Caroline Fillion est une artiste multidisciplinaire originaire de Saguenay. Sa pratique conceptuelle repose sur des conjonctions symboliques ou des métaphores questionnant, détournant ou transgressant les postulats traditionnels du milieu de l’art. Elle est titulaire d’une maîtrise en arts visuels de l’Université du Québec à Chicoutimi, d’un diplôme d’études supérieur en gestion des organismes culturels de HEC Montréal et d’un baccalauréat en arts visuels et médiatiques de l’Université du Québec à Montréal. Boursière au Conseil des arts du Canada et au Conseil des arts et lettres du Québec, elle a participé à plusieurs expositions régionales, nationales et internationales.
Après des études en art et en littérature, Christine Martel s’est promenée jusqu’à aujourd’hui entre le monde des lettres et celui des arts visuels, entre autres grâce à l’enseignement du français et l’écriture. Son implication sur des conseils d’administration de centres d’artistes et sa participation à l’édition de plusieurs ouvrages d’artistes actuels lui ont permis de côtoyer la réflexion de nombreux créateurs et d’y ajouter sa vision personnelle. Les mots sont pour elle un matériau à façonner des images. Elle est membre de l’Association professionnelle des écrivains de la Sagamie (APES).
CM : Bonjour Caroline, parle-moi de ton travail en général.
CF : Je suis artiste multidisciplinaire, je dirais que mon travail est assez conceptuel, j’attends l’idée pour ensuite trouver le médium. Je pars avec des concepts qui m’intéressent, je fais des liens avec les symboles entre eux, surtout sur le milieu de l’art, la religion. J’utilise donc plusieurs médiums comme la vidéo d’art, la sculpture, la peinture, j’exploite le son, l’installation, la performance. Parce que je veux utiliser le véhicule adéquat pour développer l’idée de base, car c’est elle qui prime.
CM : Au début de ta carrière, tu devais avoir des sujets privilégiés, des préoccupations personnelles. Quelle a été ta motivation de départ ?
CF : Si je pars de très loin, j’avais envie de voir à l’intérieur des choses, de faire des interventions furtives, sociales, c’était très sociologique comme rapport au monde. Je faisais beaucoup d’interventions, j’aimais me mettre à risque, performer. Mais ce n’était pas des performances devant public, en fait ce n’était pas de la performance. J’appelais ça des interventions sociales. C’était une espèce de recherche sociologique chez les gens que je connaissais. Dès que j’entrais chez quelqu’un, je lui demandais si je pouvais photographier son frigo, voir comment la personne réagissait, son malaise. Tout se trouvait dans la situation que je créais avec chaque personne, j’en faisais mon spectateur. Ce n’était pas la photo qui était l’œuvre, mais plutôt le moment que je venais de vivre. Ce sentiment grossissait à mesure que je m’invitais à dormir chez des gens. Quand j’étais aux études à Nice, je me suis invitée chez des inconnus et j’ai décidé de prendre leurs nuits en otage. Comme j’étais dans une école d’art, c’est certain qu’il y avait une certaine ouverture, mais j’étais une inconnue pour eux. Je leur disais simplement que j’allais faire une intervention durant la nuit tout en respectant leur intimité. On dormait ensemble et c’était clair dès le départ qu’il n’était pas question de sexe ou de rapprochement. Il y a un artiste dont j’ai fêté l’anniversaire toute une nuit sans que l’on puisse dormir. J’avais un scénario, comme pour un film, le réveil sonnait à telle heure et c’était le temps du gâteau, on le décorait, tout se passait dans le lit, puis à une autre heure, on mettait les bougies, on gonflait les balounes, on maquillait les enfants, on faisait des bulles. Tout était relié à la fête, mais les actions que je posais étaient écrites d’avance. Chez d’autres, on a cuisiné toute la nuit, on a fait du jardinage, et tout était documenté. Je me questionnais alors sur la diffusion de l’art, pour moi c’était assez, je n’avais pas besoin de plus de public. J’avais un spectateur, en plus c’était un personnage actif, il ne faisait pas seulement que regarder de l’art, il en créait. Est-ce que c’était de l’art ? C’est une grande question à laquelle je ne peux toujours pas répondre, mais j’avais l’impression que la situation vécue avait quelque chose de très artistique.
CM : Qu’as-tu fait par la suite ?
CF : À Montréal, j’ai exposé une série de moi nue sur de grands panneaux sur la rue Sainte-Catherine. Sans dire que c’était mon propre corps, je demandais aux gens sur la rue comment ils le percevaient et ils me livraient tous mes défauts corporels sans savoir qu’ils parlaient de moi. J’aimais beaucoup ce petit jeu où je me mettais à risque autant que la personne que j’interviewais et qui était prise au piège sans le savoir, et qui repartait sans qu’il y ait d’impact sur elle, mais beaucoup plus sur moi. Comme pour les nuits à Nice, l’expérience était très engageante pour tout le monde.
CM : On entend souvent dire qu’on est arrivé au bout de l’expression artistique, que tout a été fait dans ce domaine. Quelle a été ta réflexion à ce sujet ?
CF :À force de faire les choses de cette façon, je me suis dit qu’il n’y avait plus d’art, qu’il n’y avait plus rien. J’aimais beaucoup mes expériences, mais j’avais l’impression de me diriger vers la contre-diffusion. C’est à ce moment que j’ai commencé à observer le milieu de l’art lui-même, son fonctionnement, ses communications. Parce que j’avais moi-même un problème, je ne diffusais rien et j’étais repliée sur moi. Mais je n’avais pas envie de reconnaissance, sinon j’aurais fait autre chose de ma vie, mais la reconnaissance est nécessaire quand tu veux faire une carrière en art et en vivre un minimum. Après mûre réflexion, j’ai commencé à organiser de fausses expositions, je prenais des photographies d’installations truquées autour du thème de la pêche et de la chasse, comme pour piéger le spectateur, avec de la fausse documentation numérique. J’ai réalisé des maquettes de salles d’expo imaginaires et j’ai envoyé plein de faux dossiers, comme si j’avais réalisé tout ça. Si on y regardait de près, on voyait bien que c’était une falsification, que tout ceci était très informel, mais cela jetait quand même parfois le doute. Tout en voulant me faufiler dans ce milieu, dans ce système de diffusion, je continuais à le biaiser.
CM : Pour continuer de le remettre en question ? On dirait qu’il y a toujours un paradoxe dans ton travail, entre ce que tu interroges et les gestes que tu poses.
CF : Oui, absolument, mon travail est paradoxal, je montre toujours les deux côtés de la médaille, la chose et son contraire. Parfois c’est désiré, souvent c’est inconscient. J’agis, puis je me rends compte après coup que je suis encore dans la contradiction, l’opposition.
CM : D’un côté tu parles de non-public et de l’autre de reconnaissance. Tu questionnes l’intimité, mais au regard de qui ou de quoi ?
CF : Je me dis que si l’art existe, c’est parce que des personnes peuvent le voir. Mais est-ce qu’il subsiste sans public ? Je n’en suis pas certaine, mais j’ai aimé me questionner en l’expérimentant. Chaque fois, j’avais quand même l’impression de vivre un moment important, mais il y avait toujours quelqu’un pour m’accompagner, un témoin, le seul témoin de l’œuvre après moi. Quand on y pense, devant une performance et même lors d’un festival, il y a au plus 15 à 20 personnes qui y assistent. Si elle n’est pas documentée, ce sont les seuls spectateurs qui l’auront vue. Il y a relativement peu de monde qui se rend à un vernissage, ce sont souvent des gens avertis qui s’intéressent à l’art actuel. Mais la plus importante diffusion est les écrits, les photos, les vidéos, la documentation qui reste. Le souvenir de l’œuvre performative devient l’œuvre elle-même.
CM : C’est donc une chose éphémère ?
CF : Tellement loin de la réalité, et on s’en accommode pourtant très facilement. Est-ce cela l’œuvre, les traces qu’elle laisse ? Ou bien la situation initiale, l’évènement lui-même ? Je ne veux pas y répondre, mais je veux bien garder cette question et continuer de l’exploiter.
CM : As-tu l’impression que les artistes actuels se posent souvent ce genre de questions, qu’ils interrogent l’art lui-même et son fonctionnement ? Est-ce que c’est dans l’air du temps ? On est quand même allé jusqu’à effacer la matérialité de l’œuvre au profit de sa conceptualisation. Comment trouver sa place dans ce grand fourretout idéologique ?
CF : Je n’ai pas l’impression que tous les artistes se questionnent à ce sujet, mais, inconsciemment ou non, cette grande question s’impose d’elle-même. Trouver du sens à ce qu’on fait est humain. Quand on choisit de créer un objet qui n’est pas seulement utile, beau ou esthétique, même si je sais qu’on ne s’entend pas toujours sur ces termes, on matérialise des idées. Mais nous ne sommes pas des philosophes, nous sommes des artistes visuels. Comment on fait pour durer dans sa discipline si on ne crée que des concepts parce que tout a été fait, a été dit ? Finalement, sommes-nous toujours en arts visuels ? C’est là que l’interdisciplinarité s’est imposée, comme pour pallier cela. On a alors compris qu’on était des chercheurs dans plusieurs domaines, qu’on rendait visible notre réflexion, que ce soit par des gestes, des actions, des objets évidemment, mais supportée par l’idée qui l’a fait naître, pour lui donner sens. Mais la question à savoir ce que l’art a toujours été subsiste et j’essaie d’y répondre dans ma nouvelle pratique. C’est comme l’idée de Dieu, cette grande chose intangible qui nous enveloppe et qu’on essaie d’atteindre, que l’on ne rejoint jamais. On tente alors d’en faire une représentation, l’institution devenant alors une religion.
CM : Plutôt que d’en faire l’illustration, l’art contemporain parle donc de la réalité qui l’entoure, de ses mécanismes et de ses failles. Comme la dématérialisation et la destruction, qui sont d’ailleurs des sujets que tu choisis volontiers d’aborder et de développer.
CF : Comme artiste, on répond à la société dans laquelle on vit. On a toujours besoin des créateurs pour pouvoir se rappeler notre histoire, mais aujourd’hui d’une autre façon, avec d’autres moyens ou médiums. Un autre langage. Mais le fait de m’interroger sur ma propre perception vis-à-vis ce milieu auquel j’appartiens, et qui prend parfois beaucoup plus de place que la création elle-même, ne m’empêche pas de m’associer aux institutions qui en découlent, de m’y ancrer. À travers les centres d’artistes et leurs réseaux, la nature des artistes s’est transformée, comme notre façon de faire de l’art et de le diffuser. Mais nous devons redéfinir notre rôle et retrouver du sens à nos actions. Je me considère donc comme une chercheuse en art, comme pour toute autre discipline, finalement je crée une enquête dans le milieu de l’art.
CM : Comment cela s’est-il matérialisé par la suite ?
CF : Je suis revenue au rituel, comme pour mes fausses performances. C’est la convention qui primait : tu invites les gens, tu leur prépares de la nourriture, tu les attends, ils arrivent ou non, etc. Je me suis donc donné un délai de six heures pour mon action, une moyenne observée, j’ai préparé le vernissage et le buffet et j’ai attendu des gens que je n’avais pas invités. Par son absence, le public qui n’est pas venu est devenu si important que cette attente remplissait tout l’espace de la galerie. D’ailleurs, les gens qui viennent dans les vernissages et qui se promènent avec leur verre à travers les œuvres, parfois sans même les regarder, sont-ils vraiment là ? Puis, la dernière journée de l’exposition, j’ai dansé toute seule pendant six heures, n’est-ce pas un peu ça un vernissage, danser toute seule au milieu de personne ? Pendant que je dansais, j’avais envie d’arrêter, mais j’avais l’impression d’être dans le vrai. C’était physiquement et mentalement très difficile, je me suis sentie perdue, je tournais en rond entre l’entrée et le passage d’une galerie d’art, entre deux réalités. Je n’étais ni dans la salle ni à l’extérieur de celle-ci, j’étais au seuil de l’institution. L’effort physique est devenu la matière. Puis j’ai appelé le sociologue et critique d’art Guy Sioui-Durand et je lui ai demandé son avis. Il a donc accepté de critiquer une performance à laquelle il n’avait pas assisté seulement parce que je lui en ai parlé, ce qui ultimement l’a fait exister. J’aurais pu m’en tenir à seulement lui demander son opinion, mais tout ceci a pris du sens grâce à ma conversation avec ce penseur, quelqu’un qui peut mettre des mots ou un autre regard sur une création, le regard d’un public par exemple. C’était donc lui le public, celui qui recevait l’œuvre. Mais il ne l’a jamais vue. Il y avait quelque chose de très subjectif parce que ce que moi j’en disais était déjà dépassé, comme la documentation qu’on reçoit de quelqu’un qu’on ne connait pas.
CM : C’est intéressant de parler de mémoire, de construction de souvenirs, de ce que notre cerveau peut construire, reconstruire, interpréter ou adapter, transmettre à l’autre. Il y a des constructions incroyables qui se créent dans ces cas-là, quand on dit qu’on n’a pas tous les mêmes souvenirs d’évènements vécus en groupe par exemple.
CF : C’est super intéressant ! Les gens font de la projection d’eux-mêmes par rapport à un évènement commun, ça c’est beau aussi. Tu leur racontes une histoire et ils l’interprètent à leur façon. Ça me rappelle une vidéo où j’avais raconté le même rêve à tout le monde en leur demandant de l’analyser selon leurs propres méthodes, pour me dire comment j’étais. Je les ai laissés aller et c’était extrêmement différent pour chacun. Ils faisaient de super projections d’eux-mêmes, mais c’était beau, car ils parlaient d’eux. Ils ne parlaient pas de moi, mais de ce qu’ils pensaient de moi par la bande, je me mettais à risque par rapport à ça, mais c’était surtout eux qui s’exprimaient.
CM : Mais c’était eux par rapport à toi ? J’ai l’impression que les artistes de ta génération parlent beaucoup d’eux-mêmes, deviennent parfois leur propre matière de recherche. Ce n’est pas nouveau, mais…
CF : Oui, je suis d’accord. Mais personnellement je l’évacue désormais, j’ai fait ça beaucoup, mais un moment donné je n’avais plus envie de ça. J’avais envie d’avoir un regard plus général. Dans ma nouvelle série, je fabrique des capsules en plâtre, des soucoupes volantes qui sont en fait des musées détruits de l’intérieur.
CM : Est-ce que ces objets émergent de tout ce qui a précédé ?
CF : Mais oui, c’est sûr et certain. C’est en rapport avec le fait que j’ai eu l’impression que les institutions et leurs églises sont comme des religions où les prêtres et les pratiquants ne verraient plus l’art en tant que tel. Ce sont des croyants qui se réunissent autour d’un même discours, du dieu de l’art, mais chacun a quand même sa propre théorie, car il y a plusieurs religions de l’art. La salle d’exposition devient alors le temple où tout à coup un objet est codifié, sacralisé, choisi comme œuvre et insufflé de sens. S’il est exposé dans la cour arrière, c’est pas pareil… Il y avait l’idée de l’Apocalypse aussi qui me hantait, de la fin, comme un appel pour le présent. Je m’intéresse à plein de choses, la mythologie, essayer de trouver des codes, des rapports entre les grandes métaphores, en fait comment représenter une idée. Je me suis mise à lire sur la théorie des anciens astronautes, des dieux qui sont venus sur la terre avec des vaisseaux spatiaux pour inculquer le savoir aux hommes, l’architecture et l’art ancien, tout ce qui émane de ces grands savants, ces grands sages venus diffuser leurs connaissances aux humains pour repartir dans leurs vaisseaux.
CM : C’est une idée universelle…
CF : Très universelle ! Chez plusieurs peuples, cette idée-là de passage vers le ciel, de puissance extérieure revient souvent dans des formes qui se ressemblent : la capsule temporelle, qui arrive et repart, le passage entre deux mondes. Je faisais le lien avec la religion, le prêtre à travers qui Dieu parle directement du ciel, qui devient la personne qui transmet bien installée dans son dôme. Je trouvais qu’il y avait un lien formel entre les deux cités internes. Quand je mettais deux coupoles ensemble, ça devenait une soucoupe volante. Je trouvais ça magique et pourtant c’est simple. Il y a cette idée-là dans la pratique de l’art, vouloir atteindre le plus grand que soi et se faire immortaliser comme un saint finalement. Comme artiste qui subsiste dans le temps et l’Histoire. Le désir de vedettariat dans le monde de l’art actuel est beaucoup plus pointu, plus absolu, un peu comme une sanctification. Il y a quelque chose de très beau là, dans cette espèce d’élite, de personne intouchable consacrée par ses pairs. Et l’œuvre est la représentation de ce contact que tu as eu avec cette puissance qu’est l’Art. C’est très sérieux comme réflexion et en même temps très absurde, il est là le paradoxe. C’est complètement fou, mais en même temps très humain. Ce n’est pas l’objet soucoupe volante qui m’intéresse en ce sens, mais la science-fiction qui le contient, un lieu qui peut se transformer en fiction, une création de tous les scénarios possibles. Toute ma pratique depuis le début est en lien avec ce que je fais en ce moment. Je reviendrai peut-être à des œuvres qui ne sont pas physiques, mais présentement c’est une histoire que je m’invente, un récit que je me crée.
CM : C’est comme un passage obligé ?
CF : Tout ça est un passage obligé, mais c’est inconscient, tout est fait parce que j’ai l’impression de devoir créer tout ça pour continuer ma réflexion. Ça fait partie de ma recherche, j’ai besoin de la matière, des matières très classiques, comme chez les templiers. Il fallait que je voie les ornements de cette religion. Pas seulement d’un point de vue personnel, pour mieux en parler. J’avais envie de voir des objets qui me parlent, qui fassent le pont…
CM : Tu avais besoin de te mesurer à la matière qui émanerait de cette recherche-là ? De la présenter publiquement ?
CF : Oui, ça fait partie de cette espèce de performance de vie, de ce besoin que soit matérialisée une autre réflexion. J’ai produit des vidéos avec le thème de l’Apocalypse, avec beaucoup d’images de destruction. Auparavant, Langage Plus à Alma m’avait invitée à produire une œuvre sur le sujet de l’eau, du lac Saint-Jean et ses affluents, on avait invité trois artistes et moi j’avais le lac. J’ai fabriqué une maquette du centre d’artistes et je l’ai noyée, ce que je trouvais magnifique pour évoquer la destruction de l’art.
CM : C’était littéral, le centre d’artistes complètement immergé…
CF : Mais en même temps, il y a quelque chose de beau dans la destruction totale, un peu comme pour mes explosions de musées dans les autres vidéos où j’ai créé des maquettes de musées internationaux que j’ai fait sauter par la suite avec de la pyrotechnie. J’avais envie de voir du réel, de les faire exploser pour vrai, et non pas numériquement. Baigner dans le hasard du réel, mélanger le faux et le vrai, semer le doute. Ça me faire vivre dans la réalité, je passe des heures et des heures à fabriquer les maquettes puis je les détruis en un instant, ça devient presque festif, on dirait des paillettes qui retombent après l’explosion… L’idée du Bing Bang n’est pas loin, de la création de la terre, d’un nouveau monde après une grosse catastrophe. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de très symbolique, ça devenait festif et chaotique en même temps, on ne sait plus trop ce qui se passe, les murs se sont ouverts et on vit un moment important.
CM : Comment l’as-tu vécu toi-même ce moment-là, comme observatrice de ta propre mise en scène ? Tu étais ton premier public ?
CF : C’était très particulier, on a utilisé des bombes artisanales, mais fabriquées par des pyrotechniciens, avec des dosages très forts et la sensation était très physique. Même si les maquettes étaient très petites, on sentait la puissance de l’explosion à l’intérieur de nous. Une déflagration impressionnante à cause de ce qu’on entend, ce que l’on voit, ce que l’on sent quand on y est, mais surtout ce que l’on ressent. Ce qui est perdu avec la vidéo. Au départ, l’image est calme, silencieuse et puis ça explose et on a l’impression d’entendre la détonation. Il y a un impact sur le public qui la regarde, ça résonne. C’est le bruit des images. Dans une autre performance, j’avais envie de reprendre le son des explosions que j’ai installées en boucle dans une salle pour évoquer celui d’une cloche, une grosse cloche de cathédrale. À force d’être réenregistré, et répété, le son se transforme et on dirait qu’on est dans une grosse cloche de métal, ça sonne vraiment de la même façon. L’idée du sacré est revenue seulement en réutilisant ce son à peine transformé. C’est ça qui est particulier. J’avais envie d’utiliser les cinq explosions, de les mettre une à la suite de l’autre pour en faire un canon en boucle. Comme un chant religieux. Je ne pensais pas que ça se transformerait en cloches d’église. C’est redevenu hasardeux. L’installation sonore reprend les trous des coupoles en négatif, avec les hautparleurs qui, en vibrant, broient le charbon qui s’y trouve. Ça devient une sorte de pigment qui part en poussière, comme s’il y avait un feu. C’est très physique et visuel. La poussière va tacher l’installation puis laisse la place à des paillettes dorées, la lumière qui est en dessous. Je trouvais qu’il y avait quelque chose de plus lumineux, de plus facile, de moins lourd à la fin.
CM : C’est intéressant que tu utilises le mot lumière comme étant à la source de toute cette démonstration. Comme un symbole de résolution. Et tu t’en vas où avec tout ça ?
CF : (rires) Je pense que je suis encore là-dedans, chercher des codes, des réponses, je reste toujours dans le milieu de l’art, de l’institution, mais de plus en plus de façon détournée. Je continue à créer des musées qui se déconstruisent…
CM : Comme une base de recherche, de création ?
CF : Oui, mais en même temps, si j’en ai plus envie j’arrête. Je ne me sens pas obligée de l’utiliser, mais ça revient tout le temps cette idée du questionnement sur l’art, sur ce que je fais, pourquoi je le fais. La thématique du labyrinthe m’intéresse, d’espèces de tombeaux que j’avais déjà mis en scène sur des socles. Des socles, pas seulement pour déposer une sculpture, mais qui deviennent une espèce de stèle. J’avais l’idée de grandes pierres très basses, de format rectangulaire, très organiques, corporelles, comme un symbole de mort, de fin, pas nécessairement pour des corps, mais pour l’art. Mais tout ça se mélange, j’avais envie d’un rituel, d’une sorte de mise en scène où le spectateur entre et doit se pencher pour être en contact avec l’œuvre, prier pour avoir accès à l’intérieur des sculptures. Ça les obligeait à faire un mouvement très pieux, une sorte de génuflexion. La plupart se sont agenouillés devant les vidéos et les soucoupes volantes, je les regardais et ça m’impressionnait, c’est ce que je désirais, mais sans leur avoir dit. Je n’avais pas mis de banc pour les genoux, mais j’y avais pensé, j’ai supposé qu’ils allaient le faire spontanément et ils l’ont fait sans s’en rendre compte. C’est l’œuvre qui imposait ce recueillement. C’est ce que j’ai voulu et ça a marché.
CM : Une fois de plus, en voulant qu’on s’intéresse à l’œuvre pour elle-même, peu importe ce qu’elle est, tu crées un vrai paradoxe. C’est quoi cette œuvre désormais, avec tous les moyens et techniques que nous possédons ? Quelle est sa pertinence ?
CF : Pour que la présence de l’œuvre soit vraiment importante, je la rendais complètement absente, allant jusqu’à la détruire. Aujourd’hui, je veux la rendre présente le plus possible, de plus en plus ornementale, comme pour faire l’inverse de ce que j’ai fait jusqu’à maintenant. Pour la réfléchir d’une autre manière, mais tout est relié.
CM : Tu es donc dans le processus, le cheminement continuel, le questionnement constant ?
CF : Oui ! Je pense que je ne crée pas d’œuvres qui soient des finalités, ce sont le résultat de ma recherche constante, elles sont ouvertes. Je pourrais même ne pas les appeler œuvres, mais expérimentations. Elles existent parce que j’ai envie de matérialiser ma réflexion afin de mieux comprendre où tout cela me mène. Si ça dit quelque chose.
CM : Mais ce sont quand même des œuvres, sinon tu n’existes pas en tant qu’artiste.
CF : Ça dépend. On nomme œuvre ce qu’on a consacré œuvre.
CM : Consacré oui, mais c’est toi qui as le dernier mot à ce sujet.
CF : L’important n’est pas nécessairement comment on la nomme, mais bien comment elle se présente. Elle se veut œuvre, car elle joue son rôle pour le devenir.
CM : C’est quoi son rôle ?
CF : Ça peut aller aussi loin que de dire qu’une fausse œuvre dans une exposition est une œuvre quand même, elle est fausse si j’affirme qu’elle est fausse. Elle joue le rôle et prend la place dans le récit qui la contient. Elle devient un message important, tous les messages sont importants par rapport au public qui les reçoit et qui, je l’espère, repart avec un questionnement.
CM : Même s’il n’y a pas de public ?
CF : S’il n’y a pas de public, y a toujours quelqu’un qui va se demander pourquoi. L’idée c’est de provoquer, de remettre en question, de faire réfléchir. Pour essayer de faire vivre aux personnes présentes quelque chose qui a du sens, qu’elles puissent interpréter à leur façon. Quand on va voir une exposition, a-t-on vraiment conscience de ce qu’on y voit ? On crée de la matière autour de l’intangibilité.
CM : As-tu l’impression que nos jours, dans l’art sous toutes ses formes, il faille provoquer des réactions de façon plus intense, plus choquante pour susciter l’intérêt ?
CF : J’aime la subtilité quand même. Je me situe entre les deux. J’aime beaucoup utiliser l’incertitude, l’hésitation, ce qui nous fait nous demander à quoi on est en train d’assister, ce qu’on est en train de vivre. Les subterfuges, cette espèce d’ambivalence entre réel et son contraire. Me demander si ce que je vis est beau ou laid. C’est quand même provocant, car je suis dans le doute, on est souvent dans le doute en art, dans la vie en général. Je le renvoie à l’autre pour qu’il s’en fasse une opinion.
CM : Tu parles de doute et tu fais constamment des parallèles avec la religion, cette certitude qui nous est servie par des gens qui doutent. L’un des plus grands paradoxes de la foi.
CF : C’est l’idée de croire ou de ne pas croire, de croire sans preuve tangible, tout est là-dedans. On est encore devant l’idée de fiction, de réalité ou non. C’est souvent présent dans ce que je crée, même dans les grosses structures en feux d’artifice filmées avec un drone. On ne sait pas trop où l’on est, j’aime cette idée d’illusion, surtout avec les grandes coupoles qui contiennent des feux. Est-ce qu’on est dans un manège, à Hollywood ou dans un terrain vague ? Est-ce une catastrophe ou une mise en scène ? Il y a l’idée d’échelle également. Là ce sont de grosses structures, mais je réalise aussi de très petites maquettes, et tout est mécanique ou manuel. La majorité des observateurs s’imaginent que le mouvement est fait à l’ordinateur, que c’est numérisé. Ils cherchent à trouver des repères, des indices, pour interpréter ce qu’ils voient. J’aime beaucoup ça, même dans ma peinture. Ils se demandent si c’est du collage, certains vont même jusqu’à gratter la surface. Mais ce sont des couches et des couches de matières qui créent l’illusion. C’est un médium classique que j’exploite comme une performance, je peins sur les mêmes tableaux depuis plusieurs années pour y rajouter du sens, de la matière, des traces. Ça s’arrête quand ils sont vendus. Si on les regardait aux Rayons X, on pourrait y voir tous les tableaux qui sont superposés. Je les réexpose dans les mêmes espaces où ils ont déjà été montrés, mais on ne les reconnait pas. Ceux qui ont été exposés à Langage Plus l’avaient déjà été en 2017, mais ne ressemblaient pas du tout à ça, même si on est capable de distinguer des fragments des précédents. Ça devient des explosions de couleurs, des catastrophes visuelles.
CM : C’est drôle, il y a une seule lettre de différence entre exposer et exploser…
CF : (rires) J’ai explosé à Langage Plus ! Je ne tiens pas à ce point à la matière, je les reprends pour leur donner une autre vie, mais en même temps on aperçoit constamment des morceaux de ce qu’il y a en dessous. Par superposition, par transparence, de fausses déchirures dues à l’accumulation donnent l’impression que j’en enlève. J’ai commencé à faire de la peinture pour toucher à la matière, à travers un médium très classique.
CM : On a affirmé haut et fort dans le milieu de l’art actuel que la peinture était morte, terminée, qu’on en avait fait le tour. Mais il n’y a jamais eu autant de jeunes peintres, comme pour retourner à cette matière dont tu parles.
CF : Ça aussi c’est une forme de rituel, c’est très physique, c’est un rapport avec le corps. C’est presque archéologique, car on doit en enlever pour trouver l’objet. Je faisais beaucoup de fausses expositions, un jeu où la documentation, l’évocation prenaient toute la place. Puis j’ai déconstruit des lieux d’exposition, des architectures, en faisant référence à des œuvres de créateurs connus ou à connaitre, tapés ou non au hasard, qui vivent maintenant cette déconstruction et ces questions sur la vie d’artiste. Qui sont confrontés à de la grande richesse et de la grande pauvreté, car c’est très difficile de faire une carrière et de durer. Les œuvres qui s’envolaient vers le ciel étaient des hommages que je leur rendais, mais elles perdaient des morceaux avant d’arriver au ciel de la reconnaissance et de la gloire.
CM : C’est quoi alors être une artiste contemporaine, actuelle, de nous jours ?
CF : Tout le monde le vit différemment, chacun y va avec ses propres moyens. Il y a des familles d’artistes auxquelles on peut s’identifier, se référer. Mais il faut surtout être bien là-dedans, ne pas trop se cadrer. En général, on va à l’université longtemps, sauf pour les autodidactes. Pour ma part, j’avoue que j’ai fait un bac et une maîtrise…
CM : J’aime bien le j’avoue… (rires)
CF : Je fais partie de ces gens qui ont choisi de réfléchir énormément à ce qu’ils font. C’est un métier de savoirs, comme pour plusieurs autres métiers. J’étais tellement bien dans l’institution que j’ai failli m’inscrire au doctorat. Mais je l’ai quittée pour un temps. Je vais peut-être le faire un jour, car je trouve très pertinent d’avoir l’opportunité de réfléchir à ce qu’on fait, pour mieux le faire. Pour l’instant, ce n’est pas dans mes priorités. Je crois vraiment que les artistes devraient affronter leur réalité comme des professionnels. On parle beaucoup d’experts, et notre profession exige énormément d’éducation, on est des spécialistes dans notre domaine. À partir du moment où l’on quitte les études, on arrive sur le terrain de ceux qui font de l’art, en s’excusant presque de déranger. Pourtant, quand un biologiste entre sur le marché du travail, il est biologiste.
CM : Tu sembles dire que le statut social de l’artiste est quelque chose de difficile à acquérir. Nous nous butons encore aux clichés de l’artiste bohème, irresponsable, désorganisé ?
CF : Il existe encore celui-là, mais en général les artistes professionnels sont maintenant de vrais chercheurs dans leur domaine, mais ce n’est pas nécessairement la perception du public.
CM : Pourquoi penses-tu, c’est un manque d’éducation justement, de fréquentation ?
CF : L’art a toujours été un vase clos au Québec, une sorte de curiosité. Mais est-ce typique à nous ? Je sais que dans certains pays européens, je pense à la Belgique, c’est très valorisant d’être un artiste, tu as un certain statut, et en Allemagne aussi qui possède une scène underground incroyable. J’ai du mal à savoir pourquoi c’est différent chez nous. C’est peut-être premièrement aux artistes à l’assumer eux-mêmes. Ils vivent de subventions au même titre que le biologiste qui fait de la recherche sur le terrain, mais les artistes doivent trop souvent se justifier. Notre travail est pourtant à la base de plusieurs autres domaines spécialisés ; il peut paraître atypique ou farfelu de prime abord, mais déboucher sur des conclusions très sérieuses. Nous sommes utiles, nous insufflons une énergie de création et de réflexion au monde qui nous entoure, de la couleur et de la variété. S’il n’y avait pas d’art, tout serait gris et plat.
CM : Tu restes donc dans le paradoxe, tu interroges l’institution tout en reconnaissant son rôle et son utilité dans la formation des artistes, des chercheurs.
CF : J’ai envie de croire les yeux ouverts, de croire à tout prix en même temps que de tout remettre en question. C’est dans ma personnalité de voir les deux côtés de la médaille, la chose et son contraire. L’objet et son vis-à-vis. En ce sens, est-ce que l’œuvre se suffit à elle-même, a-t-on besoin de son créateur ou de sa créatrice pour la comprendre ? Ce que l’artiste en dit est important, mais je trouve qu’il prend souvent trop de place dans l’équation, ça me dérange. Si je vais dans un vernissage, c’est toujours intéressant d’entendre parler des œuvres présentes. Mais j’aime mieux y retourner quand il n’y a plus personne, pour comprendre, saisir la mise en espace. D’essayer d’être en contact avec la pensée de l’artiste sans qu’il y soit. De ressentir ce que je suis en train de vivre au contact de ses œuvres. Les cartels m’intéressent peu, car chaque spectateur construit sa propre interprétation, avec ses propres repères. J’ai déjà vécu des vernissages tellement protocolaires, de grands discours où les artistes et leur travail passaient en second, quand ce dernier n’était parfois même pas souligné. C’est pourtant pour eux que ces centres existent et c’est grâce à eux qu’on s’y rencontre. Valoriser l’art actuel, c’est peut-être lui accorder la place qu’il mérite et aller à sa rencontre le plus souvent possible. Même si tu n’as jamais vu d’art, il se passera quand même toujours quelque chose.