Que de morales devons-nous subir dès la naissance. Celle des parents, tout d’abord, puis celles de la famille et de la société qui, trop rapidement, pointent leur nez à l’adolescence. Avant même d’en comprendre le sens du mot, on nous fait la morale, on nous moralise l’esprit, on nous immortalise dans une moralité qui nous est inconnue et que l’on veut nous faire croire idoine. J’ai été immoral dans ma vie, en pensée et en geste, je le confesse. Plus d’une fois d’ailleurs. Mais à quelle moralité se vouer ? Issu d’une éducation catholique française, baptisé et confirmé, il est clair que ma conception de la morale est légèrement biaisée. Enfant de chœur, je chantais les louanges d’un Seigneur miséricordieux et aimant. Ce qui aujourd’hui me laisse pantois lorsque je pose mes yeux de politicologue sur le monde dans lequel nous vivons. La question du bien et du mal me semblait tellement évidente en chantant Gloria in excellesis Deo !. Les anges veillant sur nous tout en surveillant nos faits et gestes tels des Big brothers me rassuraient. Et puis j’ai lu Milan Kundera, Salman Rushdie, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Fedor Dostoïesvki, Vladimir Nabokov, Jack Kerouac, Friedrich Nietzsche. Pour mêler quelqu’un, il n’y a rien de mieux. Merci au cégep.
Lorsque je dis merci, je n’ai aucune trace de cynisme ou de sarcasme. Si j’avais voulu être cynique j’aurais pu dire que le cégep m’a mené à l’immoralisme et, si j’avais voulu être sarcastique, j’aurais pu dire qu’il m’a mené au néant. Bref, ce n’est pas le sujet. En même temps, si cela l’était ?
J’habite dans une ville qui s’appelle Alma. Elle porte ce nom en référence à la bataille de l’Alma, par Napoléon, qui s’est déroulée en 1854 sur les bords du fleuve Alma en Crimée, Ukraine. C’est d’ailleurs pour la même raison que le pont de l’Alma où la princesse Diana a perdu la vie à Paris porte le même nom que ma ville. Oui, je sais, c’est tout un héritage à porter. Mais ménagez vos sympathies, je ne le sais que depuis peu. L’Histoire dans les petites villes de régions n’est faite que d’anecdotes et de tôles rouillées, il est rare qu’elle parvienne à se frayer un chemin jusqu’à la quotidienneté de celui qui l’habite. J’habite donc une ville comme toutes celles de régions bâties il y a à peine 175 ans, par des gens qui s’échinèrent à s’implanter dans une nature qui ne les désirait pas, pour une raison qui n’était pas la leur et au service d’entreprises qui les méprisaient. Zola aurait eu matière abondante pour sa « Joie de Vivre ». En passant, je n’ai jamais été en mesure de terminer un livre de la série des Rougon-Macquart. Il y a des limites à l’autoflagellation. C’est peut-être qu’à la lecture de ce réalisme du XIXe siècle j’y voyais une partie de la réalité de mon présent. Les villes industrielles ont cela de commun que la vie se déroule un peu en dehors du temps. L’amiante, la bauxite ou le bois s’en foutent un peu de l’état d’âme d’un peuple. Un peu comme les entreprises qui les exploitent. En fait, ce n’est pas le temps qui existe ici, c’est « combien ». Combien de matière reste-t-il, combien cela coûte d’exploiter, combien vous allez nous donner pour rester ? Le temps ici n’existe pas, c’est combien de temps qu’il nous reste qui subsiste dans l’esprit des gens. Comment alors savoir ce qui est bien ou mal lorsque l’on baigne dès la naissance dans un milieu où la morale principale demeure économique ?
J’en viens donc à Lucilius et Sénèque.
Sénèque et Lucilius étaient liés par une relation épistolaire profonde et significative. Sénèque, un philosophe stoïcien romain du 1er siècle, était célèbre pour ses écrits philosophiques, dont plusieurs étaient des lettres adressées à Lucilius, son ami et disciple.
”J’habite dans une ville qui s’appelle Alma. Elle porte ce nom en référence à la bataille de l’Alma, par Napoléon, qui s’est déroulée en 1854 sur les bords du fleuve Alma en Crimé, Ukraine. C’est d’ailleurs pour la même raison que le pont de l’Alma où la princesse Diana a perdu la vie à Paris porte le même nom que ma ville.”
— Jean-Rémi Dionne
Sénèque, aussi connu sous le nom de Sénèque le Jeune pour le distinguer de son père, était un philosophe, homme d’État, dramaturge et conseiller romain. Il est né vers l’an 4 avant et est décédé en l’an 65 après Jésus-Christ. Sénèque a joué un rôle important à l’époque impériale romaine, principalement sous les règnes des empereurs Caligula, Claude et Néron. Il est surtout reconnu pour sa contribution à la philosophie stoïcienne. Ses écrits, notamment ses lettres et ses traités philosophiques, ont exercé une influence durable sur la pensée occidentale.
Ces lettres, connues sous le nom d’Epistulae Morales ad Lucilium (Lettres morales à Lucilius), constituent une correspondance dans laquelle Sénèque partageait avec Lucilius ses idées stoïciennes sur la vie, la vertu, le bonheur et la sagesse. Il lui offrait des conseils pratiques pour mener une vie conforme à la philosophie stoïcienne. Cette relation entre Sénèque et Lucilius était fondée sur un profond respect mutuel et une volonté de partager les enseignements philosophiques, pour aider Lucilius à progresser dans sa quête de sagesse et de vertu. Les lettres de Sénèque à Lucilius sont non seulement un témoignage de l’enseignement philosophique stoïcien, mais elles reflètent également la relation étroite et la camaraderie intellectuelle entre ces deux figures historiques.
Près de 2000 ans plus tard, ces réflexions demeurent encore aujourd’hui d’actualité. Elles sont constamment citées dans l’histoire de la morale stoïcienne. Cette relation d’enseignement, qui existe entre ces deux personnages morts il y a plus de deux millénaires, ne manque pas de me rappeler ce rôle de formation des jeunes esprits que l’on retrouve dans les cours de philosophie du cégep. Souvent décriés ou détestés par certains étudiants, cette formation s’adressant à la pensée est primordiale dans un monde où la morale semble perdre ses contours et s’enfoncer dans le flou amoral des réseaux sociaux. Les jeunes qui, comme moi il y a de cela 20 ans, se trouvent exposés à diverses philosophies, des classiques aux contemporaines, découvrent différentes perspectives sur des questions fondamentales et s’outillent à devenir les acteurs du changement. C’est à travers les diverses altérités du monde que se forment la pensée critique, l’éthique et la réflexion morale, la compréhension de soi et du monde, et que peuvent s’élever des voix logiques et cohérentes dans un monde qui s’enfonce de plus en plus dans la démagogie et l’immoralité. Je remercie aujourd’hui mes profs de philo, Louis et Florian, qui ont permis au jeune d’une ville industrielle de pouvoir s’ouvrir sur un monde beaucoup plus vaste que je ne le croyais. Nous devons reconnaître le travail de ces Sénèque modernes qui, chaque jour, s’adressent aux jeunes Lucilius dans l’espoir d’éveiller des consciences.
Bonne lecture,
Jean-Rémi Dionne