Existe-t-il ce point à partir duquel la société n’entre plus en nous?
-Yannick Haenel, Les Renards pâles, Gallimard, 2013
Une fois mort, tout se dégonfle.
-Jean Genet, L’ennemi déclaré, textes et entretiens choisis, 1970-1983
Ils viennent de me reconduire à l’hôpital
Je suis chanceux
Mon foyer du troisième âge est à deux pas
De là
Je pourrais m’y rendre à pied si j’en avais
La force
Mon foyer Villa Joie
C’est comme ça qu’il s’appelle
On n’a pas voté pour ça
Drôle de nom
Il y a peu de joie dans ce refuge
Pour personnes en fin de vie
Pour personnes devenues anonymes
À la limite de l’âge
La plupart très mal en point
Ce nom-là il était là quand je suis arrivé
Je l’aurais plus baptisé la Villa du non-retour
Ou la Villa du laissé – pour – compte
Je suis de retour à l’hôpital
Je fais du in and out depuis deux ans
Ce n’est pas de leur faute
Ni de la mienne sans doute
Ma condition se détériore
Je n’arrive pas à mourir dans les normes
J’ai beau me forcer
Ça ne vient pas
J’ai beau me laisser faire, me négliger
Au point d’arrêter de manger et de bouger
Rien ne marche
Je prends un tas de pilules
Parfois je les crache
Je suis patient, docile mais pas toujours
Obéissant
Les infirmières me disent de faire un
Effort pour m’améliorer
Je ne les comprends pas
Je décline à l’infini doucement
Inexorablement
À quoi bon en discute
Je respire mal
Je n’arrive plus à me lever du lit
Je dors beaucoup trop
10-12-15 heures par jour
Je suis bien qu’endormi
Le reste du temps je lis ou je regarde
La télé
N’importe quoi, les nouvelles et les
Vieux films
Je ne sors de ma chambre de
Foyer de vieux que pour manger
À la salle à dîner ou pour déambuler
Lentement dans le corridor
Je ne parle à personne sinon à la
Femme de ménage et à l’infirmière
Qui me gave de pilules
Je ne réponds plus au téléphone
Tous mes amis m’ont quitté
Je les comprends
À leur place, je me serais quitté
Depuis longtemp
Autour de moi, les gens sont inquiets
Les préposées ne cessent de me dire
De me prendre en main
Parfois elles me parlent quand
Je vais fumer dehors avec elles
Je prends le raccourci par la porte patio
Si le temps n’est pas trop maussade
Évidemment
J’ai les cheveux longs
La barbe jamais faite
Je suis dans un piteux état
Je les comprends de s’inquiéter
De moi
Je ferais de même à leur place
Je ne suis pas beau à voir
Clochard sédentaire
On est quatre dans la chambre
De l’hôpital
Comme lors de mon dernier séjour
On ne se parle pas beaucoup
Les trois autres – des hommes – semblent
Récupérer d’opérations récentes
Il y en a un qui est toujours au téléphone
Un autre qui reçoit la visite de sa femme
Trois fois par jour malgré les restrictions
De la pandémie
Je suis sans doute le plus amoché du lot
Personne ne vient me voir si ce n’est un
Ami lointain qui s’est mis dans la tête
De me ramener à la vie
Je le laisse faire
Les infirmières sont gentilles
Le temps passe discrètement
Moi aussi.