ZONE D’OMBRES

Par Zone Occupée

Pierre Demers

Pierre Demers naît à Jonquière en 1945. Après un cours classique chez les Rédemptoristes de Sainte-Anne de Beaupré et les Jésuites de Québec, il poursuit des études universitaires en philosophie et en cinéma à l’Université Laval. De 1969 à 2010, il enseigne la philosophie et le cinéma au Cégep de Jonquière. Il y dirige le ciné-club en plus de collaborer à de nombreuses publications comme pigiste et d’être chroniqueur/recherchiste à la Radio-Canada, Télé-Québec et au Progrès-Dimanche. Il collabore aux publications le Factuel, l’Actualité, Recto/Verso, l’Itinéraire, Steak Haché. À partir de 2000, il fonde les Poèmes animés avec Claude Bouchard et anime de nombreuses soirées de poésie, quatre Nuittes de poésie et produit des courts métrages. Il a publié de nombreux recueils de poésie aux éditions Trois-Pistoles.

Existe-t-il ce point à partir duquel la société n’entre plus en nous?

-Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, 2013

Une fois mort, tout se dégonfle.

-Jean Genet, L’ennemi déclaré, textes et entretiens choisis, 1970-1983

Ils viennent de me reconduire à l’hôpital

Je suis chanceux

Mon foyer du troisième âge est à deux pas

De là

Je pourrais m’y rendre à pied si j’en avais

La force

Mon foyer Villa Joie

C’est comme ça qu’il s’appelle

On n’a pas voté pour ça

Drôle de nom

Il y a peu de joie dans ce refuge

Pour personnes en fin de vie

Pour personnes devenues anonymes

À la limite de l’âge

La plupart très mal en point

Ce nom-là il était là quand je suis arrivé

Je l’aurais plus baptisé la Villa du non-retour

Ou la Villa du laissé – pour – compte

 

 

Je suis de retour à l’hôpital

Je fais du in and out depuis deux ans

Ce n’est pas de leur faute

Ni de la mienne sans doute

Ma condition se détériore

Je n’arrive pas à mourir dans les normes

J’ai beau me forcer

Ça ne vient pas

J’ai beau me laisser faire, me négliger

Au point d’arrêter de manger et de bouger

Rien ne marche

Je prends un tas de pilules

Parfois je les crache

Je suis patient, docile mais pas toujours

Obéissant

Les infirmières me disent de faire un

Effort pour m’améliorer

Je ne les comprends pas

Je décline à l’infini doucement

Inexorablement

À quoi bon en discute

 

 

 

 

Je respire mal

Je n’arrive plus à me lever du lit

Je dors beaucoup trop

10-12-15 heures par jour

Je suis bien qu’endormi

Le reste du temps je lis ou je regarde

La télé

N’importe quoi, les nouvelles et les

Vieux films

Je ne sors de ma chambre de

Foyer de vieux que pour manger

À la salle à dîner ou pour déambuler

Lentement dans le corridor

Je ne parle à personne sinon à la

Femme de ménage et à l’infirmière

Qui me gave de pilules

Je ne réponds plus au téléphone

Tous mes amis m’ont quitté

Je les comprends

À leur place, je me serais quitté

Depuis longtemp

 

 

 

Autour de moi, les gens sont inquiets

Les préposées ne cessent de me dire

De me prendre en main

Parfois elles me parlent quand

Je vais fumer dehors avec elles

Je prends le raccourci par la porte patio

Si le temps n’est pas trop maussade

Évidemment

J’ai les cheveux longs

La barbe jamais faite

Je suis dans un piteux état

Je les comprends de s’inquiéter

De moi

Je ferais de même à leur place

Je ne suis pas beau à voir

Clochard sédentaire

 

 

 

 

 

 

On est quatre dans la chambre

De l’hôpital

Comme lors de mon dernier séjour

On ne se parle pas beaucoup

Les trois autres – des hommes – semblent

Récupérer d’opérations récentes

Il y en a un qui est toujours au téléphone

Un autre qui reçoit la visite de sa femme

Trois fois par jour malgré les restrictions

De la pandémie

Je suis sans doute le plus amoché du lot

Personne ne vient me voir si ce n’est un

Ami lointain qui s’est mis dans la tête

De me ramener à la vie

Je le laisse faire

Les infirmières sont gentilles

Le temps passe discrètement

Moi aussi.

 

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