à travers le Québec et en Colombie. Cofondatrice du Club de prospection figurée, elle collabore en mots ou graphiquement à des éditions variées parues au Québec, en France et en Allemagne. Mariane est particulièrement sensible à l’étrangeté fabuleuse des variations de la perception, à ce qui dépasse l’entendement humain et à l’éloquence du silence visuel. Elle compose des corpus d’œuvres à partir de synchronicités délibérées et d’instants signifiants à résonance profonde, où émerveillement et rareté contribuent à ces percées créatives.(1)

Gabriel Fortin

Artiste en arts visuels et en cinéma, Gabriel Fortin détient un baccalauréat interdisciplinaire en art et une maîtrise en art de l’Université du Québec à Chicoutimi. Ses courts-métrages et vidéos d’art ont voyagé autant à l’international qu’à travers le Québec. Ses œuvres en arts visuels ont été présentées dans des expositions individuelles et collectives au Québec et au Nouveau-Brunswick. Ayant œuvré sur divers plateaux de cinéma, dans la domaine de la télévision locale et au théâtre, il est aujourd’hui chargé de cours en cinéma au baccalauréat interdisciplinaire en art de l’Université du Québec à Chicoutimi. Par la mise en perspective d’archétypes sociaux et de symboles de culture populaire, Gabriel Fortin incite le regardeur à réfléchir à sa propre condition et à la place qu’il occupe dans le monde. Ses œuvres portent en elles quelque chose de fataliste et posent, par le biais du contraste et de la rupture, du décalage et de l’ambivalence, les bases d’un questionnement sur les jugements de valeurs.(2)

 

État PLasma

Une enquête de l’invisible

Par Laurie Boivin

 

 

Présentée au centre d’artistes Le Lobe en août 2023, l’exposition État Plasma rassemble, pour une toute première fois, le travail des artistes Gabriel Fortin et Mariane Tremblay sous la forme d’un duo de création fasciné par une légende aux ancrages régionaux. Depuis des décennies, une histoire se transmet à demi-mot, celle d’une base secrète du Pentagone nichée non loin du village de Sainte-Hedwidge au Lac-Saint-Jean, et d’un trou dans l’ionosphère au-dessus de celle-ci qui permettrait de faciliter la transmission d’ondes à basses fréquences vers l’Alaska(3). Ayant excité la fibre conspirationniste de plusieurs, notamment en faisant office de toile de fond pour un roman à suspense, Verglas, du journaliste Normand Lester, cette légende contemporaine interroge l’invisible, ce qui nous est dissimulé et les impacts méconnus que de telles fréquences peuvent avoir sur l’environnement et les populations avoisinantes. Réelle menace ou complot ? Invention ou fait avéré ? C’est dans cette tension entre mythe et réalité que le tandem est allé puiser pour explorer l’imperceptible. Au cours de la résidence qui a précédé l’exposition, ils ont ainsi réalisé des séries photographiques en plus de différentes œuvres sculpturales et sonores pour nous livrer une documentation expérientielle de cette fable éthiquement discutable.

Située au sous-sol du bâtiment, la salle d’exposition du Lobe propose une plongée dans un espace souterrain dont les artistes accentuent l’effet grâce à deux murs peints de couleur cuivre pour l’occasion. Cette teinte rouille donne le ton pour la suite, comme si, longtemps cachés et marqués par le temps, les œuvres et les événements étaient maintenant révélés. Cette impression est renforcée grâce à une série de photographies de petit format intitulée C’est arrivé près de chez vous. En effet, les neuf clichés parfaitement alignés sous la fenêtre de la salle soulignent la délimitation floue entre l’intérieur et l’extérieur, entre la surface et ce qu’elle recèle réellement. Ce jeu se poursuit à travers le sujet même des photographies ; des paysages agricoles et forestiers à proximité du village de Sainte-Hedwidge. Installés en hauteur et inclinés vers l’avant, le public doit lever les yeux pour mieux scruter les clichés. De cet angle, le ciel que nous apercevons véritablement derrière la vitre, bien qu’en couleur, prolonge celui immortalisé par l’appareil photo et produit un trait de lumière bleuté qui lie les images les unes aux autres. Elles donnent ainsi l’impression d’avoir conservé et de maintenant refléter une partie de la luminosité des lieux qu’elles retracent. Ce rappel créé entre présent et vestige transforme des granges abandonnées, des terres laissées en friche et de sombres sous-bois en autant de preuves glanées pour inventorier ce qui trop souvent se trouve juste sous nos yeux sans que nous n’y portions attention.

 

Mariane Tremblay et Gabriel Fortin – C’est arrivé près de chez vous (2023)

Exposition État plasma
Le Lobe – Chicoutimi, août 2023
Œuvre photographique
Photo : Courtoisie des artistes

 

Ce dénombrement des possibles se poursuit à travers une autre série photographique, l’œuvre Le trou.

 

Avec cette œuvre composée de trois larges panneaux de bois sur lesquels l’image d’une cavité rocailleuse a été apposée, les artistes nous offrent un jeu d’échelle trompeur. Ce qui ne doit faire que quelques centimètres de diamètre en réalité occupe ici presque la moitié d’un mur de la salle. Excavation ayant servi à la construction de cette fameuse base secrète ou traces laissées par l’engin qui a percé l’ionosphère dans les années 1980 ? Juste à côté, un élément sculptural vient compléter cette installation énigmatique, une antenne râteau légèrement penchée, mais solide même si elle est tenue en équilibre. Réunissant terre et firmament, cet assemblage évoque également la fonction même de l’infrastructure militaire en y schématisant l’ancrage, l’émetteur et le canal. Minutieusement, chaque détail du récit est par conséquent soupesé et analysé. Chaque pierre doit être retournée pour trouver la vérité.

 

Mariane Tremblay et Gabriel Fortin – Le trou (2023)

Exposition État plasma
Le Lobe – Chicoutimi, août 2023
Œuvre photographique / Installation
Photo : Courtoisie des artistes

 

Plus encore, le duo s’engage dans la conduite même de cette expérience esthétique aux accents scientifiques en reconstituant la clé de voûte du mystère : le présumé bâtiment clandestin. Avec la série État plasma, il teste sa possible mise en œuvre. Les photographies encadrées exposent des structures de métal enchevêtrées, peut-être une sorte d’échafaudage qui lentement prend forme au sol avant de s’élever dans les airs à une hauteur difficilement mesurable. Le public découvre dès lors, dans une ambiance enfumée et rougeâtre, des expérimentations qui paraissent avoir été interrompues en cours de réalisation. Il s’en dégage une atmosphère quelque peu inquiétante que nous pouvons également percevoir dans la série C’est arrivé près de chez vous. À la différence que les artistes nous laissent devant l’impression d’un travail inachevé plutôt que devant une documentation étoffée. Ils nous invitent ainsi à prendre part, avec eux, à la construction même du mythe, non seulement à titre de simple observateur, mais comme faisant partie prenante de leurs explorations en chantier.

 

Avec le dispositif Le « hum » de Sainte-Hedwidge, cette participation du public se développe davantage et sollicite la collaboration de nouveaux sens par le toucher et l’ouïe.

 

Bien que nous ne puissions pas manipuler cette ferme reconvertie et miniature d’un réalisme saisissant, nos mains et nos bras sont mis à contribution pour produire les sons du thérémine sur lequel elle trône. Plus nous nous approchons du cœur du système de diffusion sonore composé de deux enceintes électromagnétiques verticales, plus un changement sonore s’opère et le grésillement de l’appareil se fait persistant au fur et à mesure que notre corps perturbe l’émission de ses fréquences. Nous devenons les contrôleurs de ce curieux objet et les émetteurs de ces sonorités dérangeantes. La maquette qui se trouve également devant les murs ocre nous offre un contraste crépusculaire avec le fond de la salle. Comme un ciel apocalyptique dominant maintenant l’infrastructure militaire. Cette juxtaposition représente-t-elle l’expression d’une crainte causée par la présence de cette base et de l’émission de ces fréquences ? Est-ce là, de la part des deux créateurs, l’illustration de leur questionnement éthique sur cette légende urbaine ?

 

Mariane Tremblay et Gabriel Fortin – Série État plasma (2022)

Exposition État plasma
Le Lobe – Chicoutimi, août 2023
Œuvre photographique
Photo : Courtoisie des artistes

 

Si jusqu’ici les œuvres mentionnées incarnent l’enquête rigoureuse et quasi scientifique que Mariane Tremblay et Gabriel Fortin mènent en récoltant méticuleusement chaque élément afin de créer leur propre vision du factoïde, cette démonstration, bien que sensible, ne traduit que modestement les interrogations politiques et éthiques que soulève ce genre de récit : l’évocation d’une dissimulation, une documentation photographique élaborée ainsi que la reconstitution de cette présumée base militaire. Et si un questionnement sous-jacent à cette exposition n’était pas que sur la réelle existence de cette infrastructure secrète, mais bien sur l’aspect éthique de celle-ci ? Est-ce responsable de mettre en place une centrale de ce genre à proximité des populations ? Quels sont les véritables impacts liés à l’exposition prolongée à ces ondes ? Ont-elles et auront-elles des conséquences néfastes pour les humains et les autres êtres vivants qui habitent ce territoire ? Pour y répondre, les artistes font appel à quelque chose de plus intangible que les faits, soit l’empathie du public à travers des composantes sonores qui sont toutes aussi immatérielles.

Finalement, à peine audible, un murmure nous invite à tendre l’oreille vers une coupole rouillée émergeant à la surface d’un des murs orangés. Plus près de Safe and Sound pro2, nous entendons le témoignage d’une dame aux prises avec des problématiques d’électrosensibilité. Dans cet enregistrement entrecoupé par une trame sonore oscillante, la femme seulement nommée Mellisha nous explique les différents défis occasionnés par son état et ses souffrances mentales et physiques vécues. Il est difficile de rester insensible à cette confession et de ne pas songer aux répercussions pernicieuses d’un lieu, où de grandes quantités de basses fréquences sont relayées, qui pourraient miner sa santé. Invisibles pour nous, ces ondes sont bien perceptibles pour elle. Le titre même de l’installation, faisant référence au nom de l’appareil servant à détecter les radiofréquences, également utilisé par les chasseurs de fantômes, nous amène à réfléchir au bien-être d’autrui et à éprouver de la compassion pour cette personne qui partage avec nous une condition qui la marginalise et qui peut éveiller le scepticisme chez certains.

 

Mariane Tremblay et Gabriel Fortin – Safe and sound pro2 (2023)

Exposition État plasma
Le Lobe – Chicoutimi, août 2023
Œuvre sculpturale et sonore
Photo : Courtoisie des artistes

 

L’importance de cette empathie développée en contact avec l’art, la philosophe américaine Martha Nussbaum en fait mention dans son livre Les émotions démocratiques. Elle y explore le rôle de la compassion, de l’empathie et du respect dans un contexte politique et examine comment ils peuvent être enseignés et jouer un rôle dans la vie citoyenne et démocratique. Elle affirme donc que : « Le rôle des arts à l’école est double : cultiver les capacités de jeu et d’empathie de manière générale(4). » Dans cette optique, il est intéressant de revenir à l’installation Le « hum » de Sainte-Hedwidge, car elle nous permet de faire l’expérience de ces deux facultés distinctes. Comme cité précédemment, il s’agit en partie d’un instrument de musique à manipuler pour produire des sons, des notes et des tonalités. Il possède également un aspect ludique et insolite, car il est assez rare de côtoyer un thérémine. Mais une fois le jeu terminé, le crépitement quelque peu irritant des ondes persiste et nous sommes tentés de nous éloigner de l’œuvre pour faire cesser ce bruit qui pourrait déranger les autres visiteurs. Le dispositif suscite alors cette prise de conscience sur l’impact de notre présence dans l’environnement immédiat qui permet d’engendrer ce souci pour autrui. Cette œuvre est une autre illustration de comment, discrètement, l’empathie peut se manifester par des gestes et des intentions presque imperceptibles.

Avec l’exposition État Plasma, Mariane Tremblay et Gabriel Fortin nous présentent en définitive une recherche minutieuse de l’intangible. Le choix du titre n’est donc pas anodin puisqu’il représente ce quatrième état plutôt méconnu de la matière, la substance même des étoiles et de l’ionosphère où les basses fréquences transigent. À travers une démarche à la fois rigoureuse et profondément humaine, ils livrent une expérience esthétique et sensible d’un factoïde où réalité et fiction se confondent. En s’appuyant sur le seul élément concret dont ils disposent, soit le témoignage de Mellisha, ils nous encouragent à percevoir autrement que par des faits ce mythe et éveillent notre empathie pour l’autre.

 

Si à l’invisible, nul n’est tenu, le duo en fait ici sa quête.

 

 

Références

(1) Mariane Tremblay. (2023). mariane tremblay. mariane tremblay. https://marianetremblay.com/

(2) Culture Saguenay—Lac-Saint-Jean. (2022). Gabriel Fortin. Réseau Culture Saguenay—Lac-Saint-Jean. https://reseau.cultureslsj.ca/gabrielfortin

(3) Lester, N. (2020, 18 janvier) « Un trou dans l’ionosphère au-dessus du Québec : pourquoi ?» La Presse. Saisi de http://www.lapresse.ca

(4) Nussbaum. M. (2020) Les émotions démocratiques : Comment former le citoyen du 21e siècle ? Paris : Éditions Flammarion, p. 137.

 

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